Paco El Lobo : "Mi camino flamenco" / Mathias Berchadsky "El Mati" : "Cantos del posible"

dimanche 29 août 2010 par Claude Worms

Paco El Lobo : "Mi camino flamenco" - un CD Buda Musique 3018063 (2010)

Mathias Berchadsky "El Mati" : "Cantos del posible" (2010)

CD en vente sur le site de l’ artiste

Téléchargement disponible très prochainement (Fnac, Virgin ; Itunes Store...)

Avec ces deux récents enregistrements, la rentrée discographique commence sous les meilleurs auspices pour notre flamenco hexagonal.

Un bref descriptif des formes, des références à quelques grands maîtres, un glossaire, et surtout l’ intégralité des textes (traductions en anglais et en français. Merci !) : le livret de "Mi camino flamenco" est révélateur du projet de l’ artiste. Pas de biographie, ni d’ extraits d’ articles de presse : c’ est que Paco El Lobo entend servir le cante, et non se servir de lui pour se livrer à quelques démonstrations monochromes de puissance vocale, telles qu’ on nous les inflige trop fréquemment ces derniers temps.

Nous ne vous présenterons donc pas le cantaor : trente ans de carrière depuis la création du groupe Horizonte, avec les guitaristes Navarro Puente et Hierbita, l’ auront d’ ailleurs sans doute rendu familier à la plupart de nos lecteurs. "Mi camino flamenco":la quête du cante est en effet un long chemin sans fin, mais avec cet album, Paco s’ est approché du but d’ aussi près qu’ il est possible d’ y prétendre. Affaire de travail et de fréquentation des bons maîtres : ici, le cante gaditan pour les Bulerías et les Tanguillos (ces derniers dédiés à Chano Lobato, mais la grâce précise de leur articulation rythmique ferait plutôt penser à Manolo Vargas - il s’ agit d’ ailleurs de Tangos - Tientos rendus à leur rythme d’ origine, celui du Tanguillo) ; Paco Toronjo pour les Fandangos de Alosno ; Bernardo el de los Lobitos pour la Mariana ; Pepe de la Matrona pour la suite Liviana / Serrana / cambio de María Borrico ; et surtout Rafael Romero pour la Farruca, les Siguirias d’ El Planeta et de Tomás el Nitri, et les Mirabrás. Pour être exhaustifs, ajoutons ici ou là quelques inflexions à la manière d’ Enrique Morente (dans la Farruca notamment), et aussi des arrangements ou créations personnels de belle facture (Saeta, Jaleo, Tangos et Rumba).

Mais l’ essentiel est ailleurs : dans la limpidité du chant, qui confine souvent à l’ épure, et qui ne doit rien à personne, sinon à l’ humilité du cantaor dont la voix n’ est plus que le support sonore de l’ essence musicale de chaque forme. C’ est qu’ il existe deux sortes de d’ expressivité musicale, dans le flamenco comme ailleurs. La plus spectaculaire consiste en l’ affirmation du moi par le moyen du discours musical (Niña de los Peines, Manolo Caracol, Pepe Marchena, La Paquera, Camarón, Enrique Morente..., pour ne citer que quelques exemples de styles très différents). L’ autre, plus secrète, naît de la confrontation entre la fragilité assumée de l’ interprète et l’ écrasante présence de l’ histoire esthétique du cante (Tomás Pavón, Juan Mojama, El Chaqueta, Bernardo el de los Lobitos...). Il nous semble que Paco el Lobo s’ inscrit plutôt dans cette dernière lignée. Il s’ agirait alors d’ atteindre à une sorte d’ au delà des différents styles d’ expressivité vocale, à une transparence commune qui leur serait sous-jacente. Des années de travail pour passer le flux sonore par l’ alambic, et en filtrer et peser minutieusement chaque cristal de limpidité. Le résultat est une immédiate évidence, dont on sait ce que l’ apparente simplicité doit au patient effort, et au renoncement à quelques artifices plus immédiatement séduisants. C’ est aussi sans doute ce qui explique la fin abrupte de la plupart des plages : l’ essentiel étant dit, inutile de s’ attarder.

