jeudi 3 décembre 2009 par Claude Worms
José Luis Montón est incontestablement le spécialiste mondial des O.F.N.I (Objets Flamencos Non Identifiés). Après l’ insolite "De la felicidad" (Warner - 2005), dans lequel il explorait un répertoire des plus éclectiques en compagnie du versatile et néanmoins très talentueux violoniste Ara Malikian, il nous revient avec ce non moins surprenant "Flamenco kids". Une sorte de "Pierre et le loup" flamenco, dans lequel le bestiaire sylvestre serait remplacé par une faune plus humble et maritime, à l’ exception d’ un "caméléon daltonien" (plage 1 - Alegrías) : un "hérisson de mer danseur" (plage 2 - Rumba) ; une "crevette opaque" (plage 4 - Tangos) ; un "crabe rêveur" (plage 5 - Tanguillos) ; une "anémone de mer onaniste" (plage 6 - Bulerías) ; et une "petite ortie de mer" (plage 9 - Bulerías). Toutes ces sympathiques bestioles peuplent d’ ailleurs la baie de Cádiz (d’ où, sans doute, le choix des palos), comme ce lion qui rencontre un poisson dans un bar, le suit pour danser avec lui, et ne risque pas de se noyer, car c’ est un lion de mer ("Albar", plage 8 - sur un rythme jazzy, et un superbe solo gorgé de drive du guitariste Israel Sandoval). Comme des histoires qu’ on raconterait à un enfant avant qu’ il ne s’ endorme, ces fables animalières sont ponctuées par deux berceuses, pour un petit garçon puis une petite fille, comme il se doit ("Nana de Luis", plage 3 ; "Nana de Carmen", plage 7). Enfin, la "rébellion des inconnues" (les lettres de l’ alphabet, auxquelles se limite le "texte" - plage 10) clôt le disque sur une note joyeusement insurrectionnelle, avec d’ abord un traitement des voix façon musique contemporaine, puis une rythmique funky dont le tempo passe progressivement du chaloupé au frénétique.
Il est bien difficile d’ évoquer par des mots une musique d’ une telle évidence et d’ une telle apparente simplicité (au sens où pourrait l’ être celle d’ un Eric Satie). Si José Luis Montón signe la plupart des musiques, ce n’ est pas lui faire injure que de dire qu’ elles doivent beaucoup au talent des musiciens (Zezo Riveiro, guitare ; Olvido Lanza, violon ; Cuco Pérez, accordéon ; Cristina Fernández, flûte ; Miguel Rodrigañez, contrebasse ; Carlos Mancuso, Oli Silva et Sergio Martinez, percussion), et surtout à l’ audible complicité qu’ il a su établir entre eux. L’ album a été amoureusement peaufiné pendant deux ans, et peut être considéré comme une oeuvre collective, une sorte de production artisanale et coopérative (en ce sens, le projet en lui même a une signification politico-sociale, au même titre que les textes sur lesquels nous reviendrons).
Les voix ont été soigneusement distribuées en fonction des musiques et des personnages, et donnent une grande variété et une vie convaincante aux métaphores animalières : Gabriel de la Tomasa, Ana Salazar, José Anillo, Carmina Cortés, José Ramón Albite et Noemi Humanes, sans oublier les choeurs en forme de "chirigota" pour les Tanguillos.
Les falsetas de José Luis Montón, d’ une grande sobriété et sans aucune démonstration de technique (mais, comme toujours, très riches sur les plans harmonique et mélodique), se fondent merveilleusement dans les ensembles.
Chaque thème a été soigneusement pensé en fonction le la fable qu’ il met en scène.
Enfin, les "palos", et surtout les lignes mélodiques des parties vocales solistes et des choeurs, sont des supports idéaux pour des strophes qui alternent bribes de conversation et courts récits, et pour des refrains en forme de comptines.
Les textes de Teresa del Pozo sont à l’ image des compositions de José Luis Montón : le raffinement de leur écriture et de leur contenu n’ est jamais ostentatoire. Rien de plus délicat que la littérature pour enfants, quand elle est pratiquée, comme c’ est ici le cas, avec tout le respect et l’ exigence nécessaires. Pour la forme, l’ auteur utilise abondamment des répétitions, des onomatopées et des allitérations dont la scansion rythmique favorise la mémorisation des textes. Pour le contenu, le portrait des protagonistes parle de lui même : un caméléon qui peine à se fondre dans son entourage ; un hérisson de mer qui veut être danseur, malgré sa maladresse ; une crevette mélancolique qui nage la tête en bas, pour ne pas être confondue avec un escarbot (mais le terme "escarabajo" signifie aussi "avorton" - les textes fourmillent de mots à double sens) ; l’ ortie de mer accrochée à son rocher se laisse bercer doucement par les vagues, mais finit prisonnière d’ un panier et mangée par une gamine qui la trouve délicieuse... Et ce n’ est sans doute pas un hasard si le crabe est maure (est-il venu par le détroit de Gibraltar, comme tant d’ émigrés qui y ont laissé leur vie ?). Chacun tirera à son gré les leçons morales de ces tranches de vie aquatique, Teresa del Pozo ne tombant jamais dans la pesanteur moralisatrice.
Les lettres J L M de la référence de l’ album laissent supposer que José Luis Montón en a assumé seul la production (et donc les risques financiers), ce qui explique sans doute la liberté d’ une réalisation sans concession. Espérons que l’ édition du disque sera suivie d’ un spectacle, surtout si la mise en scène en est aussi soignée que le graphisme du livret (Jesús Acevedo), et que la prise de son et le mixage de l’ enregistrement (respectivement Rafael Fernández et José Luis Garrido).
"Flamenco kids" sera sans doute en bonne place dans les hottes des Pères Noël et des Rois Mages, et pas seulement pour les "kids". Les adultes y trouveront aussi ample matière à plaisir musical et à réflexion, les textes illustrant sous différents angles cette forte maxime du caméléon : "Je ne suis pas étrange, je suis complémentaire". Un cadeau qui pourrait aussi ne pas être inutile à Messieurs Sarkozy, Hortefeux et Besson, ainsi qu’ à leurs complices. Mais comme il s’ agit du disque le plus intelligent de l’ année, il n’ est pas sûr qi’ ils en saisissent toutes les subtilités.
Claude Worms
Galerie sonore
"El erizo bailarín" (rumba)
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