mardi 21 février 2012 par Claude Worms
Manuel Vallejo : "Obra completa" - 13 CDs + un livret par Juan Vergillos (92 pages - espagnol) - Calé Records CAL 13205 (2012)
"Lo más dificil del mundo
Se estudia y se aprende bien,
Pero cantar mi Fandango
Eso no lo puede hacer
Ni aquel que nazca cantando"
Manuel Vallejo - Fandango personnel "por Soleá" (Gramófono AE 2945, 18 novembre 1929 - guitare : Ramón Montoya)
L’ objet inspire le respect... Un gros cube contenant 13 CDs, soit 213 cantes enregistrés par Manuel Vallejo (1891, Séville - 1960, Séville) entre 1923 et 1950, accompagnés d’ un copieux livret, fort bien documenté, de Juan Vergillos. Le chroniqueur insatiable regrettera tout de même l’ absence des textes des cantes, qui auraient pu faire l’objet d’ un CD Rom (avec quelques analyses supplémentaires, concernant par exemple les guitaristes), comme c’ était le cas pour la seule entreprise d’ une telle envergure consacrée à ce jour à une artiste flamenco, Pastora Pavón "Niña de los Peines". Mais ne faisons pas la fine bouche : l’ oeuvre de Manuel Vallejo méritait bien un tel monument, que nous devons aux efforts conjugués du Centro Andaluz de Flamenco et du label Calé Records, de Fonotrón pour les (bonnes) restaurations des 78 tours originaux, de Juan Castañeda Peña (directeur du projet), et à la générosité des collectionneurs et spécialistes Carlos Martín Ballester, Ildefonso Lucena Cruz, Antonio Reina, Manuel Cerrejón, Antonio Hita Maldonado et Alberto García Burgos.
Car il s’ agit ici de l’ un des cantaores majeurs du XX siècle, dont le legs discographique, par son abondance, sa qualité et son importance esthétique, ne peux se comparer qu’ à ceux de Pastora Pavón et d’ Enrique Morente (car il faut malheureusement parler aussi de legs pour ce dernier), Antonio Chacón ayant enregistré trop peu et trop tard, malheureusement pour nous. Après deux séances encore un peu hésitantes en 1923 (10 cantes) et 1925 (16 cantes), Manuel Vallejo n’ a plus cessé d’ enregistrer des chefs d’ oeuvre de 1926 à 1935 : 25 cantes en 1926, 16 cantes en 1927, 12 cantes en 1928, 30 cantes en 1929, 14 cantes en 1930, 21 cantes en 1931, 14 cantes en 1932, 20 cantes en 1933, 21 cantes en 1934 et 6 cantes en 1935 (on trouvera avec le premier CD la liste intégrale des cantes, avec dates, numéros de matrice... - merci, une fois n’ est pas coutume !). Un rythme d’ autant plus hallucinant que rien dans la production de ces dix années n’ est anodin. Les quinze années de silence qui précèdent la dernière séance de 1950 s’ expliquent sans doute par la baisse de la production discographique pendant la Guerre Civile, puis par l’ engagement républicain de Manuel Vallejo, qui fut le premier à enregistrer deux "Fandangos republicanos", (mise à l’ écart ou prudente réserve - sans doute les deux) ; en tout cas pas par une altération de ses facultés vocales, toujours aussi impressionnantes en 1950.
Plus inexplicable est le purgatoire dont son oeuvre a souffert après son décès. Il faut sans doute y voir l’ un des dommages collatéraux du zèle purificateur des seconds couteaux du "mairénisme" intégriste : Manuel Vallejo n’ était pas gitan, affichait un goût coupable pour le Fandango sous toutes ses formes, possédait une voix haut perchée (peu compatible avec la "profondeur" de la Siguiriya, selon Ángel Álvarez Caballero - ce qui ne l’ empêcha pas d’ en enregistrer 23, toutes remarquables...). Surtout, il fut l’ une des stars incontestées des spectacles d’ "Ópera flamenca", décrétés dangereusement décadents : péché capital qu’ on reprocha aussi à Pepe Marchena ou à Juan Valderrama, mais pas à Pastora Pavón ou Manolo Caracol ("graciés" sans doute parce que gitans...). Les artistes ignorent d’ ailleurs fort heureusement, pour la plupart, ce genre d’ anathèmes : c’ est ainsi qu’ on entend Pastora Pavón ne pas ménager ses encouragements admiratifs à Manuel Vallejo, au cours de plusieurs séances effectivement mémorables.