Un tel objectif implique naturellement une grande attention à la signification des letras, à leur forme et à leur articulation au rythme et aux courbes mélodiques (Paco en fait une belle démonstration dans les Mirabrás, toujours très difficiles à cadrer à compás). Nous avons donc droit à un véritable florilège de textes traditionnels. Mais l’ artiste s’ implique plus directement (options éthiques, politiques, sociales...) dans ses propres créations : une adaptation d’ un poème du chef indien Red Cloud pour les Tangos, et un montage - adaptation de textes traditionnels sur la prison pour la Rumba. Le "vent mauvais" (pour détourner perfidement une célèbre expression du principal inspirateur de notre Président) qui souffle actuellement sur la France inciterait d’ ailleurs à en méditer quelques uns, par exemple :

"En la puerta del presidio

Hay escrito con carbón

Aquí el bueno se hace malo

Y el malo se hace peor"

Paco el Lobo assume dans cet album tous les rôles : jaleo, palmas, cajón, chant et guitare. Cette dernière est souvent rendue à sa fonction première, de strict accompagnement rythmique et harmonique, en exacte adéquation avec l’ esthétique du chant que nous venons de décrire. Les falsetas sont rares, et toujours fugaces et linéaires (Fandangos, Siguiriya, Jaleo, Tangos et Rumba ; deux introductions, pour la Farruca et la Bulería - cette dernière, d’ une grâce enjouée, prélude parfaitement au caractère des cantes qui vont suivre). Mais la précision et la légèreté du rasgueado est un art en soi, illustré jadis par Perico el del Lunar (il est d’ ailleurs cité textuellement dans l’ introduction de la Mariana), démultiplié ici par quelques arrangements à deux guitares (Fandangos, Siguiriya, Jaleo). Le cantaor souligne aussi lui-même ses lignes vocales par quelques discrètes intrusions d’ une deuxième voix (Fandangos, Jaleo, coda por Tango de la Mariana, Rumba), voire par un travail plus complexe à trois voix sur la conclusion des Tangos.

Nous devons à Jérôme Musiani une prise de son et un mixage exemplairement respectueux du propos de Paco el Lobo (ainsi que quelques précieux soutiens : cajón pour les Tanguillos, basse pour la Rumba, et surtout bourdon vocal pour la Saeta).

Un disque rare, qu’ il faut savoir mériter. Mais apprivoiser le cante, pour ses auditeurs comme pour ses interprètes, ne va pas sans une longue patience.

Rappels discographiques

Grito : CD Buda Musique (1999)

Afición : CD Buda Musique (2001)

Paco El Lobo


Mathias Berchadsky "El Mati" est venu tardivement au flamenco, après une formation musicale essentiellement orientée vers le jazz : plusieurs années d’ étude au sein du CMCN (où il eut comme professeur, entre autres, rien moins que Larry Corryel, John Scofield, ou Mike Stern), pour la guitare, l’ arrangement, et la composition (avec Bill Dobbins). Après quelques détours par le tango argentin, le jazz manouche, la musette et la musique classique, il découvre le flamenco en 1998. Il travaille dès lors avec des guitaristes de Séville (Eduardo Rebollar et Niño de Pura) et de Grenade (Paco et Miguel Ángel Cortés et Miguel Ochando). Après l’ obtention du diplôme de la Fondation Christina Heeren, il commence sa carrière professionnelle et accompagne notamment La Farruca, Pastora Galván, La Tremendita, Alejandro Granados, El Pipa, Inma la Carbonera et Laura Vital. Parallèlement, il participe à diverses expériences de world-music et compose des musiques de film, et de scène pour des compagnies de danse flamenca (France, Canada et espagne).

