dimanche 27 septembre 2020 par Claude Worms
Andrés Barrios : "Universo Lorca".
Joselito Acedo : "Triana D.F. (Distrito Flamenco)".
Alcázar de Séville / 24 septembre 2020
Andrés Barrios : "Universo Lorca"
Arrangements et piano : Andrés Barrios
Chant : Ángeles Toledano
Basse : Santi Greco
Batterie : Michael Olivera
Federico García Lorca et ses "Canciones españolas antiguas" ? Après leurs innombrables versions, de La Argentinita accompagnée au piano par le compositeur à Carmen Linares - dans un environnement musical flamenco ou jazzy (le Minotaure Jazz Orchestra de Jean-Marc Padovani) -, en passant Camarón, Manuel Cano et Victor Monge "Serranito", Paco de Lucía et Ricardo Modrego, Ana Belén, Teresa Berganza et Narciso Yepes, John Coltrane ("Olé", 1961), Charlie Haden ("Liberation Music Orchestra", 1969), etc., il est légitime de se demander qui a encore besoin d’une nouvelle lecture, quel que soit l’idiome musical à laquelle elle se réfère. Il faut donc une certaine audace et des moyens adéquats pour prétendre relever le défi.
Le moins que l’on puisse écrire est qu’Andrés Barrios ne manque pas de moyens. Il connaît tout du "piano flamenco" (et du genre en général, il n’est pas né à Utrera pour rien), il maîtrise parfaitement les techniques et la littérature du piano classique qu’il a longuement étudiées au Conservatoire de Séville (cf. son arrangement de la Fantasía baetica de Manuel de Falla, qu’il a joué en duo avec Juan P. Floristán - à voir et écouter sur YouTube) et peut sans difficulté s’intégrer à n’importe quel "small group" de jazz, en version latina ou pas. Le choix des chansons, auxquelles s’ajoutait une "Nana del caballo grande" plus camaronesque que lorquienne, favorisait des approches flamencas dont il ne se priva pas, essentiellement por bulería et por tango : "Anda jaleo", "Los cuatro muleros, "Zorongo gitano", "En el Café de Chinitas", "El Vito" et "LaTarara", dans l’ordre du programme.
Les deux premières pièces ont démontré toute l’étendue de ses compétences. D’abord "Anda Jaleo", en duo piano/voix avec Ángeles Toledano, pour un exercice en forme de thème et variations classique avec tous les procédés d’écriture établis par Haydn et Beethoven, dont il cita fugitivement plus tard l’incipit de la Bagatelle WoO 59, plus connue sous le titre de "Lettre à Élise" (sa tonalité de La mineur se prêtant effectivement bien à une introduction du cante pour le "Café de Chinitas" tirant vers la petenera) : modulations, changements de mesure et de tempo, dissociation de motifs constitutifs du thème distribués entre les deux mains (soit pour des superpositions polyphoniques, soit pour un couple mélodie/accompagnement), modifications de l’articulation de cellules rythmiques issues du thème, contraste de textures (arpèges cristallins opposés à de puissants blocs d’accords ; mains resserrées sur un ambitus réduit ou gouffres entre les octaves extrêmes de l’instrument), etc. Le tout nous situerait dans le "grand piano" XIXe siècle, intermèdes virtuoses en triples croches parcourant tout le clavier façon Alkan ou Gottschalk compris, si les harmonisations ne s’inspiraient pas plutôt des compositeurs nationalistes espagnols du début du XXe siècle et de leurs contemporains français (Falla et Debussy épisodiquement, Albéniz et Turina le plus souvent)., auxquels il emprunte aussi les figurations des techniques de guitare devenues familières à tous les pianistes flamencos (batteries d’accords staccato, notes répétées à valeur de trémolo dans la "Nana del caballo grande", etc.).