Jusque dans les années 1990, rares furent les artistes qui manifestèrent un quelconque intérêt pour l’ oeuvre de Manuel Vallejo : citons Naranjito de Triana (sans doute le plus en mesure d’ évoquer fidèlement son style), Luis de Córdoba et Calixto Sánchez. D’ autres, heureusement peu nombreux, s’ en servirent comme prétexte à de vulgaires surenchères d’ exhibitionnisme vocal (un contresens, nous y reviendrons). Il aura fallu attendre le retour à la vogue des voix limpides, impulsée depuis Barcelone par Mayte Martín et Miguel Poveda, pour que Manuel Vallejo soit enfin considéré comme un maître incontestable par les jeunes artistes nés à la fin des années 1970 ou au cours des années 1980. Le livret s’ achève d’ ailleurs par six entretiens révélateurs avec Miguel de Tena, Arcángel, Gema Jiménez, La Tremendita, Niño de Elche et Rocío Márquez (je vous recommande les deux derniers, fort intéressants).
Quelques statistiques ne nous semblent pas superflues pour prendre la mesure de l’ étendue du répertoire de Manuel Vallejo. Sur les 213 cantes :
_ 65 Fandangos : il s’ agit bien du Fandango sous toutes ses formes - "abandolao" (avec une nette préférence pour le Fandango de Lucena - l’ un est d’ ailleurs sous-titré "Fandango extremeño", ce qui nous ramène à notre récente critique du Festival de Nîmes), de Huelva (le cantaor semble affectionner le style de Rebollo), Fandangos personnels de ses collègues (notamment les créations d’ El Gloria) ; et naturellement ses propres compositions, accompagnées quelquefois "por Huelva", le plus souvent "por Soleá" (c’ est l’ une des contributions fondamentales du cantaor au répertoire flamenco).
_ 30 Bulerías : l’ autre titre de gloire de Manuel Vallejo. Il n’ est pas excessif de prétendre que le cantaor aura été, avec Pastora Pavón, le grand créateur des Bulerías modernes, dans toutes leurs modalités : modèles "classiques" de Cádiz et Jerez, adaptations d’ autres cantes au rythme de la Bulería (Alboreás, Cantiñas, Siguiriyas - le fameux cambio de Curro Dulce), adaptations d’ airs folkloriques (Pregones, Campanilleros, Villancicos), adaptations de "cuplés" (il fut l’ initiateur de cette pratique), et de chansons cubaines ("El Manisero") ou de Tangos argentins (il professait une grande admiration pour Carlos Gardel, dont il fut l’ ami).
Les témoignages abondent pour nous assurer qu’ il dansait la Bulería aussi bien qu’ il la chantait. C’ est sans doute pour cette raison qu’ il popularisa dans ses spectacles nos actuelles "fin de fiesta por Bulería" (avec Felipe de Triana, Gitanillo de Triana, Paco Laberinto, El Porra, Pablito de Cádiz...) et que ses enregistrements sont toujours accompagnés de palmas polyrythmiques, ce qui était rare à l’ époque. Dans sa discographie, les Bulerías sont d’ ailleurs presque toujours sous-titrés "Fiestas", le terme Bulería étant réservé à la Soleá por Bulería.
_ 25 Granaínas : le modèle est nettement Chacón, même si Manuel Vallejo a créé une modalité personnelle de la Media Granaína, signée par une coda virtuose. Mais on notera que la plupart de ses interprétations sont d’ une grande sobriété (ce qui ne signifie pas simplicité...) et très respectueuses de leur modèle, ce qui n’ est que trop rarement le cas de celles de ses imitateurs.
_ 23 Siguiriyas : la référence est évidemment sa recréation du cambio de Manuel Molina, qu’ il a enregistrée tout au long de sa carrière, dès 1923 et encore en 1950 (avec une letra en hommage à sa nièce, La Pili). Mais le répertoire de Manuel Vallejo en ce domaine était l’ un des plus vastes de son époque, et il nous lègue des versions extraordinaires et très personnelles des répertoires de Jerez (Joaquín La Cherna, Paco La Luz, Manuel Molina, son contemporain Manuel Torres, et surtout El Marruro), Cádiz et Los Puertos (Curro Dulce, Francisco La Perla) et Triana (Antonio Cagancho). On notera que ses enregistrements administrent la preuve magistrale que la finesse mélodique et la retenue peuvent être tout aussi expressives et émouvantes que la puissance dramatique que l’ on associe d’ ordinaire à la Siguiriya.
