Juan Ramón Caro : "Rosa de los vientos" / Javier Patino : "Media vida"

mardi 11 août 2009 par Claude Worms

"Rosa de los vientos" : 1 CD (ou clé USB) La Luz Producciones (2009)

"Media vida" : 1 CD Ediciones PAE 0073 CD (2009)

La valeur n’ attend peut-être pas le nombre des années, mais en matière de guitare flamenca, elle suppose certainement une longue patience, tant y est difficile un processus de création dans lequel l’ originalité du discours doit composer (dans tous les sens du terme) avec d’ inévitables références à la tradition, sans lesquelles l’ identité des formes se dissout en indigeste brouet "ibérique", ou "méditerranéen" (voire "latino"...).

Les deux enregistrements qui nous occupent ici le démontrent éloquemment. Nettement moins médiatisées que quelques récentes superproductions, elles se passent aisément des contorsions critiques byzantines qui tentent régulièrement de repêcher les stars en panne d’ inspiration (pourquoi alors enregistrer ? Il suffirait d’ attendre et de remettre cent fois sur le métier quelque futur ouvrage) : des compositions d’ une telle qualité constituent une recommandation plus que suffisante.

Comme tous les grands guitaristes - compositeurs révélés ces vingt dernières années (José Luis Montón, Oscar Herrero, Miguel Ángel Cortés, Juan Carlos Romero, Carlos Piñana, Antonio Rey... Ce ne sont pas forcément les noms que nos lecteurs attendent, mais nous prenons date sans crainte excessive, pour les futures histoires de la guitare flamenca), Juan Ramón Caro et Javier Patino ont trouvé dans le jeu subtil des modulations un moyen inépuisable de contourner l’ obstacle : par delà les différences stylistiques, les deux artistes ont bien compris que la modulation ouvrait un vaste champs aux dérives musicales les plus inattendues... conduisant miraculeusement à des citations traditionnelles plus ou moins explicites, mais en tout cas suffisantes à l’ identification des formes (merci à Manolo Sanlúcar...).

Les deux courts extraits que nous vous proposons en transcription illustreront notre propos. Dans l’ introduction de la Granaína "A mi Juana", la modulation vers le mode flamenco de Fa# ("por Taranta") a une fonction de "super dominante" sur l’ accord du premier degré du mode "por Granaína", B Maj (à partir de la fin du premier système de la page 2). L’ accord de G9(11) ne conduit pas au deuxième degré du mode "por Granaína" (C Maj) : il est utilisé comme deuxième degré du mode "por Taranta" (basse chromatique Sol - Fa#). La modulation a été soigneusement préparée par l’ apparition de la note Do# (au lieu de Do bécarre) dès le début de la falseta (deuxième système, page 1), et l’ ambiguïté modale est préservée jusqu’ à l’ accord conclusif (B(b6/9), au lieu de B(b6 / b9). L’ arpège qui suit est cette fois conclu par le ligado traditionnel sur la sixième corde, levant ainsi définitivement l’ ambiguïté Granaína / Taranta (cf : galerie sonore).

Dans la Soleá "La campana", c’ est une modulation très originale vers le mode flamenco de Sol qui renouvelle le "paseo" traditionnel. L’ accord de G Maj (deuxième système, page 2) n’ est plus le troisième degré du mode flamenco de Mi ("por arriba"), mais le premier degré du nouveau mode. Au lieu de la cadence III - II - I (G - F - E) que nous attendons, survient alors une transposition du "paseo" : la séquence traditionnelle F7M - C - F7M devient alors Ab7M - Eb - Ab7M, l’ accord de Dm7 étant substitué à celui de F Maj pour le retour au mode de référence. On notera que, là encore, la modulation est préparée mélodiquement, par la gamme sur l’ accord de F Maj en barré I (premier système, dernière mesure, page 2) : enharmonie Sol# / Lab.

Mais que ce long préambule digressif ne gâche pas notre plaisir...


"Rosa de los vientos" est disponible en deux versions : un CD modèle courant, ou une clé USB, que nous vous conseillons chaudement. Outre les huit titres, en formats Mp3 et wave (vous pourrez donc fabriquer votre propre CD), vous y trouverez un manuel d’ utilisation, une galerie de photos, le livret et les jaquettes (superbe graphisme), un court mais savoureux "making of", et surtout une "master-class". Juan Ramón Caro y joue, d’ abord lentement, puis a tempo (avec palmas), des extraits de la Guajira ("Azucarito"), de la Siguirya ("Chicago"), et des deux Bulerías ("Ciudadela" et "La recortá"). L’ affichage des accordages particuliers évitera à nos lecteurs guitaristes quelques heures d’ irritants tâtonnements : 6ème et 1ère cordes en Do#, et 3ème en Fa# pour "Chicago" ; et 6ème en Ré pour "Ciudadela" - toutes deux en mode flamenco de Do#. Juan Ramón Caro étant aussi généreux qu’ il est talentueux, il nous offre en outre les introductions des Peteneras et de la Vidalita qui auront enchanté les heureux possesseurs du disque "Querencia" de Mayte Martín.

Le programme du CD ne comporte que des formes "à compás" : Guajira, Siguiriya, Tangos, Soleá, Tangullos, Cantiñas, et deux Bulerías (d’ ailleurs très différentes : "Ciudadela", mélodique et lyrique ; "La recortá, rythmique et jérézane). Dans le texte du livret, Juan Ramón Caro fait référence à Manolo Sanlúcar, Paco de Lucía, et El Viejin. Nous y ajouterions volontiers José Luis Montón pour l’ intelligence musicale (modulations, chromatismes...), et Miguel Ángel Cortés pour la limpidité et la fraîcheur mélodique. C’ est dire que l’ écoute de cet enregistrement est de bout en bout un pur plaisir, ce qui ne surprendra pas les spectateurs qui eurent le bonheur de déguster le "Flamenco de Cámara" auquel Juan Ramón participait aux côtés de Belén Maya, Mayte Martín, et José Luis Montón.

