La XXIe Biennale de Flamenco de Séville... en streaming (1).

mercredi 9 septembre 2020 par Claude Worms

Rocío Molina et Rafael Riqueni : "Inicio (Uno)".

Rocío Molina, Aduardo Trassierra et Yerai Cortés : "Al fondo riela (Lo otro de Uno)".

Teatro Central / 6 septembre 2020, 13h

"Inicio (Uno)" - Extrait de "Trilogía sobre la guitarra" (1)

Teatro Central / 6 septembre 2020, 21h

"Al fondo riela (Lo otro de Uno)" - Extrait de "Trilogía sobre la guitarra" (2)

Direction artistique, chorégraphie et danse : Rocío Molina

Musique et guitare (1) : Rafael Riqueni

Musique et guitare (2) : Eduardo Trassierra et Yerai Cortés

Développement conceptuel : Nerea Galán

Direction artistique : Julia Valencia

Scénographie : Antonio Serrano, Julia Valencia et Rocío Molina

Lumières : Antonio Serrano

Son : Javier Álvarez Alonso

Régie : María Agar Martínez Orzáez

Avec sa "Trilogía de la guitarra", dont nous avons vu le 6 septembre les deux premiers volets (on nous promet le troisième pour l’année prochaine), Rocío Molina renoue avec une vieille tradition du baile tombée en désuétude depuis des décennies, le duo danse/guitare. Il fut d’abord une spécialité masculine (la farruca et le zapateado, Faíco et Antonio "el de Bilbao"), avant de nous léguer un magnifique moyen métrage tourné en en 1938 aux studios Photosonor de Courbevoie et de Joinville, avec Encarnación López "La Argentinita", Pilar López et Manolo de Huelva (production et direction artistique : Marius de Zayas) .Virginia Randolph Harrison était en charge du montage et, pour l’escobilla des alegrías, elle avait réussi à synchroniser avec une précision extraordinaire des séquences au ralenti avec un tempo de guitare maintenu imperturbablement. Nous ignorons si Rocío Molina connaît ce film et si elle s’en est inspirée, mais certains de ses braceos lentissimes sur la musique de Rafael Riqueni, associés à des voltes a tempo, donnaient exactement la même sensation de temps suspendu, d’autant plus miraculeusement que la caméra n’y était pour rien.

Les deux spectacles, présentés le même jour au Teatro Central à 13h et 21h, mettent en danse, en images et en lumières le contraste des styles des guitaristes-compositeurs - Rafael Riqueni pour "Inicio. Uno", Eduardo Trassierra et Yerai Cortés pour "Al fondo riela. Lo otro de Uno". Le premier, pour le plateau comme pour les costumes est placé sous le signe du blanc, des nuances d’écru et de beiges et de la transparence ; le second, avec la même unité entre plateau et costume, à laquelle s’ajoutent cette fois en fond de scène les images de quelque océan obscur baigné de lumière lunaire, sous le signe du noir, du bleu-gris argenté et de l’opacité. Contraste ? A moins que "Al fondo riela" n’explore, comme son sous-titre le suggère ("Lo otro de uno"), le noyau matriciel d’ "Inicio", l’exorcisme de la violence (Molina/Trassierra/Cortés) qui seul rend possible la tendresse empathique (Molina/Riqueni). La biographie existentielle et artistique de la bailaora se confond dès lors avec l’esthétique profonde du baile, et plus généralement du flamenco : il est logique qu’aucun accessoire ou élément de décors ne vienne troubler l’intimité du dialogue entre les artistes, ni la concentration exigée du public.

"Uno" est le développement structuré d’une performance que nous avions vue au Festival Flamenco de Nîmes en janvier dernier, intitulée à l’époque "Impulso ". Sa nouvelle version est divisée en deux parties, nettement marquées par un intermède solo por soleá de Rafael Riqueni, identique à celui de Nîmes – avec "Monte Pirolo", le guitariste s’était affirmé comme un maître du palo dès son premier disque ("Juego de Niños", 1986). Le spectacle s’ouvre sur un long plan-séquence par lequel le corps dansant s’immerge progressivement dans le corps musiquant : les mains, puis les bras, les hanches et enfin les jambes. Les pieds n’interviendront qu’en de rares occasions au cours de la chorégraphie, pour quelques brefs sursauts qui sont plus des caresses sur le sol que des frappes. "Aquel día" est à la fois le prélude du disque "Parque de María Luisa" (Universal, 2017) et celui de "Uno". La suite de la première partie est tout entière basée sur des extraits de cet album, "El estanque de los lotos", "El costurero de la Reina", "Tiempos pasados" (trémolo), "La isleta de los patos" et "Trinos", quelques motifs mélodiques et des séquences harmoniques arpégées récurrents assurant un fil conducteur intelligible.

