vendredi 3 juin 2011 par Claude Worms
"Anthologie du Cante Minero" : deux CDs produits par la Maison des Cultures du Monde - Inédit MCM - W 260140 (2011)
Livret trilingue (espagnol, français, anglais) : introduction historique par José Blas Vega / textes intégraux et traductions / galerie photo
Le répertoire des Cantes Mineros est décidément fort bien servi par le disque. Une première anthologie (ou plutôt, une entreprise de récupération, voire de reconstitution, d’ un corpus en voie de disparition) avait été réalisée en 1972 par Antonio Piñana Padre, sous le titre "Antología del Cante Minero y Levantino" (deux LPs Polydor, précédés d’ un LP Hispavox en 1970 - "El cante de las Minas").
Un quart de siècle plus tard, Diego Clavel s’ attelait à son tour à la tâche, avec des options esthétiques très différentes, mais tout aussi convaincantes ("Diego Clavel por Levante" - deux CDs Karonte - 2007. Lire la critique dans cette même rubrique). "Anthologie du Cante Minero" ne le cède en rien, ni en intérêt, ni en qualité, aux deux précédentes. Nous ne saurions trop remercier la Maison des Cultures du Monde de nous offrir ce précieux cadeau.
Si les spécialistes s’ accordent pour situer l’ origine géographique des Cantes Mineros dans un triangle Murcia / Almería / Jaen (en passant naturellement par Cartagena, La Unión, Linares...), les incertitudes restent nombreuses quant à leurs origines musicales et à leur généalogie - les chauvinismes locaux n’ aident d’ ailleurs pas à clarifier de multiples théories plus ou moins contradictoires. Il semble cependant à peu près établi que leur racine commune réside dans les multiples airs à danser populaires de la zone, et en particulier des Alpujarras : Siguidillas, Parrandas, Fandangos, et surtout Malagueñas, dont les Malagueñas Cartageneras et les Malagueñas de Madrugá, qui, selon les versions, auraient été chantées à l’ aube par les mineurs se rendant au travail, ou par les jeunes gens offrant une sérénade à leurs promises (on en trouvera un enregistrement de terrain dans la "Magna Antología del Folklore Músical de España" de Manuel García Matos. Pour les autres Malagueñas populaires de la région : "La tradición músical en España" - série de CDs produits par le label Tecnosaga, notamment le volume 44, consacré à Almería). Les mineurs qui se déplaçaient entre les provinces de Jaen, Grenade, Almería et Murcia, cherchant de l’ embauche au gré des aléas des éphémères micro exploitations minières, étaient le plus souvent des paysans issus des villages des Alpujarras, et ont donc logiquement exporté et échangé leurs répertoires folkloriques dans toute la zone. La transformation des ces airs à danser en cantes "savants" suit un processus identique à celui des Malagueñas et des Granaínas : ornementation de plus en plus complexe, qui finit par changer radicalement les modèles mélodiques d’ origine, et ralentissement consécutif du tempo, jusqu’ à arriver au chant récitatif que nous connaissons actuellement.
Curro et Carlos Piñana
Remarquons que ces compositions (comme d’ ailleurs les letras) sont presque toujours dues, non à des mineurs, mais à des musiciens professionnels qui se produisaient dans les cafés cantantes qui pullulaient pendant l’ âge d’ or d’ une effervescence minière qui partage bien des traits avec la ruée vers l’ or californienne. L’ un des plus célèbres, El Rojo El Alpargatero, était à la fois imprésario, propriétaire de cafés cantantes, et brillant interprète lyrique, spécialiste de la zarzuela... On sait qu’ il séjourna longuement à Málaga : il est possible qu’ il se soit inspiré du processus antérieur de création des Malagueñas flamencas à partir des Verdiales pour forger une partie du répertoire des Cantes Mineros. A l’ inverse, l’ un des meilleurs spécialistes (et créateurs) de ces cantes fut El Cojo de Málaga...