Avec l’entrée en scène de Santi Greco (basse) et Michael Olivera (batterie), "Los cuatro muleros" est logiquement arrangé selon la structure jazzy thème/ chorus : exposé du thème por bulería et premier chorus d’Andrés Barrios / après un bref rallentando, Ángeles Toledano chante la mélodie lento en notes longues, qui engendrent un thème secondaire / deuxième chorus de piano sur ce thème secondaire / bref intermède du piano solo, revenant à la forme de la variation classique / accelerando et reprise du thème en quatuor por bulería. Le premier chorus renvoie plutôt au hard-bop, et le second au jazz modal. On pourra déceler plus tard quelques signatures de Bud Powell (main droite), Keith Jarret (harmonisations), voire Lennie Tristano (dans le "Zorongo gitano", un ostinato binaire savamment décalé par rapport à la pulsation, en une époustouflante démonstration de main gauche seule qui nous a rappelé le "Turkish Mambo" du pianiste). Dans ce même zorongo, nous avons retrouvé la transformation en valeurs longues du deuxième motif, chanté lento. Elle conduit à une brève ébauche de cante por siguiriya, première citation directe du répertoire flamenco. Le procédé sera repris plus tard pour "El Vito", cette fois avec trois cantes por soleá en bonne et due forme.
D’où vient dès lors l’ennui qui nous a gagné dès la quatrième pièce, "El Café de Chinitas" ? Sans doute d’un péché de jeunesse : Andrés Barrios ne résiste jamais à la tentation de nous démontrer tout ce qu’il sait faire dans toutes les pièces du programme, il est vrai dans des dosages et dans un ordre variables : les duos piano/chant sont traités surtout en forme de thème et variation classique n’excluant pas quelques intermèdes jazzy ; les quatuors en structure thème/chorus, non sans quelques escapades "classiques". Quelques tics de construction s’ajoutent à ces épisodes récurrents, tels des préludes et codas en piano solos, ou des rallentandos annonçant invariablement le chant ad lib. d’un motif mélodique dissocié de son rythme originel, engendrant un thème secondaire. Il en résulte des versions qui semblent interminables parce que trop prévisibles. Surtout, l’identité mélodique et émotionnelle de chaque chanson est diluée dans un traitement uniforme qui finit par rendre les pièces interchangeables. Leur dissection systématique en motifs (voire en cellules) indépendants accentue encore la monotonie du propos, dans la mesure où beaucoup ne feraient sens que dans leur continuité mélodique globale : réduits à un motif secondaire mélodico-rythmique de quelques notes, "Anda Jaleo", "Los cuatro muleros" ou le "Zorongo gitano" finissent par se fondre en une grisaille thématique lassante. Seul "El Vito", animé par un kaléidoscope de références à la malagueña de baile de la fin du XIXe siècle, à la soleá et à la bulería, a partiellement évité ces écueils.
On conçoit que les partenaires d’Andrés Barrios aient quelque difficulté à trouver leur place dans un discours pianistique aussi surchargé et autocentré. Santi Greco et Michael Olivera y parviennent avec l’aisance acquise par leurs multiples collaborations avec des musiciens de jazz : le premier avec Jerry González, Perico Sambeat, Jorge Pardo, Antonio Serrano, David Murray, etc. ; le second avec le pianiste David García (album "Travesuras", ACT, 2019) ou en trio avec Chano Domínguez et Javier Colina (il a également signé un excellent enregistrement pour Little Red Records en 2016, "‘Ashé"). On pourra regretter que leur leader ne leur ait laissé qu’un seul chorus au cours du concert, pour "El Vito" (Santi Greco) et pour "Isbilya", donné en bis (Michael Olivera).
Par contre, Ángeles Toledano aura été à la peine tout au long de la soirée, tant elle s’est trouvée confrontée à des exigences du leader qui mettaient en péril ses capacités vocales : enchaînements constants mezza-voce/sforzando, très larges ambitus et, surtout, sauts d’intervalle modulants périlleux. Toujours au bord de la rupture, elle était trop concentrée sur l’exécution correcte de ses parties vocales, ne serait-ce qu’en termes de justesse et de puissance, pour pouvoir s’investir pleinement dans leur interprétation. Seules les trois belles soleares de "El Vito" lui permirent enfin de nous donner un aperçu de son talent.
Après "La Tarara" qui achevait le concert, avec une courte citation de "La leyenda del tiempo" de Camarón dans la reprise finale du refrain, le quatuor nous offrit une composition du pianiste, "Isbilya", extraite de son premier album. Thème mélodique séduisant et arrangement plus concis, Andrés Barrios nous a finalement semblé plus convaincant lorsqu’il joue son propre répertoire. Un conseil : le disque mérite le détours ("Al Sur del Jazz", Factoria Flamenca, 2019).