On ne s’ étonnera donc pas que "Cantos del posible", son premier enregistrement, soit d’ abord remarquable par la cohérence de ses compositions.

La Rondeña "Memorias" (cf : Galerie sonore), seul "toque libre" du programme, et à notre avis l’ une des meilleures compositions sur cette forme de ces dernières années, en est un excellent exemple. On sait que ce type de pièce repose traditionnellement sur une juxtaposition de falsetas sollicitant diverses techniques de main droite (arpèges, puis trémolo... sont systématiquement de rigueur), au risque d’ une certaine incohérence de l’ ensemble. La plupart des guitaristes contemporains tournent la difficulté en passant plus ou moins rapidement à une section a compás (por Bulería, Jaleo, Tango, Rumba...), ce qui dénature inévitablement l’ éthos de la forme. La composition d’ El Mati repose au contraire sur une logique rigoureuse, basée sur une opposition récurrente de registres. Après l’ exposition du premier thème dans les graves, on assiste une série d’ alternances graves / aiguës, de plus en plus resserrées (variations sur ce thème) qui débouchent sur un large arc mélodique fusionnant les registres, et engendrant logiquement la section en trémolo (elle maintient le dialogue graves / aiguës : mélodie sur le trémolo, le pouce excédant souvent son rôle de simple soutien harmonique pour esquisser une deuxième voix). Après un climax ponctué de rasgueados, le plan de cette première partie est repris, avec un deuxième thème alterné graves / aiguës, qui cette fois conduit à un ample développement en arpèges. Une coda apaisée nous ramène enfin au climat de l’ introduction.

Ainsi se trouvent conciliés les marqueurs traditionnels de la forme avec le souci de l’ unité de la composition. C’ est là la caractéristique essentielle de toutes les pièces de l’ album. Il serait naturellement fastidieux de les analyser une à une, et nous nous contenterons donc de souligner quelques constantes, dont la principale nous semble être la fonction structurante de l’ harmonie.

Plusieurs compositions procèdent par réitérations de volutes mélodiques fortement apparentées au thème présenté dès l’ introduction, notamment par leurs phrasés rythmiques (contrairement aux usages actuels, ils sont solidement ancrés sur les temps forts du compás, sans cascades de syncopes et contretemps intempestifs, ce qui renforcent leur unité). L’ harmonie agit alors comme facteur de tension musicale, par maillage de plus en plus serré, et / ou en suggérant des modulations ou des ambiguïtés modales sur lesquelles nous reviendrons. Le cante s’ insère dans ce contexte comme une nouvelle série de "volutes" - l’ accompagnement de guitare poursuivant peu ou prou le canevas harmonique des falsetas précédentes (que la mélodie soit d’ ailleurs traditionnelle - Soleá por Bulería, Encarna Anillo, ou originale - Tangos, Niño de Elche). Il marque plus ou moins le début de la deuxième partie de la pièce, et d’ un second kaléidoscope harmonique qui joue sur des réminiscences du premier. Il est dès lors logique que le flux musical disparaisse progressivement (fin shuntée : Soleá por Bulería et Tangos).

Le compositeur recourt aussi fréquemment à des introductions allusives, qui approchent progressivement le compás et surtout l’ harmonie du palo, un peu à la manière du "temple" d’ un cantaor (Bulerías, Guajiras). Quand ce type d’ introduction est cumulé avec le procédé précédent, il en résulte une tension croissante sans rupture, qui culmine plus classiquement en un cante conclusif (là encore, un traditionnel - Siguiriya, Pedro el Granaíno, et un original - Fandango de Huelva, Rocío Márquez.