_ 19 Saetas : l’ un des maîtres du genre, avec Manuel Centeno, El Gloria, la Niña de los Peines, la Niña de la Alfalfa ou La Finito. Sa participation à la Semaine Sainte sévillane était une institution.
_ 15 cantes de Minas : pour la plupart, des Tarantas. Là encore, le modèle est Antonio Chacón, dont il restitue la sobriété virtuose comme peu de cantaores y sont parvenus. Nous lui devons aussi la transmission, et peut être la recréation, d’ une Taranta d’ El Frutos de Linares et d’ une Murciana. Il n’ a gravé qu’ une Cartagenera, à nouveau de Chacón
_ 14 Malagueñas : répertoires d’ El Mellizo (dans une version beaucoup moins mélismatique que d’ ordinaire, peut-être attribuable à Niño del Huerto), d’ Antonio Chacón, d’ El Canario (quelques unes des meilleures versions de ce cante très difficile) et du Maestro Ojana.
_ 7 Soleares por Bulería : toutes de Jerez, basées sur les styles de La Moreno et El Gloria
_ 5 Soleares : Cádiz (El Mellizo) et Alcalá (Joaquín el de La Paula - notons qu’ une Soleá attribuée à ce cantaor est sous-titrée "Jaleo extrmeño". Erreur, ou origine lointaine ? A suivre...)
_ 5 Alegrías : interprétations très dynamiques et sur tempo rapide, pour la danse (palmas...), comparables à celles d’ El Gloria, même si l’ inspiration mélodique vient incontestablement de Pastora Pavón. Parmi les cinq, une Cantiña : l’ une des rares versions des Mirabrás enregistrées à l’ époque.
_ 3 Tangos : une version des Tangos d’ El Titi (sous-titrés "Tangos de las caravanas"), des Tangos "classiques" de Cádiz, et une adaptation de la chanson "La Catalina", reprise d’ abord par Naranjito de Triana, et très en vogue actuellement.
_ 1 Milonga : l’ une des rares versions reflétant fidèlement la création de Pepa de Oro.
_ 1 Vidalita : très proche par sa simplicité mélodique de son origine argentine, sans l’ ornementation foisonnante des interprétations contemporaines de Pepe Marchena.
L’ écoute transversale de l’ anthologie est une expérience fascinante et fort instructive : en suivant l’ évolution d’ un même cante (les trois Fandangos personnels de Vallejo, le cambio "por Siguiriya" de Manuel Molina, la media Granaína de Chacón...), on pourra d’ abord se convaincre une fois de plus que l’ art, fût-il flamenco, n’ a que peu à voir avec l’ irruption miraculeuse d’ une quelconque grâce divine, et requiert en revanche un travail acharné. L’ état physique et / ou psychique de l’ interprète donnera évidemment une urgence ou une qualité particulière à telle ou telle interprétation, mais l’ inspiration ( ou le "duende") reste inopérante si elle ne se fonde pas sur la cohérence du discours musical, donc sur une composition hautement élaborée - il en est du flamenco comme de tout autre genre musical... Rappelons ici que la composition est un long processus rigoureux (et quasi obsessionnel) de peaufinage d’ une idée musicale, qui passe par de multiples ébauches, erreurs, repentirs... Que les différentes phases du processus soient écrites sur une feuille de papier ou mémorisées mentalement ne change rien à la nature de ce travail : un cantaor flamenco, en l’ occurrence Manuel Vallejo, est donc un compositeur, au même titre que ses collègues estampillés "classiques".
