Enrique Morente : "Pablo de Málaga"

CD : El Caimán CDDG 102 (2008)

mardi 8 juillet 2008 par Claude Worms

La tentation est grande de saluer chaque nouvel enregistrement d’ Enrique Morente comme son meilleur... jusqu’ au suivant. Nous prendrons pourtant ce risque pour "Pablo de Málaga", malgré "Homenaje flamenco a Miguel Hernández" (1971), "Homenaje a Don Antonio Chacón" (1977), "Misa flamenca" (1991), "Omega" (1996), "Morente-Lorca" ((1998), ou "El pequeño reloj" (2003). Pour ne citer que quelques pics d’ un massif discographique qui compte déjà une vingtaine de sommets, presque tous indispensables...

Quitarse el sombrero y guardar silencio, Señores. Passé le choc de la première écoute de ce disque extraordinaire et inouï (au sens littéral de ces termes), seul le silence pourrait à la rigueur être à la hauteur de l’ événement. Il conviendrait d’ éviter de déposer la trivialité du vocabulaire critique sur cette musique. Nos fidèles lectrices et lecteurs risquant cependant d’ être légèrement décontenancés, voire irrités, par un article en forme de page blanche (qui serait pourtant bien dans l’ esprit d’ Enrique Morente), nous nous risquerons à quelques commentaires, sans nous dissimuler la vanité de l’ entreprise.

A l’ origine de l’ objet, une commande faite à Enrique Morente pour l’ inauguration du Musée Picasso de Málaga, le 27 octobre 2003. Les invités reçurent pour l’ occasion un CD pour lequel Morente avait composé, sur des montages de textes de Picasso, de lui-même, et de letras traditionnelles, une série de cantes por Malagueña y Verdiales, Soleares, Bulerías por Soleá, Bulerías, et Taranta. Pour l’ enregistrement, le cantaor avait fait appel à Miguel Ochando et Manuel Parrilla (guitare), Bernardo Parrilla (violon), Bandolero (percussions), Israel Galván (baile), et Estrella Morente (choeurs). De cette ébauche de 17 minutes, allait naître cinq ans plus tard l’ oeuvre que nous qui nous occupe ici (avec d’ ailleurs quelques uns des protagonistes de l’ époque - Miguel Ochando, Bandolero, et Estrella Morente : comme toujours, Morente a longuement mûri son projet... Mais la relation entretenue par les compositions de Morente avec la peinture et, plus généralement, l’ image, est beaucoup plus ancienne. Rappelons qu’ il avait déjà travaillé en 2002 pour le vernissage d’ une exposition de José María Sicilia, au Musée Franz Hals de Haarlem (avec un autre CD inclus dans le catalogue : " La luz que se apaga", avec Niño Josele - guitare, et Piraña - percussions), et qu’ il renouvellera l’ expérience, pour le même artiste, en 2005 (exposition "Las míl y una noches", Centro Atlántico de Las Palmas).

Pour le cinéma, avant son récent "Morente sueña La Alhambra", réalisé par José Sánchez-Montes (2005), Enrique Morente avait collaboré à la composition de plusieurs musiques de film : "Carmen", de Julio Diamante - 1975 ;
"La Sabina", de José Luis Borau - 1979 ; "Pedro I el Cruel", une série télévisée de 1988 (montage de musiques originales avec des Cantigás d’ Alphonse X le Sage, et deux chants grégoriens) ; et surtout, pour la nouvelle bande sonore d’ un film muet de 1925, "Currito de la Cruz", d’ Alejandro Pérez Lugín (1992). Pour cette oeuvre ambitieuse, Enrique Morente expérimente, ou perfectionne, toute une série de manipulations sonores en studio, et des expériences "symphoniques" que nous retrouverons dans ses propres disques, contemporains ou postérieurs ("Misa flamenca" - 1991 ; "Allegro-Soleá / Fantasía de cante jondo" - 1995 ; "Omega" -1996 ; "Morente-Lorca" - 1998 ; ""El pequeño reloj" - 2003). Outre les deux compositions d’ Antonio Robledo ("Allegro-Soleá" et "Fantasía del cante jondo"), et des fragments d’ oeuvres de Manuel de Falla et Isaac Albéniz, Morente utilise un montage d’ ambiances de rue et de fanfares de processions de la Semaine Sainte, et d’ enregistrements de cantaores des années 1920 (Niiña de Los Peines, Antonio Chacón, Manuel Vallejo...), qu’ il réalise lui-même. Dès lors, dans tout ou partie de ses futurs enregistrements, Morente envisagera le flamenco, non comme un répertoire de formes fixes, mais comme un "matériau musical" (nous empruntons cette expression à l’ excellente notice de la musicologue Corinne Frayssinet-Savy).