A une échelle plus réduite, l’ harmonie agit comme une sorte de catalyseur mélodique. Elle n’ est pas utilisée pour mettre en valeur des idées mélodiques préexistantes, mais au contraire comme des blocs générateurs (fréquemment en arpèges ou en accords plaqués) d’ où semblent sourdre de courts motifs susceptibles d’ être dirigés à tout moment vers de nouvelles et fugitives destinations modales ou tonales. La Soleá en est un exemple éloquent : dès l’ introduction, la ligne mélodique dans les graves oscille entre le mode flamenco de Mi et la tonalité homonyme de Mi Majeur. Les accords qui la ponctuent renforcent l’ ambiguïté (avec là encore un dialogue de registres), qui ne sera véritablement levée qu’ après plus d’ une minute de "suspens", par un long trait au pouce caractéristique du jeu "por arriba". Ce type de re-formulations harmoniques permanentes, que l’ on retrouve dans toutes les pièces, permet le développement de falsetas d’ une longueur inhabituelle, et introduit dans l’ espace court du flamenco (qui reste un art de la concision) quelque chose de la musique répétitive. Nous nous contenterons d’ un exemple, tiré de la transcription qui suit. Le début du cinquième compás laisse présager une classique cadence VI - I (Dm7 - E - substitution du deuxième degré, F, par son relatif mineur, Dm7). Mais la note mélodique Sol#, qui ponctue en effet le premier medio compás (temps 4), n’ est pas ici la tierce de l’ accord du premier degré (E), mais la quinte augmentée de l’ accord du sixième degré, C7M(#5).
Le deuxième medio compás nous réserve le même genre de fausse piste. L’ accord de F#7 devrait nous conduire à une modulation vers la tonalité de Mi Majeur, par son accord de dominante (cadence V - I : F#7 - B(7)) ; qui devrait être ensuite déviée vers le mode flamenco (depuis les premiers enregistrements de Paco de Lucía et Manolo Sanlúcar, voire de Sabicas) par une descente chromatique Fa# - Fa bécarre - Mi (sur les accords de B(7), F, et E). Il n’ en est rien ici : pas d’ accord de B7, mais un accord de passage de A7/Bb qui amène une brève modulation vers la tonalité de Ré mineur au temps 10. Suit, au début du compás suivant, un travestissement de la cadence IVb - III chère à Moraíto (Ab - G) par une cadence Fm7 - G9 (Fm est le relatif mineur de Ab)...

Soleá / page 1
Soleá / page 2
Soleá / page 3
Soleá (extrait)

Qu’ on ne se méprenne pas cependant. Si ces quelques remarques tentent de décrire le style d’ El Mati, elles ne visent aucunement à le réduire à un froid exercice cérébral. La rigueur n’ exclut pas la sensibilité (en matière de composition et d’ interprétation, on serait même tenté d’ écrire qu’ elle en est l’ indispensable préalable), et c’ est précisément cette rigueur qui sous-tend notre plaisir immédiat à l’ écoute de cet enregistrement. Donc, rassurez-vous : nul besoin d’ être guitariste, ni de connaître les arcanes du langage musical, pour apprécier ces oeuvres. D’ autant plus que les choix de tempo, en général modérés, laisse à l’ auditeur le temps d’ extraire la saveur de chaque détail (plusieurs écoutes attentives s’ imposent tout de même... tant mieux !). Et les percussionnistes (Antonio Montiel et Edouard Coquard) nous guident expertement pour les Fandangos, la Bulería et les Tangos.

Il est plutôt rare qu’ un premier disque affirme une personnalité aussi forte. On peut naturellement y adhérer ou non, mais on ne saurait en tout cas nier l’ intérêt et la cohérence du projet. Pour notre part, nous le placerons au rang des meilleurs enregistrements de ces dernières années, aux côtés de "Marino" (Jean-Baptiste Marino) et de "El sentido del aire" (Juan Carmona). La guitare flamenca "made in France" se porte bien, et peut se prévaloir d’ une palette stylistique de plus en plus diversifiée.

El Mati

Claude Worms

Galerie sonore

Paco El Lobo : "Amor perdío" (Fandangos de Alosno)

Mathias Berchadsky "El Mati" : "Memorias" (Rondeña)


"Amor perdío"
"Memorias"
Soleá (extrait)




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