Rocío Molina persiste dans son choix d’une performance improvisée, opposée à une chorégraphie rigoureusement construite – si tel n’est pas le cas, c’est du moins remarquablement simulé. Ses mains et ses bras, sur les socles de voltes et de cambrés à la limite du possible, répondent instantanément aux phrasés du guitariste avec une variété cinétique éblouissante, de l’image par image saccadée à l’extrême fluidité. Certaines illustrations au premier degré, tels les frémissements de deux éventails figurant les ailes de quelque colibri (précédés de légers sifflements de la bailaora…), pourraient sembler par trop démonstratifs s’ils n’étaient pris dans un kaléidoscope gestuel permanent qui en efface la naïveté. La danse est aussi un acte théâtral, qui met en scène les relations affectives entre un Rafael Riqueni vulnérable, comme immergé dans son monde musical intérieur, et une Rocío Molina qui hésite entre le rôle de la fille, tour à tour tendrement respectueuse ou espiègle, et celui de la mère aimante et protectrice – elle se penche affectueusement vers lui, appuyée sur le dossier de sa chaise, et l’écoute ; elle lui tend ses guitares ; elle humecte ses tempes et ses cheveux après s’être lavé les bras et le visage ; elle le conduit par la main vers l’autre extrémité du plateau en portant sa chaise, etc. Par son immobilité, la bailaora-enfant habite parfois avec force et respect des silences pendant lesquels le guitariste semble attendre patiemment (passivement ? anxieusement ?) l’apparition fugace d’une nouvelle inspiration. Mais il peut aussi lui arriver de le provoquer et de relancer ainsi vigoureusement un discours musical menacé de sombrer dans l’erratique. En un pas de deux entre l’isolement et la complicité, ainsi se joue un poème musical et chorégraphique dans le recueillement de deux artistes qui officient peut-être plus pour eux-mêmes que pour nous.

Sur une version des "Amarguras" de Manuel Font de Anta instantanément devenue un classique (album "Aires de Sevilla", Universal, 2020), la deuxième partie commence par ce qui nous semble être la pièce maîtresse du spectacle. Rocío Molina se saisit du tapis de sol, coloré par des dégradés de lumière rose, et le transforme en une énorme chasuble dont elle se revêt, serrée à la ceinture par une cordelette, deux longs pans dessinant un triangle derrière elle. Elle danse d’abord de dos, ses bras seuls émergeant du vêtement improvisé dont la lourdeur douloureuse renvoie immédiatement au dramatisme baroque. L’ensemble de la chorégraphie est ensuite directement inspiré de la peinture de Zurbarán, de la statuaire de Pedro de Mena (effets de drapés sur des poses immobiles) et de la monumentalité expressionniste des "tronos" de la Semaine Sainte malaguène.

Après ce tableau exceptionnel, la fin du spectacle marque une nette baisse de tension, sur deux compositions, "Los Quinteros" (2017) et "Cogiendo rosas" (2020), trop similaires à celles de la première partie. Entre les ébauches de thème méditatives en picado du premier et le trémolo du second, Rocío Molina ne peut que revenir sur ce qu’elle avait déjà longuement exposé au cours de la première partie : rotations des poignets, doigts virevoltants, cambrés et voltes certes virtuoses, mais redondants. Oserons-nous écrire qu’ils engendrent un certain ennui, imputable plus à la musique de Rafael Riqueni qu’à la bailaora. A l’exception d’"El costurero de le Reina" et d’un bref épisode de l’"Estanque de los patos", l’une des limites des compositions actuelles du guitariste est l’absence totale, non pas seulement de compás, mais plus généralement de dynamisme rythmique. On conçoit que ce parti-pris soit un sérieux problème pour la danse. D’autre part, choix délibéré ou incapacité, l’absence de développement (légitime dans le cadre de la falseta traditionnelle mais pas dans celui de pièces inspirées du style des compositeurs nationalistes espagnols du début du XXe siècle - Joaquín Turina surtout), rend épineuse la réalisation des nécessaires transitions chorégraphiques, faute desquelles un excessif morcellement provoque ça et là quelques temps morts – manque de rythme là encore, cette fois à grande échelle. Ces dernières réserves ne minorent en rien notre admiration pour les deux artistes, dont le grand talent nous incite à attendre toujours plus.