Claude Worms
Photos : ABC de Sevilla / Juan Flores
Alcázar de Séville / 26 septembre 2020
Joselito Acedo : "Triana D.F. (Distrito Flamenco)"
Composition et guitare :Joselito Acedo
Chant : Ismael de la Rosa (chant)
Percussions : Paco Vega
Palmas : Juan Diego et Manuel Valencia
Quatuor à cordes : Flamenco String Cuarteto
Ces derniers temps, le flamenco se porte volontiers iconoclaste, et tragique de préférence. Il est d’autant plus agréable de voir des artistes heureux d’ "être là" et déterminés à passer un bon moment de musique entre amis, public inclus, sans se poser de questions de l’ordre de l’angoisse existentielle, voire de la psychanalyse. Pendant une heure et quart, les spectateurs de "Triana D.F." auront sans doute été aussi ravis d’être venus au Real Alcázar que les artistes l’étaient visiblement d’être sur scène.
Au cours de l’interview qu’il nous avait accordée lors du Festival de Toulouse en 2019, Joselito Acedo nous avait déclaré que "le plus moderne actuellement, c’est encore un bon ‘toque antiguo’, avec une bonne ‘guitare antigua’ bien jouée et enregistrée avec tous les moyens techniques d’aujourd’hui . Un bon ‘toque antiguo’ dans lequel tu peux mettre toutes les influences musicales actuelles qui t’intéressent et qui lui conviennent, c’est cela qui me semble hyper moderne". A propos des pièces de son dernier disque, qui constituaient l’essentiel du programme de son récital après une première composition por rondeña issue de son précédent album ("Triana", de "Andando" - Nuba Records, 2016), il ajoutait : "ce sont des compositions personnelles, mais toujours sur fond d’influences anciennes. Je me souviens toujours." ("Siempre me acuerdo".)
Nous ne saurions mieux décrire sa musique. La rondeña comme la taranta qui suivit sonnaient déjà comme des manifestes esthétiques : une relecture personnelle des codes des deux palos, affirmée dès leur introduction par de sombres paseos dissonants dans les graves conclus par les cadences en ligados de rigueur qui seront périodiquement reprises en leitmotiv . Au sein de cette trame traditionnelle, le guitariste insère tour à tour d’amples développements harmoniques en arpèges cristallins, de magnifiques trémolos hérissés de sauts d’intervalle incessants (passages très rapides de la troisième à la première corde), percés de brusques éclairs ascendants en picado ponctués de silences douloureux et de fragiles échappées mélodiques dans l’extrême aigu, qui jamais ne parviennent à se libérer totalement des suspensions harmoniques angoissantes qui les entravent. Ces deux pièces nous signifiaient l’une des principales références stylistiques de Joselito Acedo, Rafael Riqueni, perceptible par son goût pour l’épure comme par la sensibilité et souvent le dénuement à fleur de peau de l’interprétation. Nous avons été frappé par le choix risqué d’ouvrir le programme par ces deux palos ad lib., peu immédiatement spectaculaires ou séduisants, qui exigent une grande concentration d’écoute et d’interprétation – le regard du guitariste scrutant quelque point lointain au fond du patio, comme s’il y traquait l’exacte mesure d’un silence, une infime nuance de son attaque ou l’extinction d’une harmonique, montrait éloquemment l’intensité de son écoute intérieure.
La belle soleá en solo qui séparait les deux parties en quintet était précisément dédiée à Rafael Riqueni, et sans doute par delà à Niño Ricardo, l’un des maîtres dont se réclament volontiers les deux guitaristes. La comparaison des toques por soleá de Joselito Acedo que nous avons entendus à Toulouse en avril 2019, puis à Nîmes en janvier 2020 et enfin lors de ce récital montre une évolution de son style en solo vers un toque de plus en plus elliptique et minimaliste, comme s’il cherchait à atteindre l’irréductibilité musicale et expressive de chaque palo par une exploration au scalpel de son histoire la plus ancienne (ritornellos mélodiques et cadences traditionnels) confrontée à sa lecture la plus contemporaine (découpage rythmique "por dentro" et harmonisations). Les traits vernaculaires, surtout (mais pas seulement) pour les arpèges, ne sont jamais menés à leur terme. Ils émergent du silence et disparaissent brusquement, ou encore sont inopinément détournés par une brève escapade vers le jazz modal, sans que jamais ne se perde la continuité du propos, du paysage musical, serions nous tenté d’écrire - à l’image des paysages de Caspar David Friedrich dans lesquels des silhouettes d’arbres dénudés ou des pics montagneux percent des ciels brumeux.
