lundi 1er décembre 2008 par Claude Worms
La guitare flamenca ignore de plus en plus les frontières, si tant est qu’elle les ait jamais connues. Le « flamenco des périphéries » (Norberto Torres) se porte bien, même s’il se heurte encore ça ou là à quelques réticences, surtout si ces périphéries se situent au-delà de l’ Espagne. Le label « La Voz del Flamenco » n’ en a que plus de mérite à avoir pris le risque de produire ce deuxième enregistrement de Michele Iaccarino. De formation classique, compositeur de musiques de film, musicien de studio pour différents groupes de la pop musique italienne, ce guitariste italien est depuis longtemps installé à Séville, et est devenu un tocaor respecté, qui a collaboré avec des artistes comme Chano Lobato, El Lebrijano, La Tobala, Tino di Geraldo, Pedro Sierra, Angelés Gabaldón, Isabel Bayón, Javier Barón… Il figure régulièrement dans les crédits des albums du catalogue La Voz del Flamenco, en tant que guitariste et arrangeur, notamment dans « Nikelao » et « Lenguaje puro », déjà chroniqués dans Flamencoweb.
Les musiciens flamencos « périphériques » ne peuvent naturellement pas appréhender la culture flamenca avec le même degré d’intimité vécue que les artistes du crû. C est sans doute la raison pour laquelle les plus avisés d’ entre eux en retiennent surtout les aspects purement musicaux : pas ou peu de références aux affects traditionnellement attachés à chaque palo, mais une
exploitation souvent très riche des virtualités de leurs formes harmoniques et rythmiques. C’est de toute évidence l’option choisie par Michele Iaccarino, dans ce « Tiempo presente » dont nous vous conseillons l’écoute intégrale dans l’ordre de son programme, méticuleusement dosé quant à l’ alternance des compositions, et jusque dans le soin apporté à certaines transitions (le thème ternaire de « Tiempo presente » - première plage, reformulé « por Tango » - deuxième plage ; la coda ad libitum d’ « Abandolao », qui est aussi une introduction à la Taranta finale…). Le disque privilégie l’ exploration rythmique du répertoire flamenco, avec une prédominance de formes a compás (Tangos, Siguiriya, Alegrías, Guajira, Bulería, Zapateado, et « Abandolao »).
Le discours musical de Michele Iaccarino nous semble reposer sur une esthétique de la discontinuité. A grande échelle, la plupart des pièces opposent des thèmes mélodiques finement ciselés (dont la liberté de phrasé évoque souvent Manolo Sanlúcar) à des sections de pur déchaînement rythmique. Surtout, le guitariste émaille ses compositions de ruptures constantes. Plutôt que de falsetas, il conviendrait ici de parler de collages extrêmement serrés de textures contrastées, obtenues par des changements incessants de techniques de main droite. L ‘ imagination sonore de l’ interprète semble d’ ailleurs sans limites : pizzicati (Tangos), arpèges parcourant sans rupture la totalité du diapason (Bulería), usage très personnel, et très maîtrisé, du couple glissando – vibrato (Bulería, Guajira), attaque évoquant la kora (introduction d’ un très « africain » Zapateado), accords sèchement arpégés alternant avec des silences (Bulería, Zapateado, « Abandolao »), et surtout une sorte de « trémolo d’ accords » (une technique assez proche des rasgueados de la guitare baroque), que le guitariste utilise fréquemment pour conclure des traits en intensifiant encore la tension musicale au-delà d’ un climax qui semblait pourtant indépassable (la même technique, associée au trémolo mélodique et à quelques traits en picado ou au pouce, nous vaut dans la Taranta une merveilleuse évocation du cante).
Chaque pièce nous réserve ainsi son lot de surprises sonores, avec aussi une bonne dose d’ humour dans le traitement des formes. La Siguiya est ainsi construite sur un arpège récurrent d’allure très « classique », qui installe d abord progressivement le compás, et sert ultérieurement de support à des parties de seconde guitare, le tout dans un climat rythmique éruptif, et sur un tempo infernal, rarement associés à la Siguiriya. Par contre, la Bulería est plutôt apaisée et méditative, et l’introduction d’ « Abandolao » emprunte quelques tournures à la guitare folk, façon John Renbourn…
On l’aura compris, une telle palette sonore, et une telle inventivité rythmique, supposent aussi une virtuosité à toute épreuve. Comme Pedro Sierra,
Michele Iaccarino possède la rare faculté de mettre toutes les techniques de main droite (non seulement les rasgueados et l’ alzapúa, mais aussi le picado, les arpèges, et même le trémolo) au service des phrasés les plus complexes ou les plus vertigineux, quelque soit le tempo, et dans une large gamme de nuances dynamiques (voir le duo entre les deux guitaristes dans la Siguiriya – toutes les parties de guitare de Pedro Sierra sont d’ ailleurs exemplaires). La virtuosité n’ est donc ici jamais gratuite, et sous-tend en permanence la logique des compositions : par exemple, à la fin des Alegrías, le très long picado trouve sa justification dans l’ improvisation « free » du violon (Alexis Lefèvre), dans laquelle il se fond.
Cette esthétique de la discontinuité motive aussi les arrangements et la production, aussi imaginatifs que les compositions, et servis par un mixage transparent. La base rythmique très fournie (palmas ; percussions – José Carrasco et Andrej Vujicic ; taconeo – Javier Barón, El Junco, et Felipe Mato) donne une parfaite cohérence au jeu tout en ruptures des deux guitaristes, et aux belles parties de violon et d’ alto d’ Alexis Lefèvre (on n’ oubliera pas non plus la remarquable interprétation du Fandango de Lucena d’ "Abandolao" par Jesús Corbacho, dont nous avons déjà eu l’ occasion de saluer le talent).
Un grand disque, et la révélation d’ un grand compositeur.
Claude Worms
Galerie sonore
Michele Iaccarino : "Ambar rojo" (Siguiriya)
Michele Iaccarino : "Torre de Babel" (Alegrías)
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