Dans l’ état actuel de nos connaissances, il semble que la Cartagenera fut le premier cante minero nettement individualisé, au cours des années 1880. Suivirent dans les années 1890 - 1900 la Minera et la Taranta. Le genre minero étant particulièrement en vogue dans les années 1900 - 1920 (avant d’ être supplanté par les Fandangos "personales"...), suivirent les Levanticas, Murcianas, Fandangos mineros... Encore faut-il se méfier des étiquettes : la Levantica d’ El Cojo de Málaga, ainsi dénommé par Antonio Piñana Padre et par Curro Piñana, est sous-titrée "Taranta" dans la version originale de l’ auteur... (cf. ci-dessous : Galerie sonore). La nomenclature des Cantes Mineros reste tout aussi confuse que sa généalogie...
Parmi les créateurs de ces cantes, la plupart ne nous ont laissé aucun témoignage discographique : El Pajarito, Pedro el Morato, Chilares, Enrique el de los Vidales, La Trini, La Peñaranda (cette dernière, élève d’ El Rojo el Alpargatero)... Leurs noms ne survivent que par quelques letras, ou, plus rarement, par quelques chroniques journalistiques. Dans ces conditions, seules quelques compositions sont réellement assignables à tel ou tel créateur : celles d’ Antonio Chacón, qu’ il a lui-même enregistrées (on sait qu’ il fit plusieurs séjours dans la région minière ; d’ autre part, il a sans doute entendu La Peñaranda et África Vásquez, autre spécialiste de ces cantes, au Café del Burrero de Séville) ; de Guerrita, qui a enregistré ses Tarantas personnelles ; et d’ El Rojo el Alpargatero (1847 - 1907).
Si ce dernier n’ a jamais enregistré, il est à l’ origine d’ une chaîne de transmission directe qui court sur quatre générations. Son fils, Antonio Grau Dauset (1885 - 1968 - lire, dans cette rubrique, la critique de l’ anthologie qui lui fut récemment consacrée par le label Probéticos, créé par Enrique Morente) enseigna les oeuvres de son père à Antonio Piñana Padre 1913 - 1989). Ce dernier fut à l’ origine de la résurrection de ce répertoire, et de la création du concours de La Unión. Son fils, Antonio Piñana Hijo (1940), est guitariste, mais il connaît naturellement parfaitement les cantes de son père, dont il fut l’ accompagnateur attitré (il fut aussi le guitariste officiel du concours de La Unión). Enfin, Curro (1974) et Carlos Piñana (1976) ont finalement recueilli l’ héritage de cette longue tradition cantaora.
Antonio Piñana Padre / Antonio Piñana Hijo
On ne s’ étonnera donc pas que les cantes attribués à El Rojo el Alpargatero occupent une place privilégiée dans le programme de cette Anthologie du Cante Minero : trois Mineras, une Levantica et une Cartagenera, auxquelles il convient d’ ajouter une Minera "piñanera" et une Minera d’ Antonio Grau Dauset. Mais, si elle ne contient pas de réelles découvertes (la plupart des cantes et des letras figuraient déjà dans les enregistrements d’ Antonio Piñana Padre), la gamme des cantes interprétés par Curro Piñana est très vaste, et permet de prendre toute la mesure de la diversité de ce répertoire : Tarantas (de Guerrita, "cante matriz", de Linares, de Cartagena) ; Cartageneras ("clásica", de La Trini, de Chacón) ; Taranto (ce dernier sur la letra "Ay, camina / qué llevas en el carro / que tan despacio caminas..." popularisée par Camarón - une version très différente et tout aussi mémorable ; une gageure !) ; Minera de la Madrugá (sous titrée Taranta dans l’ enregistrement original d’ El Cojo de Málaga - nomenclature toujours aussi aléatoire...) ; Levantica (El Cojo de Málaga) ; Murcianas (El Cojo de Málaga, Manuel Vallejo) ; Fandangos mineros ; cantes d’ El Pajarito et de Pedro el Morato... Sans oublier quelques cantes encore beaucoup moins fréquentés : Malagueña cartagenera ; Malagueña bolera del Campo de Cartagena ; Cante del trovo ; Sanantonera...