Si les arrangements ne recourent à aucun instrument autre que la guitare de Juan Ramón (percussions, palmas et taconeo exceptés), le cante est par contre à l’ honneur (et quels cantaores !) : Enrique Morente (Siguiriyas), Juan Manuel Caro, le père du guitariste (Soleares), Arcángel

(Tanguillos), Leo Triviño (Bulerías - "La recortá"), et Miguel Poveda (Alegrías et Romera). Le cante est ici traité avec respect, et participe à la structure globale de certaines compositions, ce qui nous change agréablement de la funeste habitude du cante supplétif et jetable, utilisé comme un vulgaire moyen d’ atteindre le "format" idoine (3 à 5 minutes) à grand renfort d’ estribillos (faute d’ idées musicales consistantes).

Les Siguiriyas et les Soleares sont de ce point de vue particulièrement accomplies. Enrique Morente commence "Chicago" par une introduction a palo seco, dans le style parlé-chanté dont il a le secret, dans un registre grave. Le guitariste entre alors en continuité par un arpège sur les cordes graves, et installe une rythmique "redoblada" (tempo doublé). Le premier cante (El Fillo / Antonio Mairena) opère une rupture dans cette rythmique, avec un retour à l’ accompagnement traditionnel. Suivent une nouvelle section "redoblada" de la guitare, puis un second cante (Curro Dulce), cette fois accompagné par des arpèges qui maintiennent la rythmique précédente. Le contraste entre le tempo du cante et celui de la guitare est résolu dans la coda, par un polyphonie voix / guitare, Morente chantant un cante original dans le tempo du guitariste. La Soleá est, plus simplement, un "mano a mano" exemplaire entre père et fils, Juan Manuel et Juan Ramón (cante a palo seco en introduction, puis un cante central avec quelques accents "alfareros").

Transcription

Juan Ramón Caro : "La campana" (Soleá)

Soleá / page 1
Soleá / page 2

"Media vida" : quel titre pourrait mieux illustrer notre introduction. L’ album présente une somme des compositions de Javier Patino, accumulées et longuement peaufinées depuis ses années d’ études auprès d’ El Carbonero et de José Luis Balao (cf : notre article "Soniquetes jerezanos" - rubrique "Articles de fond").

Si le disque garde épisodiquement la marque du style de Jerez (notamment dans la Bulería "San Miguel" - titre emblématique), les compositions frappent surtout par leur originalité et leur cohérence stylistique. C ’est sans doute l’ une des vertus de l’ enseignement de José Luis Balao que d’ aider ses élèves à se forger leur propre personnalité musicale : on compte parmi eux des talents aussi divers que Juan Diego, Alfredo Lagos, ou "El Bolita".

"Media vida" est aussi, d’ une certaine manière, un disque autobiographique : le programme, qui commence et se clôt sur deux formes libres (respectivement "A oscuras", une Rondeña évoquant un deuil familial ; et "A mi Juana", une Granaína dédiée à la mère de Javier), est ponctuée de références personnelles, tels le Zapateado "Calle Barja" (la rue où le guitariste a vécu son enfance), les Fandangos "Marinero eterno", dédiés à José Luis Balao, et la Soleá "Zapatitos Negros", dédiée a Manuel Soler. C ’est là sans doute ce qui donne à l’ album sa forte densité émotionnelle.

Densité musicale également : la longue expérience de Javier Patino dans le domaine de la musique de scène nourrit le disque de bout en bout, et singulièrement son étroite collaboration avec Javier Barón. Certaines pièces sont d’ ailleurs directement issues de spectacles du bailaor : le Tanguillo "Mundo nuevo" (de " Meridiana"), et la Soleá "Zapatitos negros" (de "Dime" : d’ où la coda dévolue au duo percussions / taconeo - Javier Barón, sans guitare).
La plupart sont conçues comme des mouvements perpétuels cycliques en expansion dynamique progressive, leur relative sécheresse mélodique étant largement compensée par leur diversité rythmique et la richesse de modulations fugaces qui renouvellent constamment de courts thèmes incisifs récurrents. La production minutieuse de Tino Di Geraldo, et ses arrangements de percussions, du minimalisme répétitif du Zapateado au foisonnement des Tanguillos et de la Rumba, donnent à chaque composition une forte individualité, qui vient heureusement diversifier cette structure plutôt uniforme.

"Media vida" est donc pour l’ essentiel un disque de stricte guitare soliste avec percussions, même si les textures sont parfois subtilement enrichies par quelques traits discrets de violon et d’ alto (Alexis Lefèvre - avec notamment un très original alliage de pizzicato et de cordes pour la deuxième partie de "A oscuras" - Jaleo), et de contrebasse (Pablo Martín). D ’une séduction moins immédiate que "Rosa de los vientos", ce premier album de Javier Patino ne se livre pas dès la première audition. Ne commencez pas un survol global de l’ enregistrement : une écoute attentive et répétée de chaque plage nous paraît une meilleure approche, que vous ne regretterez pas.

Transcription

Javier Patino : "A mi Juana" (Granaína)

Granaína / page 1
Granaína / page 2

Claude Worms

Galerie sonore

Juan Ramón Caro : "Chicago" (Siguiriya)

Juan Ramón Caro : "La campana" (Soleá)

Javier Patino : "Marinero eterno" (Fandangos de Huelva)

Javier Patino : "A mi Juana" (Granaína)

"Chicago"
"La campana"
"Marinero eterno"
"A mi Juana"

"Chicago"
"La campana"
"Marinero eterno"
"A mi Juana"




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