D’un long et beau trémolo d’Eduardo Trassierra, affleure progressivement la mélodie des "Amarguras" du premier volet, dans une harmonisation très différente de celle de Rafael Riqueni, plus nettement "por lo flamenco", et tout aussi inspirée. Le balancement processionnel de la pièce tend insensiblement à la farruca, tandis que Rocío Molina, vêtue d’une jupe longue et d’un boléro noirs, prend possession de la scène par une diagonale hiératique façon Carolyn Carlson. Immobile au centre du plateau, sur de lents balancements de jambes qui impriment une ondulation serpentine à sa jupe, elle dessine de ses bras une série de figures anguleuses qui rappellent les géométries cubistes chères à Vicente Escudero. Allons-nous assister à la première farruca de l’histoire du baile dansée sans les pieds ? Après s’être coiffée d’un chapeau plat à larges bords dont l’inclinaison cache son visage, elle nous détrompe rapidement. Comme les deux versions, d’ "Amarguras", la dissimulation du visage fait le lien entre les deux premiers volets de la trilogie : il s’agissait d’abord de transmuer la danse en statuaire ; cette fois, la farruca dissout l’égo de l’artiste, l’expression de ses sentiments, dans l’anonymat de l’acte de danser. Et quelle danse ! "Lo otro de Uno" est en effet tout autre, et résolument flamenco, au sens où l’entendent les aficionados orthodoxes : la suite de la farruca est une succession de zapateados effrénés, de fulgurances frappes contre notes en picado du guitariste, animées de rallentandos et d’accelerandos d’une précision diabolique et ponctuées de desplantes lumineux. Dorénavant, en une succession de palos construits sur leur codification traditionnelle, parfaitement maîtrisés et intensément habités, "Al fondo riela" reviendra sur l’expérience du baile acquise et vécue chèrement par Rocío Molina depuis son enfance, et sur le langage chorégraphique séculaire de la danse flamenca. Encore convient-il de préciser ici que la siguiriya et la soleá qui suivront ne seront nullement des reconstitutions historiques - ce qui va de soi s’agissant de Rocío Molina, qui excelle depuis longtemps à fondre avec un naturel et une spontanéité confondants des éléments de danse contemporaine, de hip hop ou de théâtre kabuki dans les escobillas, remates et desplantes les plus idiomatiques : tous sont au même titre à son menu quotidien.

La farruca s’achève sur un long silence, à peine troublé par le murmure de frôlements de semelles sur le sol, qui esquissent le tempo d’une siguiriya qui est d’abord jouée en duo par Eduardo Trassierra et Yerai Cortés, qui vient d’entrer en scène. Le poids émotionnel des silences et des arrêts sur image dans l’ensemble de ce spectacle, singulièrement pour la soleá, sont au baile contemporain ce que les "Compases y silencios" furent à la musique flamenca contemporaine. Entre la densité et l’inventivité harmoniques du jeu d’Eduardo Trassierra et la verve mélodique et rythmique "a cuerda pelá" de Yerai Cortés, la musique, à l’image de la danse, est un tissage inextricable de toque contemporain et de classiques traditionnels, tels des motifs d’accompagnement de l’escobilla ou des falsetas de Niño Ricardo, transposées en mode flamenco sur Mi. Rocío Molina a gardé le costume de la farruca, mais s’est débarrassée de son chapeau, les expressions de son visage étant essentielles au condensé d’énergie rageuse (les défis lancés alternativement face à chaque guitariste au cours de l’escobilla) et de dramaturgie incandescente de la chorégraphie. Après avoir effectivement "atteint le fond", elle quitte brusquement la scène tandis que les deux tocaores mènent le compás à un climax rythmique dont la tension énergétique est ensuite résolue par un diminuendo qui confine au silence lorsqu’Eduardo Trasierra s’éclipse à son tour.

Resté seul dans un angle du plateau, Yerai Cortés passe comme par magie de la siguiriya à la bulería, par de brèves entames mélodiques inachevées entrecoupées de silence dont les durées déphasent progressivement les temps forts du compás. Suit une bulería "por arriba" dont le tempo medium rehausse la saveur, dans une lecture personnelle du toque de Morón et du minimalisme de Manuel Molina (citation de "Anda Jaleo" incluse) dont le guitariste nous régale avec un plaisir communicatif. Les "paseos" en rasgueados d’une carrure harmonique identique à ceux de la soleá nous amènent sans heurt à ce nouveau palo. Rocío Molina le danse en bata de cola, dont elle use avec une gracieuse parcimonie. La bailaora ignore la redondance et la répétition. Son inventivité renouvelle incessamment chaque phase de la structure traditionnelle de la chorégraphie dont elle épouse pourtant les codes, par une palette inépuisable de sonorités et d’intensités (pieds), de mélismes gestuels parfois infinitésimaux (mains, poignets) et d’arabesques des bras et du buste tour à tours impérieuses ou d’une suavité digne des véroniques de Curro Romero.

La coda de la soleá, comme il se doit por bulería, apporte pour la première fois au spectacle une touche festive : posture "recogida", bras en dedans à hauteur des épaules, déhanchements provocants, remates et desplantes intempestifs ou drolatiques, etc. - une évocation de l’exubérance de la danse gitane (de Triana, du Sacromonte ou du Perchel) dont l’humour distancié aurait sans doute réjoui la Cañeta de Málaga. Le trio conclut alors le spectacle par une dernière et brève reprise de "Amarguras". Mais cette fois, loin du ton doloriste de sa première version avec Rafael Riqueni, Rocío Molina danse sourire aux lèvres, sur des platform boots et dans une combinaison fleurie de bariolée de vives couleurs. Ce final, légèrement iconoclaste quant aux connotations religieuses de la musique, est annonciateur d’un troisième volet qui ne sera sans doute pas un autre "Otro de Uno".

NB : uniques rediffusions de ces deux volets extraits de la trilogie, respectivement, les 11 et 12 septembre à 21h.

Prochain spectacle en streaming le 16 septembre à 21h : "Paraíso perdido" - Patricia Guerrero et Fahmi Alqhai.

Claude Worms

Photos : Archivo Fotográfico Bienal de Flamenco / Claudia Ruiz Caro





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