Antonio Carrión : "Un sueño con mi gente" / La Tobala : "Lenguaje puro"

lundi 17 novembre 2008 par Claude Worms

Deux productions du label La Voz del Flamenco

Antonio Carrión : un CD LVF 1017 (2008)

La Tobala : un CD LVF 1007 (2007)

Jeune label exclusivement consacré au flamenco et dirigé par Pedro Sierra, "La Voz del Flamenco" se signale d’ ores et déjà par son dynamisme et par l’ originalité de ses productions : déjà sept enregistrements à son catalogue (outre les deux disques qui font l’ objet de cet article : Pedro Sierra, El Ecijano, Manuel de Paula, Miguel Lopez, et El Chozas), et une liste substantielle de projets (José Ángel Carmona, Gema Jímenez, Enrique "El Extremeño", Montse Pérez, José Valencia, Antonio Villar...).

Antonio Carrión : "Un sueño con mi gente"

On sait que nombre de tocaores n’ ont adopté la guitare que comme substitut à une vocation contrariée de danseur (Juan Habichuela) ou de chanteur (Paco de Lucía). Si quelques uns avaient déjà franchi le pas (Pedro Peña et Pedro Bacán notamment), aucun ne l’ avait fait avec une assurance comparable à celle d’ Antonio Carrión.

La plupart de nos lecteurs auront déjà eu l’ occasion d’ apprécier son grand talent de guitariste. Son style très inspiré du jeu de Melchor de Marchena et d’ Enrique Melchor, et sa connaissance très pointue du répertoire, explique qu’ il soit depuis longtemps l’ un des accompagnateurs de référence des cantaores traditionnels : José Menese, Diego Clavel, Manuel Mairena, Mariana Cornejo… Mais le « rêve » (« un sueño… ») d’ Antonio Carrión était apparemment d’ enregistrer un disque de cante, avec la collaboration de « sa bande » (« … con mi gente ») de collègues et amis. Pas une note de guitare d’ Antonio Carrión dans cet album : l’ accompagnement des cantes est confié (quel carnet d’ adresses !) à Enrique Melchor (Soleá por Bulería), Moraíto (Bulerías), Manolo Franco (Siguiriyas), Paco Cortés (Fandangos de Huelva), Manuel Herrera (Soleares), Domi de Morón (Bulerías) et Pedro Sierra, qui assure par ailleurs la production (Tangos, Romance et Bulerías).

Le programme puise abondamment dans le répertoire d’ Antonio Mairena (Antonio Carrión professe une admiration sans bornes pour le duo Antonio Mairena / Melchor de Marchena), dans les formes traditionnelles de Lebrija / Utrera – Romance por Bulería, Soleares et deuxième Bulería (avec dans cette dernière des références explicites à El Lebrijano :citations de ses coplas « Mi cigarro, la hierba y un farol, d’ aquí no me muevo si no sale el sol » et « Si no te vienes conmigo » dans les estribillos) – et plus rarement dans celles de Jerez (première Bulería).

Les qualités et les limites (les premières l’ emportant largement sur les secondes) du cante d’ Antonio Carrión s’ avèrent conformes à ce que l’ on pouvait attendre d’ un chanteur – guitariste : intonation parfaitement juste (sauf quelques rares défaillances dans la Malagueña- Granaína de José Cepero), clarté des lignes mélodiques, et mise en place impeccable, servie par une écoute très attentive de la guitare ; mais un ambitus relativement réduit, un manque de puissance qui nuit aux relances rythmiques, et une raideur vocale qui réduit les mélismes au stricte minimum (même si Antonio Carrión utilise souvent, et fort judicieusement, des inflexions inspirées du style d’ El Lebrijano, notamment dans les Soleares).

Les réussites incontestables de l’ enregistrement sont à notre avis la Soleá por Bulería, les Soleares, les Fandangos de Huelva (choix judicieux de variantes peu fréquentées, sans doute inspiré par l’ anthologie de Diego Clavel, à laquelle Antonio Carrión a collaboré avec Paco Cortés), et surtout les Siguiriyas, avec deux cantes de Los Puertos encadrant un cante de Jerez (respectivement : Tomás El Nitri, Paco La Luz, et la version d’ Antonio Mairena d’ un cante transmis par Alonso el del Cepillo). Les Romances et les deux premières Bulerías s’ écoutent avec plaisir. Par contre, nous persistons à ne pas comprendre l’ addiction des cantaores au bolero cubain (« Toda una vida » : troisième Bulería qui vaut surtout pour les belles falsetas et la subtilité de l’ accompagnement de Domi de Morón) : la suavité de leurs mélodies convient beaucoup mieux à la délicatesse vocale des spécialistes du genre qu’ aux voix flamencas, et il faut tout le génie d’ un Chaqueta ou d’ un Chano Lobato pour en tirer un parti rythmique conséquent (sauf à être capable d’ endosser une identité vocale radicalement différente, comme ce fut le cas pour l’ enregistrement de Mayte Martín avec Tete Montoliu). Au chapitre des réserves, nous ajouterons enfin quelques coquetteries de production plutôt superflues : quelques irruptions de violon aussi inopinées qu’ intempestives, et surtout l’ accompagnement au piano de la Malagueña-Granaína suivie d’ un Fandango de Lucena (avec, curieusement, une copla généralement affectée au cante « abandolao » de Juan Breva : « Se siembra y vuelve a nacer »). Non pas que la pianiste (Laura de los Ángeles) y démérite, mais l’ instrument s’ avère franchement envahissant pour ce type de cante, et inapte à restituer les dissonances et superpositions d’ accords indispensables au respect de son caractère modal.

« Un sueño con mi gente » deviendra sans doute pour vous un compagnon attachant, par sa sincérité artistique et le lien d’ intimité qu’ il établit au fil des écoutes avec l’ auditeur.

