vendredi 26 février 2010 par Claude Worms
Juan Carmona compte parmi les rares artistes dont les nouvelles productions sont toujours attendues avec impatience. Après quelques détours par la musique arabo-andalouse ("Orillas" - 2003) et l’ univers symphonique ("Sinfonia flamenca" - 2006), le compositeur semble vouloir renouer avec la veine plus strictement guitaristique et flamenca de "Caminos nuevos" (2000) et surtout de "Borboreo" (1996), son premier album soliste, au moins officiellement (rappelons que "Flor de mina", son premier LP jamais réédité en CD, date de 1984, et que "Antes", de 1998, était constitué d’ enregistrements inédits réalisés en 1984). Comme pour "Borboreo", le programme de "El sentido del aire" est constitué exclusivement de formes a compás (une exception cependant : la première partie de la Minera "Camino de la Memoria"). Duquende, déjà présent sur "Borboreo" et "Caminos nuevos", assure ici la plupart des cantes, avec la collaboration de Montse Cortés pour les estribillos et pour le cante de la seconde Bulería ("Los migueletes"). Parmi les cantaores actuels, Duquende est sans doute celui dont le style convient le mieux au jeu de Juan..., et vice versa : on rêverait d’ un disque de Duquende accompagné par Juan, si possible "à l’ ancienne", en strict duo chant / guitare, le talent des deux musiciens pouvant aisément se passer d’ adjuvants.
On se gardera cependant de pousser trop loin la comparaison avec "Borboreo", tant ce nouvel album témoigne d’ une nette évolution esthétique, sur le plan de l’ homogénéité de sa conception globale comme sur celui de la diversité de réalisation des différentes pièces qui le constituent. On pourra s’ en faire une première idée en écoutant successivement leurs codas : presque toutes, à l’ exception des Campanilleros (nous y reviendrons) sont basées sur des boucles mélodiques réalisées à deux guitares, avec le renfort épisodique, au fil des thèmes, des voix, du violon... Leur conception rappelle, par delà les siècles (et sans forcer la métaphore), celle des "ballate" à deux et trois voix de l’ "ars subtilior" florentin de la fin du XIV et du début du XV siècles - Francesco Landini, Matteo de Perugia, Johannes Ciconia... (le lecteur sceptique pourra écouter, pour s’ en convaincre, l’ album "D’ amor ragionando" de l’ ensemble "Mala punica" - Arcana A 345, 1992) : même lisibilité et (apparente) simplicité mélodiques du thème de la première guitare, et même luxuriance polyrythmique des "contratenores" de la seconde guitare, le plus souvent dans l’ extrême aigu de l’ instrument. Notons au passage que la virtuosité de l’ interprète y trouve sa pleine justification musicale, tant on ne saurait imaginer sans elle une telle richesse des contre-chants. Et réjouissons nous de la précision et de la transparence du mixage et de la production (Juan Carmona et Juan José Suarez "Paquete"), sans lesquelles une partie de ce travail d’ orfèvre aurait été perdue pour nos oreilles.
Plus généralement, l’ art de Juan Carmona reste un art de la concision : les idées musicales foisonnantes ne sont jamais développées, et rarement répétées (seule exception : la balade jazzy "Brijindia", de forme A B A’ - il est d’ ailleurs significatif qu’ il s’ agisse du seul thème non assignable à une forme flamenca). Mais le compositeur a ici résolu le risque d’ éclatement du discours musical qui fragilisait par instants les thèmes de "Borboreo"- ce qui n’ enlève rien à leur beauté plastique. La Siguiriya ("Juanelo") et la Soleá ("Soleariyas"), à notre avis les deux sommets de l’ album, en témoignent éloquemment. Dans la Siguiriya, les percussions, qui assument seules l’ introduction, forment un tissu conjonctif rythmique continu, et le guitariste évite soigneusement les césures habituelles entre les falsetas : les quelques rappels de ce qui pourrait évoquer la "llamada" traditionnelle, ponctués de brefs rasgueados incisifs, sont en fait traités comme autant de transitions qui transforment l’ ensemble en une sorte de mouvement mélodique en expansion perpétuelle. Les détournements harmoniques des "paseos" en rasgueados (Soleá), ou les brèves scansions binaires qui rattachent la Minera à l’ héritage de Montoya, ont la même fonction, et assurent en même temps un ancrage minimum (mais suffisant, tant il est pertinent) dans la tradition. On notera aussi une nette évolution dans l’ harmonisation des falsetas pour guitare seule, avec un soucis très marqué de traitement polyphonique ; et la remarquable évocation du cante dans la première partie de la Minera, à base de traits monodiques fulgurants - quasiment mélismatiques dans leurs phrasés (ligados multiples, glissandos, trilles...), ponctués de pauses harmoniques très inventives.
Pour les formes festives, les deux Bulerías s’ avèrent paradoxalement les deux pièces les plus proches des canons traditionnels, tout au moins dans leurs versions jérézanes. On remarquera même la très fugace réminiscence d’ une mélodie d’ Alboreá, qui lance la boucle mélodique conclusive de "Los migueletes". Les Tangos mêlent habilement un thème introductif jazzy et des falsetas nettement flamencas ; et la Rumba, sans surprise, est traitée sous formes de thème (exposition et réexposition finale) et chorus (quelques accents manouches dans ces derniers).
Le programme se referme sur une étonnante version des Campanilleros de Manuel Torres, finement paraphrasés au cante par Duquende. A partir d’ un duo chant / piano (Chano Domínguez), l’ harmonisation originale est progressivement enrichie par l’ entrée de la guitare (beau duo central piano / guitare), puis de la voix de Montse Cortés. Avec du goût et de l’ imagination, le répertoire le plus traditionnel et la mélodie la plus simple peuvent toujours réserver d’ heureuses surprises.
Affûtez vos oreilles : l’ objet ne livre pas tous ses secrets dès la première écoute.
Galerie sonore
Juan Carmona : "Juanelo" (Seguiriyas)
Prochains concerts
Turnouht (Belgique) : 10 / 03
Kortrijk (Belgique) : 11 / 03
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Eeklo (Belgique) : 13 / 03
Dendermonde (Belgique) : 14 / 03
Belley (Festival Guitares en Vignes) : 18 / 04
Paris (L’ Européen) : 20 / 04
Monaco : 22 / 04
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