L’ énumération qui précède pourrait laisser craindre un travail musicologique sèchement érudit (ce qui ne serait déjà pas si mal...). Or, il n’ en est rien. Parfaitement respectueuses des modèles traditionnels, les interprétations de Curro Piñana n’ en sont pas moins remarquablement personnelles et actuelles, par le raffinement de leur stylisation. Au delà des différences de langage musical, le parallèle avec les techniques du bel canto baroque s’ impose ici : gestion du souffle, portamento et legato, messa di voce, précision et limpidité de l’ émission vocale sur toute l’ étendue du registre (les aigus ne sont jamais forcés, et quels graves !), usage parcimonieux de l’ ornementation, qui ne perturbe jamais la conduite mélodique... Les vingt huit cantes de l’ anthologie constituent autant d’ épures, dont la savante sobriété donne un relief saisissant aux lignes mélodiques (il vous suffira de comparer les trois versions de la Levantica d’ El Cojo de Málaga -cf : "Galerie sonore"). On retrouve d’ ailleurs ces qualités dans les deux compositions originales du cantaor:une Murciana, et une Taranta déjà enregistrée pour la "Suite flamenca" de Carlos Piñana ("Mundos flamencos" - CD produit par Horizonte de Sucesos, Cambayá / Karonte, 2003).
Ajoutons enfin que la parfaite diction de Curro Piñana rend pleinement justice aux letras, la plupart traditionnelles : si le thème de la mine est évidemment prépondérant, on découvrira aussi ça et là quelques savoureuses miniatures, dont ce texte de Cante del Trovo, qui n’ est pas sans rappeler le fameux "Je crois que ça ne va pas être possible" de Zebda :
"Fueron a Quitapellejos
Los de San Antonio Abad
A un baile de sociedad.
Por llevar el traje viejo
No los dejaron entrar"
Carlos Piñana / Curro Piñana
Carlos Piñana accompagne neufs cantes de son frère. Plus que de complémentarité, il faudrait ici parler de continuité chant / guitare, tant le jeu du guitariste apparaît comme une exacte réplique instrumentale du style vocal de Curro Piñana : fluidité des phrasés, imagination mélodique et harmonique, précision de la dynamique, exact dosage du silence... (cf : notre transcription).
Antonio Piñana Hijo nous rappelle pour huit autres cantes le toque de Levante traditionnel, qu’ il connaît mieux que personne. D’ autres guitaristes invités apportent à l’ anthologie une diversité de climats sonores bienvenue : des fulgurances de Juan Manuel Cañizares au lyrisme de Juan Ramón Caro, en passant par le dynamisme rythmique de Pedro Sierra ; Francisco Tornero et Tano Moreno sont plus traditionnellement idiomatiques, sans exclure quelques touches de "modernité". Enfin, quel plaisir d’ entendre Victor Monge "Serranito" accompagner deux cantes, ce qu’ il n’ avait pas fait depuis des lustres ! Sans doute un juste hommage à un compositeur qui n’ a cessé d’ explorer et d’ enrichir, d’ "Embrujo minero" (1966) à "Cazorla" (2002), les potentialités harmoniques du toque "por Taranta".
L’ "Anthologie du Cante Minero" est un album somptueux et indispensable, l’ une des meilleures productions discographiques flamencas de ces dernières années. Et, comme elle est française, vous devriez pour une fois ne pas avoir trop de difficultés à vous la procurer.
Claude Worms
Transcription
Carlos Piñana : introduction à la Levantica d’ El Cojo de Málaga ("Por la mañana la llamo")
Galerie sonore
El Cojo de Málaga : Levantica (1) - guitare : Miguel Borrull (1921)
Antonio Piñana Padre : Levantica (2) - guitare : Antonio Piñana Hijo (1970)
Curro Piñana : Levantica (3) - guitare : Carlos Piñana (2011)
Curro Piñana : Murciana personal - guitare : Carlos Piñana
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