lundi 12 juillet 2010 par Claude Worms
On ne pouvait rêver meilleur début pour le jeune label Carta Blanca, créé par Miguel Poveda, et distribué par Karonte, dont le catalogue flamenco est décidément de grande qualité : en donnant "carte blanche" à des artistes de cette trempe, Miguel Poveda fait preuve à la fois d’ une généreuse solidarité et d’ un goût très sûr.
Miguel Ángel Soto Peña "El Londro" (Jerez - 1976) ne peut se réclamer d’ aucune illustre lignée flamenca, et sa famille ne compte aucun précédent artistique notable. Il vient pourtant de réaliser, avec ce "Luna de enero", l’ un des enregistrements de cante les plus intéressants de ces dernières années. Nous avions déjà souligné la qualité de sa participation, pour les Alegrías "Me sabe a mar", à l’ excellent "Aroma" de José Luis Montón (Auvidis Ethnic - 1997). Il a depuis collaboré à quelques uns des enregistrements de guitare flamenca les plus novateurs de ces dernières années, notamment "Sendero de lo Imposible" (Santiago Lara), "Rey" (Antonio Rey) et "Diapasón" (Chicuelo), et a assuré les choeurs pour Encarna Anillo ou Miguel Poveda. Il commence son apprentissage avec Manuel Naranjo, guitariste de la peña "Los Faraones", et l’ approfondit au sein de la Peña Los Cernicalos et à l’ Académie de Juan Parra. A douze ans, il partage déjà l’ affiche du Festival de Puerto Serrano avec La Paquera de Jerez et Aurora Vargas. A la suite des spectacles de la Compagnie "Chavalillos de España" dirigée par Lauren Postigo (avec notamment des représentations au Teatro Imperial de Séville en 1992), dans laquelle il est le chanteur soliste, il est engagé par Gerardo Nuñez en 1994, pour "El Amor Brujo". Sa collaboration avec le guitariste durera cinq ans, et il sera chargé des cours de chant du stage organisé par Gerardo à Sanlúcar de Barrameda, aux côtés de la bailaora Carmen Cortés.
On sait a quel point les spectacles de baile contemporains constituent, pour les guitaristes comme pour les chanteurs, des écoles de rigueur et d’ originalité, tant les musiques de scène sont devenues des laboratoires de composition et d’ innovation. Comme la plupart des cantaores de sa génération, El Londro a peaufiné son art comme "cantaor pa’trás" (on ne verra naturellement dans cette qualification aucune note péjorative, bien au contraire...). Citons, parmi d’ autres, le "Yerma" de Nuria Espert (avec Carmen Cortés), "El Cachorro" de Salvador Tavora (avec le Nuevo Ballet Español), et diverses chorégraphies de Javier Barón, Joaquín Grilo, Domingo Ortega, Israel Galván, Andrés Marín, Antonio Canales, Pastora Galván, Isabel Bayón, Hiniesta Cortés, Belén Maya, Sara Baras et Mercedes Ruiz. On notera enfin qu’ El Londro est très lié à la "connexion Tomasito" (voir, par exemple, "Castaña", dès 1999), et notamment au guitariste Juan Diego et au bassiste Manolo Nieto.
à gauche : El Londro - photo Manu García
à droite : présentation du disque "Luna de enero" - El Londro et Miguel Poveda
C’ est sans doute l’ une des raisons de la cohérence du projet discographique d’ El Londro. Il est accompagné par un groupe stable et homogène, qui compte quelques grands professionnels du flamenco instrumental contemporain, dont Manolo Nieto (basse), Lolo "Pajaro" (tablas) et Paquito Gonzalez aux percussions (nous avions déjà souligné récemment son talent à propos d’ "Ultra High Flamenco"), familier par ailleurs du style de Santiago Lara. Ce dernier signe des parties de guitare et des arrangements somptueux, et très attentives à la moindre intention du cantaor.
El Londro compense amplement les limites de sa voix (ambitus et, dans une moindre mesure, puissance et longueur de souffle) par son intelligence musicale. Son style s’ apparente ainsi plus à celui de Juan Mojama (belle référence...) qu’ à l’ expressionnisme débridé associé communément au cante de Jerez. Ce n’ est donc sans doute pas par hasard qu’ il a choisi des formes peu fréquentées par ses compatriotes, et, paradoxalement, assignées aux "grandes voix" : Marianas, Serrana, Petenera et Caracoles. Si, comme on le soupçonne, l’ objectif était de démontrer qu’ il est possible de chanter ces palos autrement, le défit est brillamment relevé.
Les lignes vocales minutieusement ciselées paraphrasent les modèles traditionnels avec une précision d’ intonation qui rappelle, avec d’ autres moyens, certains traits d’ Enrique Morente. Mais El Londro ne doit à personne la finesse de ses transitions mélodiques, à base de portamentos infinitésimaux. Les Marianas, les Caracoles, et les Bulerías mêlent avec une grande cohérence les références aux cantes traditionnels et les compositions originales (El Londro, Santiago Lara et David Lagos). On remarquera d’ ailleurs, à propos des Bulerías, la vocalité très intériorisée du cantaor, volontairement distanciée de la véhémence qui sévit régulièrement dans les interprétations contemporaines : il suggère plus qu’ il n’ assène, ce qui n’ altère en rien l’ expressivité et sa charge émotionnelle (mais il faudrait ici citer la plupart des cantes). Les choeurs discrets (José Valenciaet Javier Peña) se situent dans la même veine intimiste, comme dans les Marianas.