La Tobala : "Lengaje puro"

« Lenguaje puro » marque dans la copieuse discographie de Juana Riba Salazar « La Tobala » (six albums, de « Dime si en la vida » - 1989, à « Azul » - 2004, sans compter une compilation) une nette rupture. Non parce que cet enregistrement serait plus « flamenco » (on y retrouve l’ engagement vocal, le swing, et la virtuosité rythmique de la cantaora), mais parce que le répertoire est nettement plus exigeant et diversifié, et échappe enfin aux dérives du « flamenco light » : le label « maison » et la production de son mari Pedro Sierra ont sans doute donné à l’ artiste la liberté de choix des cantes et le temps nécessaire à leur maturation.

Le plan du programme rappelle celui du déjà ancien « Acero frío » d’ Aurora Vargas (Pasarela, 1997) : une première partie « grand public », suivie de six formes plus substantielles.

Après des Tangos-Rumba dispensables, dans l’ esprit du « Tú me camelas » de la Niña Pastori (le sous-titre,« Tangos portugueses », ne se justifiant que par quelques bribes de texte en portugais et surtout par l’ espoir d’ éveiller la curiosité des programmateurs de Canal Sur ou de Radio Latina, assoupie par l’ avalanche de nouveautés qui s’ amoncellent quotidiennement sur leurs bureaux), la première partie propose successivement des Alboreas por Bulería (répertoire de Rafael Romero et d ‘ Utrera / Lebrija), des Bulerías traditionnelles avec estribillo et inflexions inspirées sans mimétisme de Camarón, et surtout une excellente version de Tangos Extremeños du répertoire de Camarón et d’ El Indio Gitano.

La transition vers la seconde partie du programme est assurée par des Siguiriyas de Tomás El Nitri (premier cante) et Manuel Cagancho (deuxième et troisième cantes). On regrettera ici un arrangement particulièrement malencontreux : la voix de La Tobala s’ y heurte à un véritable mur du son (avec une batterie des plus envahissante), aggravé par un mixage trop compact. Le tempo très rapide de l’ introduction (repris sur la fin du dernier cante) s’ explique sans doute par le souci d’ assurer la transition avec les cantes festeros précédents, mais contraste artificiellement avec les trois cantes de tempo plus modéré.

La suite de l’ enregistrement est par contre réussi de bout en bout et justifie le titre de l’ album : « Lenguaje puro ». Il ne s’ agit donc pas de reconstituer d’ une manière étroitement musicologique les formes traditionnelles, mais de les utiliser comme base de référence d’ un langage musical contemporain (traditionnel plutôt que « pur » : la référence à une quelconque pureté nous paraissant inadéquate à l’ histoire même du cante flamenco, et toujours idéologiquement dangereuse). Le choix de tempos très rapides (Cantiñas, Caña et Soleá) convient bien aux qualités rythmiques et aux limites vocales de la cantaora (qui peine parfois à tenir suffisamment les notes, surtout dans les graves, pour assurer la continuité mélodique des coplas). Dans les "cantes libres" (Malagueña de Chacón et Taranta – curieusement sous-titrée Levantica), Pedro Sierra aide admirablement la cantaora à lier entre eux les tercios successifs. L’ accompagnement de Pedro Sierra est d’ ailleurs remarquable de bout en bout, et lui aussi conforme au projet de « Lenguaje puro », avec dans les falsetas quelques références détournées au toque traditionnel (notamment à Sabicas dans les Cantiñas).

La construction des Cantiñas est un modèle du genre, avec une progression de la tension rythmique savamment maîtrisée : entame avec les Alegrías de Córdoba, sur un élégant arpège très aéré, suivies de Mirabrás beaucoup plus dynamiques, et conclusion par des Bulerías de Cádiz et une reprise de l’ estribillo des Mirabrás por Bulería. Si la transition vers les Bulerías n’ est pas nouvelle dans ce contexte, elle aura rarement été réalisée avec une telle fluidité par rapport aux Cantiñas qui la précédent. Comme Enrique Morente, La Tobala enchaîne avec brio la Caña et le Polo, conclus par une belle version de la périlleuse Soleá-Petenera de Pepe el de la Matrona. Le travail sur le legato des vocalises caractéristiques de la Caña et du Polo est particulièrement remarquable : au lieu de les scinder par medio compases successifs, la cantaora les lie en une seule ligne mélodique continue,très fluide, malencontreusement obscurcie par une basse inutile. Les Soleares de Cádiz (comme d’ ailleurs la Caña et le Polo) sont dynamisées de l’ intérieur par la mise en place de Pedro Sierra
(brusque silence au temps 8 1/2 sur le remate du trémolo d’ introduction ; puis aux temps 10 1/2 et 11 1/2 pour les deux compases traditionnels en arpèges, en intermède entre le premier et le deuxième cante…), qui répond très justement aux savants phrasés de La Tobala. On notera enfin que la Malagueña de Chacón, et le Zangano qui lui succède, sont accompagnés por Granaína, comme le faisait souvent Ramón Montoya avec Antonio Chacón, avec un bel arpège récurrent pour le Zangano.

Avec "Lenguaje Puro",La Tobala a eu le courage de rompre avec une carrière commerciale assurément rentable. Nous ne pouvons que souhaiter à cet enregistrement le succès qu’ il mérite amplement.

Claude Worms

Galerie sonore

Antonio Carrión : Siguiriyas (Tomás El Nitri / Paco La Luz / Antonio Mairena) - guitare : Manolo Franco

La Tobala : Caña, Polo, et Soleá-Petenera de Pepe el de la Matrona - guitare : Pedro Sierra


Antonio Carrión / Siguiriyas
La Tobala / Caña, Polo et Soleá-Petenera




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