Joselito Acedo ou D.r Jekyll et Mr Hyde... les déferlements rythmiques des palos interprétés en quintet avec Ismael de la Rosa (chant), Paco Vega (percussions) et Manuel et Juan Diego Valencia (palmas) sont aussi extravertis que les solos sont introspectifs. Au cours des premiers (bulería por soleá, deux tangos, deux bulerías et zapateado), les expressions récurrentes du guitariste étaient toute une gamme de sourires, tour à tour complices, gouailleurs ou simplement satisfaits. Ils célébraient spontanément la réussite d’un trait d’esprit harmonique ou, surtout, rythmique ("Una falseta es un chiste", disait Paco de Lucía), et plus encore la justesse avec laquelle ses partenaires y répondaient instantanément - le percussionniste et les deux palmeros lui apportent une réplique rythmique d’une variété et d’une efficacité redoutables.
Un ton sincèrement festif donc, qui dissimule la complexité et l’habileté de compositions d’écriture pointilliste, commençant fréquemment par l’exposé de brèves cellules mélodiques placées dans le cycle du compás de manière variable, sur des registres contrastés, rapidement avortées et cloisonnées par des silences impromptus . Progressivement, comme un amateur de peinture discerne en se reculant non plus des points mais des formes, l’auditeur perçoit, en les mémorisant inconsciemment, non plus des cellules disparates mais le dessin d’un thème à grande échelle. Dès lors, Joselito Acedo traite son matériel thématique selon les procédés de la forme sonate (travail thématique... "por lo flamenco", naturellement) : il en extrait des motifs secondaires qu’il répète d’abord pour provoquer notre attente anticipatrice, puis les modifie imperceptiblement pour la tromper et générer ainsi des tensions émotionnelles. Compte tenu de son goût de l’épure d’une part, et de la richesse de ses harmonisations d’autre part, nous nous risquerons à définir son style comme celui d’un Diego del Gastor ou d’un Melchor de Marchena (ou du Paco de Lucía de "Cepa andaluza" et "Almoraima" pour la première bulería) qui aurait écouté Claude Debussy et Bill Evans. La bulería por soleá en apporta une sorte de démonstration gigogne, en ce qu’elle était fondée sur le style de Manuel Parrilla, grand adepte lui aussi de ce type de construction mystificatrice ("remate" dans le "remate", puis enchaînement d’une falseta là où nous attendions un "cierre" etc. – les spécialistes apprécieront), en particulier pour ce même palo.
Ce type de construction ne peut s’accommoder de cantes traditionnels à fonction d’intermèdes. Aussi Paco de la Rosa chante-t-il des mélodies originales qui procèdent également par touches successives : entames mezza voce suivies de développements cumulatifs de plus en plus sinueux et puissants, à la manière de Camarón mais avec un grain vocal et des dessins mélodiques qui n’appartiennent qu’à lui. Les accompagnements de Joselito Acedo tirent parti de son registre très aigu en lui opposant par contraste des ostinatos d’arpèges dans les graves (deuxième bulería), ou encore en l’enrobant dans des trames mouvantes parcourant tout le manche (zapateado). Fréquemment, pour le phrasé, le duo chant/guitare joue également la tension entre contraires : fluidité de la voix/accords staccato de la guitare (tangos). La répétition de deux palos (tango et bulería) ne provoqua ainsi aucune impression de "déjà entendu", d’autant que les compositions variaient habilement les tempos (rapide puis medium pour les deux tangos) et les modes (por medio puis mode flamenco sur Mib pour les deux bulerías).
Au cours de notre entretien à Toulouse, Joselito Acedo nous avait fait part de son intention d’inclure au moins une pièce pour guitare et quatuor à cordes dans son deuxième album. Il nous en offrit la primeur à l’occasion de ce concert, pour la taranta et le zapateado. La première composition était divisée en deux parties, la première pour guitare solo et la seconde pour quatuor accompagné en arpèges par la guitare. La qualité de l’écriture de la partie pour quatuor (Joan Albert Amargos et de son interprétation par les musiciennes du Flamenco String Cuarteto nous fait regretter de ne pas les avoir entendues plus longuement, d’autant que leur brève intervention pour la coda du zapateado était limitée à une fonction décorative bien en deçà de leur talent. A l’avenir, le guitariste pourrait trouver là de quoi enrichir son répertoire et surtout œuvrer à des compositions plus continûment concertantes.
Claude Worms
Photos : Archivo Fotográfico Bienal de Flamenco / Claudia Ruiz Caro
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