Surtout, le traitement rythmique de ces cantes assurent le succès de l’ entreprise : Marianas por Tangos, et des Caracoles dans lesquelles le placement millimétré des infimes césures, qui suffisent à assurer les reprises de souffle, ne perturbent jamais la continuité de la ligne mélodique, et insufflent au compás un remarquable dynamisme, solidement assis sur le drive de la basse, et prolongé par la pertinence des "réponses" de la guitare (là encore, ces remarques valent aussi pour la plupart des cantes). Le schéma traditionnel de la Petenera est inversé : El Londro commence par la Petenera "larga" (qui doit plus ici à Niño de la Isla qu’ à Pastora Pavón), et utilise la coda à compás pour enchaîner sur la Petenera "corta", à compás de Soleá por Bulería. La substitution rythmique est justifiée par la parenté des deux formes (l’ alternance 6/4 || 3/2 - ou 6/8 || 3/4 - de la Petenera étant similaire à l’ alternance ternaire || binaire des deux medios compases de la Soleá), mais elle génère de très intéressants changements d’ accentuations, placés ici sur le dernier temps de chaque groupe, et non sur le premier, comme dans la Petenera traditionnelle. Le sommet du disque est à notre avis la Serrana, construite sur le modèle canonique de Pepe el de la Matrona : Liviana, Serrana et Cambio de María Borrico. L’ interprétation adopte le tempo très rapide souvent associé actuellement aux Siguiriyas, et la construction génère une tension croissante, jusqu’ au climax du cambio : strict duo chant - taconeo pour la Liviana (Mercedes Ruiz, impressionnante...) / courte transition de la guitare pour lancer la Serrana et l’ entrée des percussions et des palmas + réponses fulgurantes de la guitare aux tercios de la Serrana, qui constituent autant d’ ébauches de la falseta qui suit / falseta à base d’ arpèges rythmiques et cambio en forme de duo chant - guitare.
Les textes font souvent échos au jeu des paraphrases musicales, en détournant des bribes de letras traditionnelles, à l’ exemple du travail de Tomasito ou de Diego Carrasco. Un exemple suffira ici, la deuxième partie des Caracoles, avec un bref détour par une Malagueña de Chacón (otro jerezano, et auteur de la version définitive des Caracoles)... :
"Llora la gran calle de Alcalá
Por donde suben y bajan los andaluces
El nombre de Manuela Reyes
Y la fuente de las Cibeles ya no reluce
Por quién doblan las campanas
Por mis muertas esperanzas
Del convento de San Miguel
Caracoles, caracoles
Orgullo fue para Jerez
Le pusiste nombre al cante
Y hay que decirte ole, ole, ole."
En marge de ces recherches stimulantes, El Londro sait aussi interpréter le cante le plus orthodoxe, et le démontre par une sobre version, d’ une grande justesse de ton, de Soleares. C’ est Paco Cepero qui assure ici l’ accompagnement, impeccablement comme on pouvait s’ y attendre, sans doute pour souligner l’ intention "classique" du cantaor. On notera un rare cante de Rosalía de Triana ("Yo me voy a ir a las minas de Egipto..."), qui subsiste actuellement dans le répertoire des cantaores de Lebrija - Utrera (Rafael de Paula, Inés Bacán, Pepa de Benito...). On pourra en entendre la version originale dans les trop rares enregistrements de Rosalía de Triana inclus dans l’ "Antología del cante flamenco y cante gitano" dirigée par Antonio Mairena, avec une Bulería al golpe, des Tangos de Triana et un Martinete (trois LPs Decca, 1959 et 1968 - réédition en deux CDs : RCA / BMG, série Tablao, 2001).
Pour les trois dernières plages, le piano de Jesús Lavilla se joint à la formation instrumentale de base. Dans les deux Fandangos (duos chant - piano) sur des poèmes de Miguel Hernández, le pianiste fait preuve d’ une délicate sobriété qui n’ exclut pas la subtilité harmonique. C’ est à notre avis la plus réussie. L’ hommage à Rafael Farina (l’ emblématique boléro "Vino amargo") nous semble par contre le seul point faible de l’ album, El Londro y forçant pour une fois sa voix avec une pointe d’ expressionnisme plutôt convenu (serait-ce un clin d’ oeil à l’ exemple malencontreux d’ El Cigala, avec cependant nettement moins de mauvais goût ?). Enfin, la ballade "Ser", sur une sorte de rythmique de Rumba en tempo medium, vaut surtout pour les échanges jazzy entre le piano et la guitare.
Ajoutons à ces multiples qualités la limpidité de la production (Santiago Lara) et du mixage : "Luna de enero" sera sans doute l’ une des meilleures surprises discographiques de cette année 2010. Et les néophytes y trouveront une belle illustration de l’ expression "decir el cante".
Claude Worms
Galerie sonore
"Luna de enero" (Liviana / Serrana / Cambio de María Borrico)
Cante : El Londro
Guitare : Santiago Lara
Baile : Mercedes Ruiz
Percussions : Lolo "Pájaro"
Palmas et Jaleos : Carlos Grilo, Luis Cantarote, Javier Peña, "El Bolsas"
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