Dès 1971, avec son "Homenaje flamenco a Miguel Hernández", Enrique Morente avait commencé à mettre en musique des textes littéraires (et même un peu plus tôt, si l’ on tient compte du récital donné à la "Aula Magna de la Facultad de Medicina" de Grenade, en mai 1970). Cette première tentative est contemporaine d’ autres enregistrements du même ordre, de José Menese (poèmes de Francisco Moreno Galván), Manuel Gerena... Mais la démarche de Morente est plus originale : au lieu de plaquer des cantes traditionnels sur ces textes, il compose quelques cantes originaux, nettement mieux adaptés aux poèmes (Malagueña, Nana...). La liste des poètes auxquels se confrontera Morente serait interminable : tous les enregistrements suivants comprendront de telles "mises en musique", jusqu’ à "Cruz y luna" (1983). Un nouveau pas est franchi avec "En la casa-museo de Federico García Lorca" : cette fois, Morente compose de longues suites, sortes de "cantates flamencas". Ce sont des montages de fragments littéraires (poèmes, adaptés ou non par le compositeur / letras traditionnelles / textes originaux de Morente), auxquels répondent des montages de plusieurs formes flamencas.
Le même type de composition apparaîtra ensuite dans la "Misa flamenca", "Omega", "Morente-Lorca", "El pequeño reloj", et "Morente sueña La Alhambra". Dans ce dernier enregistrement, le cantaor enrichit sa palette littéraire par un texte en prose, de Cervantes ("La última carta"), première expérience qui nous ramène à "Pablo de Málaga". On le voit, la genèse de ce dernier opus est bien une somme de l’ oeuvre discographique d’ Enrique Morente.

Outre le "matériau flamenco", l’ autre fondement musical de "Pablo de Málaga" est le travail sur la matière vocale. En ce sens, le compositeur est indissociable de l’ interprète. Enrique Morente n’ a rien perdu de sa maîtrise de tous les paramètres de la vocalité flamenca. Mais il mobilise ici toutes les ressources connues (et inconnues...) de la voix humaine : pour le timbre, des harmoniques les plus diaphanes aux rauques les plus détimbrés ; pour l’ énonciation, la psalmodie, le "sprechtgesang", "scat" et "rap" flamencos... Ajoutez à cela la respiration, le souffle, le soupir, le cri..., et le silence (effet vocal rythmique revendiqué comme tel dans les crédits de "Malagueña de la campana" et de "Compases y silencios" : "Voces y silencios : E. M.") : les voix d’ Enrique Morente composent des contrastes de textures, de matières, d’ épaisseurs, et de clairs-obscurs, de la peinture au couteau à l’ aquarelle, du pointillisme à la "calligraphie" (Corinne Frayssinet Savy) mélodique en noir et blanc, pour filer la métaphore picturale. Sur cette trame polyphonique, étroitement tissée par les effets polyrythmiques produits par l’ enchevêtrement des voix, des palmas, du taconeo, des percussions, et éventuellement de la basse (d’ une lisibilité stupéfiante, compte tenu de leur complexité), Enrique Morente compose des images sonores qui sont autant de traductions musicales des illustrations du livret (pour cette raison, nous en reproduisons quelques unes ci-contre, dont des "estudios de guitarra" de 1924 - Musée Picasso de Paris), et, plus généralement, de la peinture de Picasso. Nous nous attarderons sur deux exemples particulièrement significatifs, que nous ne sommes malheureusement pas autorisés à reproduire en Mp3.

1) Collage horizontal et vertical

Plage 1 : "Guern-Irak" : texte de Picasso, adapté par Morente (guitare : Niño Josele ; basse : Maca ; percussions : Bandolero ; batterie : Eric Jiménez ; baile : Juan Andrés Maya et Iván Vargas ; cante pour la Saeta : La Polopera).

"Guern-Irak" / "Guernica" : l’ allusion est transparente, mais la puissance terrifiante de cette longue pièce pourrait convenir aussi bien au "Tres de mayo" de Goya, ou aux "Désastres de la guerre" de Callot.

Sur fond de compás "por Siguiriya", les différents épisodes sont différenciés par leur tempo, le timbre vocal, et le décors instrumental et sonore :

_ Exorde : tempo rapide, récitatif voix de poitrine, et trame instrumentale arpégée (jusqu’ à 1’ 27).