Tenter de décrire l’ esthétique du cante de Manuel Vallejo relève de l’ oxymore : une sorte de douceur véhémente, ou de suave intensité. Sa mise en oeuvre vocale est, une fois de plus, très comparable à celle du bel canto baroque, d’ abord dans son fondement, la maîtrise de la respiration et du phrasé - Vallejo est un maître du "jipio". Sur cette base, la parfaite lisibilité et la beauté de ses lignes mélodiques résultent d’ un savant dosage de notes pivots longuement tenues (avec fréquemment des messa di voce - "soufflets" - impeccables), et de "passages" (transitions mélodiques en diminutions) des unes aux autres. L’ ornementation mélismatique est toujours sobre, avec des contrastes rapides entre notes conjointes et sauts d’ intervalle (procédé très personnel et assez rare dans le cante flamenco), et se contente de souligner les notes fondamentales des périodes mélodiques ("tercios"). Elle porte donc plutôt sur le corps des tercios que sur leur note conclusive, sauf si le modèle traditionnel de référence implique une coda mélismatique. Notons au passage que Manuel Vallejo a toujours résisté à la tentation d’ un maniérisme excessif que lui aurait permis son aisance vocale, sauf en de rares occasions dans ses enregistrements des années 1930 où il s’ agissait apparemment de concurrencer Pepe Marchena sur son propre terrain (avec peut-être un soupçon d’ ironie...), et jamais quand il se référait aux compositions de ses maîtres ou de ses collègues (Antonio Chacón, El Gloria, Pastora Pavón) ou à des formes impliquant un style d’ interprétation sobre (Siguiriya, Soleá, Soleá por Bulería...). Une retenue dont feraient bien de s’ inspirer ses imitateurs, pas toujours aussi respectueux..
Ces caractéristiques, présentes dès ses premiers enregistrements, sont devenues des constantes à partir des séances de 1925/1926. S’ y ajoutent ensuite la mise au point progressive du portamento entre les notes pivots, remplaçant ça et là les "passages" (cf : cambio "por Siguiriya" de Manuel Molina et Fandangos de 1935 - "Galerie sonore"), et surtout de césures infinitésimales dans le débit vocal, qui ne correspondent pas à des reprises de souffle mais à des relances rythmiques. Les cantaores nomment cette technique "cortar el cante", et Rocío Márquez souligne à juste titre dans son interview à quel point elle est difficile à maîtriser, techniquement et musicalement, même si elle est peu spectaculaire à la première audition (cf : le media Granaína et les Fandangos de 1929, entre autres - "Galerie sonore"). C’ est sans doute la raison pour laquelle Manuel Vallejo affectionne les tempos rapides : le contraste entre la brièveté temporelle des cycles métriques (accompagnement de guitare) et l’ ampleur des périodes vocales met remarquablement en valeur sa virtuosité rythmique hors pair, non seulement dans les formes "a compás" (Bulerías, Alegrías, Tangos, Soleá, Soleá por Bulería, Fandango por Soleá...), mais aussi dans les formes "libres" (Granaína, Taranta, Malagueña...), dans lesquelles le balancement "abandolao" originel reste presque toujours perceptible.
Ajoutons enfin que le parcours de ce quart de siècle de cante est aussi un florilège de presque tous les meilleurs guitaristes de l’ époque : 54 cantes avec Niño Perez (séances de 1925, 1931, 1933 et 1934) ; 44 cantes avec Miguel Borrull (séances de 1926, 1927 et 1929) ; 33 cantes avec Antonio Moreno (séances de 1930, 1932 et 1933) ; 32 cantes avec Ramón Montoya (séances de 1923, 1929 et 1932) ; 19 cantes avec Niño Ricardo (séances de 1928 et 1934) ; 6 cantes avec Manolo de Huelva (séance de 1935) ; et 6 cantes avec Paco Aguilera (séance de 1950). Sans compter, naturellement, les 19 Saetas...
NB : ce monument ne semblant guère intéresser les sites de vente en ligne spécialisés, vous devrez une fois de plus vous adresser à El Flamenco Vive pour l’ acquérir - cf : notre rubrique "Liens utiles" (rassurez-vous, je n’ en suis toujours pas actionnaire...)
Claude Worms
Galerie sonore
Fandangos "por Soleá" (Manuel Vallejo) - guitare : Ramón Montoya (1929)
Fandangos (Manuel Vallejo - le premier avec un accompagnement "por Huelva", le second "por Soleá") - guitare : Niño Ricardo (1934)
Siguiriyas (Siguiriya del Marrurro / cambio "por Siguiriya" de Manuel Molina) - guitare : Antonio Moreno (1932)
Media Granaína (Antonio Chacón) - guitare : Ramón Montoya (1929)
Taranta (Manuel Vallejo / Antonio Chacón) - guitare : Miguel Borrull (1926)
Bulerías ("Pregón del frutero" adapté par Manuel Vallejo / Bulería de Cádiz) - guitare : Manolo de Huelva (1935)
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