_ Première scène d’ épouvante : Siguiriya à tempo modéré, dont les cinq temps sont scandés par des accords de guitare. Le récitatif reprend, mais la voix se fait plus rauque et étouffée préparant la séquence dramatique suivante. Le récitatif, accelerando, s’ achève sur un cri prolongé, (2’ 19 ), qui sert de "temple" à une Siguiriya traditionnelle de Jerez ("Con que dobles fatigas..." : les insertions de letras populaires dans les textes mis en musique par Enrique Morente ne sont jamais innocentes. On en trouvera un autre remarquable exemple dans la coda de "Compases y silencios" - plage 7, avec les Tangos d’ El Chaqueta : "Sentaíto en la escalera / Esperando el porvenir / Y el porvenir nunca llega"). (1’ 27 à 3’ 38)

_ Image sonore du mitraillage de la foule qui fuit l’ armée franquiste (cf : la photo du livret / texte : "Sueño y mentira de Franco". "Gritos de niños, gritos de mujeres, gritos de pájaros, gritos de flores..."). Sur une lourde scansion de la basse et de la batterie, superposition d’ un taconeo précipité, d’ extraits d’ allocations radio-diffusées, du récitatif de Morente, de voix dissonantes et détimbrées... Tempo de plus en plus rapide, et fin abrupte sur un cri déchirant : "ay..." a capella, dans un silence saisissant qui contraste avec le vacarme précédent. (3’38 à 5’ 26)

_ Silence de mort : clairs arpèges de guitare. (5’ 26 à 5’ 58)

_ Seconde scène d’ épouvante : la voix de Morente, qui nous revient de très loin, amorce une seconde séquence similaire à la précédente, (5’ 58 à 6’ 40)

_ Déploraison : cante "por Saeta", sur fond de batterie.

2) Calligraphie en noir et blanc : triptyque

Plage 6 : "Malagueña de la campana" : texte de Picasso, adapté par Morente (guitare : Paquete).

Plage 7 : "Compases y silencios" : texte de Picasso adapté par Morente + letras populaires (guitare : Rafael Riqueni ; guitare électrique : Floren ; synthétiseur : Vani ; batterie : Eric Jiménez ; cloches : Lloréns Barber).

Plage 8 : "Montes de Málaga" : letras populaires et textes de Morente (cante : Estrella Morente ; guitare : Miguel Ochando ; percussions : Bandolero ; groupe de Verdiales.

Le silence est la toile blanche, sur laquelle le rythme des traits est donné par les percussions et le taconeo, et le dessin par les lignes mélodiques de la voix et des guitares.

Court prélude "por Malagueña" : une très austrère composition de Morente, comme l’ essence même de la Malagueña, accompagnée sobrement par Paquete, à la manière de Juan Habichuela.

Des sons de cloches font la transition avec la Soleá qui va suivre (plage 7). Après l’ entrée de la batterie (0’ 27), puis des palmas (0’ 40), ce sont les silences qui marqueront le compás, savamment dosés avec des murmures, soupirs, respirations... La séquence est divisée en deux segments symétriques par un retour des cloches (1’ 54). Entrée de Morente a capella pour une Soleá de Cádiz (3’ 05) immédiatement soutenue par la guitare. Rafael Riqueni peut ici être crédité comme co-auteur des "silences", tant son jeu est en pleine symbiose avec l’ interprétation du cantaor.

A la fin de la Soleá (4’ 55), les sons de cloches opèrent à nouveau la transition vers une évocation de la Saeta qui restera dans les annales. Aucun mot ne peut décrire ici la beauté du chant de Morente, tant sur le plan esthétique et technique (je ne vois pas de réel précédent à une telle précision du legato et des micro-intervalles - sauf, peut-être, Manuel Vallejo), que sur le plan émotionnel. La ligne vocale se déploie longuement sur le silence, parcimonieusement ponctuée de rares irruptions de la batterie.

Retour de la guitare de Rafael Riqueni (6’ 50) pour une brève Soleá originale de Morente, qui s’ achève sur le texte cité précédemment : "El porvenir nunca llega"... et silence abrupt.

Pour le troisième volet du triptyque, retour à la Malagueña, traditionnelle cette fois (Miguel Ochando reprenant symétriquement le type d’ accompagnement "à la Juan Habichuela" du premier volet), en prélude à un final "por Verdiales" ("mano a mano" entre Enrique et Estrella Morente), accompagné de manière très traditionnelle par une "panda de Verdiales".

Presque toutes les autres plages de cet album mériteraient des analyses détaillées. Nous nous bornerons, à regret, à de brèves descriptions :

"Tientos griegos" (plage 2) / "Soneto X" (plage 11)

La couleur musicale de ces deux pièces a sans doute été inspirée à Morente par les rencontres sans lendemain, fomentées par Gerhard Steingress, entre le cantaor et des musiciens populaires du sud de la Grèce. La touche "balkanique" est apportée par les groupes de "laúdes y bandurrias" de Manolo Vera et Paco Crespo. Dans les Tientos, Pepe Habichuela plane en apesanteur, à une altitude comparable à celle de ses Alegías pour "El pequenõ reloj". "Soneto X" est une chanson composée par Morente sur un texte de Góngora.

"Autoretrato" (plage 3) / "Pintao en un papel verde" (plage 4)

Diptyque "por Soleá", accompagné successivement par Rafael Riqueni et Miguel Ochando. Le premier volet est une création originale de Morente (qui fait suite à un cours extrait d’ une interview de Picasso), le second une magistrale interprétation de cantes traditionnels, attribués par le cantaor à Pepe de La Matrona.

"Borrachuelo con aguardiente" (plage 5) / "Pan tostao" (plage 10)

Deux Jaleos-Bulerías (guitares, respectivement, Miguel Ochando et Juan Habichuela "Nieto" - quelle famille !), dans la plus pure veine Morente : luxuriance mélodique, modulations acrobatiques parfaitement réalisées (sur ce plan, Enrique est au cante ce que Manolo Sanlúcar est à la guitare), et extrême précision rythmique : cadrer aussi rigoureusement le texte en prose de "Pan tostao" n’ a sûrement pas été une partie de plaisir.

"Soleá de los números" (plage 9)

Introduction "por Toná", à compás de Soleá, accompagnée par la basse et les percussions. Après l’ entrée de la guitare de Josemí Carmona, deux très beaux cantes originaux de Morente.

"Angustia de mensaje" (plage 12)

Sur une rythmique de Tangos-Rumba (guitare : David Cerreduela ; percussions : Bandolero), un collage improbable (mais réussi) de sons électroniques, récitatifs, séquences chantées, rap, et choeurs ("voz femenina : Soleá Morente" - quelle famille !).

"Adiós, Málaga" (plage 13)

Sur un beau texte de Morente, un très émouvant épilogue, avec la même équipe de musiciens que pour le thème précédent. Un rythme de Rumba, mais une mélodie qui évoque, surtout dans l’ introduction, un Pasodoble : un chant d’ exil (on songe au fameux "Emigrante" de Juan Valderrama et Niño Ricardo).

"El arte de la pintura / Revuelto con nuestro cante / Cintura de la guitarra / El baile de los pinceles... / instinto innato, niño, pinto, / inocencia, niño, dibujos, colores / papeles, lienzos".

Le chant recueilli, mezza-voce, d’ Enrique rend un dernier hommage aux artistes de Málaga : Picasso, María Zambrano, La Repompa, El Chaqueta, Juan Breva, Ángel de Alora, Niño de las Moras, El Galleta, Manolillo el Herraor, El Chino... Quoi de plus évident pour celui qui déclara un jour : "Yo creo que no hay músicas aparte ni artes aparte".

Enrique Morente est un immense compositeur, de valeur universelle (le concept si souvent galvaudé d’ "universalité du flamenco" n’ aura jamais été aussi pertinent que pour ce musicien). Au même titre que "Paris 1919" (John Cale), "Rock bottom" (Robert Wyatt), "Lennie Tristano" (Lennie Tristano), "Spiritual unity" (Albert Ayler), "Déserts" (Edgar Varèse), "Coptic light" (Morton Feldman)..., "Pablo de Málaga" est une oeuvre majeure de la musique contemporaine, en ce qu’ elle transcende les genres.

Enrique Morente

Caiman Records

Pablo de Málaga

Claude Worms

Bibliographie

Balbino Gutiérrez : "Enrique Morente, la voz libre" : SGAE / Fundación Autor, 2006

Galerie sonore

"Adiós, Málaga" (texte et musique : Enrique Morente)

"Guern-Irak" (textes : Pablo Picasso, adaptation Enrique Morente / musique : Enrique Morente


Enrique Morente : "Adiós, Málaga"
"Guern-Irak"




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