XIXe Festival Flamenco de Toulouse (du 2 au 12 mars 2020)

vendredi 6 mars 2020 par Claude Worms

Agua, nieve, viento, relámpago y mucho frío... (Pansequito : fandango). Heureusement, les artistes ont considérablement réchauffé l’atmosphère au cours des trois jours de notre séjour au Festival Flamenco de Toulouse : Laura Vital : "Mediterránea" / María Moreno : "Yo bailo" / Israel Fernández : "Amor".

Laura Vital : "Mediterránea"

Toulouse, Auditorium Saint-Pierre des Cuisines

Chant : Laura Vital

Guitare : Eduardo Rebollar

Violon : Faiçal Kourrich

Percussions : David Rodríguez "Chupete"

Le programme de "Mediterránea", dernier projet en date de Laura Vital, dont c’était la création en France ce 3 mars à l’auditorium Saint-Pierre des Cuisines de Toulouse, était composés de cantes flamencos bien sûr, mais aussi de pièces extraites d’autres cultures musicales du bassin méditerranéen. Il s’agissait de montrer à quel point le répertoire flamenco s’est constitué, et continue à s’enrichir, à partir de métissages successifs de ces divers corpus vernaculaires, d’ailleurs eux-mêmes hybrides.

Ce genre de tentatives nous laissent en général sceptique, dans la mesure où elles se résument régulièrement à des juxtapositions hasardeuses sur la base des plus petits dénominateurs communs, modaux et rythmiques, des idiomes musicaux censés "fusionner". Or, à l’exception de quelques séries de cantes orthodoxes, la plupart des compositions de "Mediterránea" ne sont pas d’hypothétiques fusions, mais plutôt des dialogues culturels dont Laura Vital incarne musicalement les divers interlocuteurs.

Soulignons d’abord que sa totale réussite ne doit rien au hasard. Nous en avions écouté les prémices dès 2015 : au programme de l’album "Tejiendo lunas", figuraient déjà un un chant de la tradition des Roms des Balkans en prélude à des tangos, une muwashshah arabo-andalouse en ouverture de soleares de Triana, et "Balamo", une chanson de l’auteur-compositeur grec Dionisis Tsaknis inspirée du folklore tsigane, et popularisée en Espagne par la bande sonore du film "Vengo", de Tony Gatlif, sous le titre "La canción de los gitanos". Depuis, Laura Vital a donc pris tout le temps nécessaire pour enrichir et diversifier ces dialogues, avec un respect total de l’identité musicale de chacune de leurs composantes sans pour autant renoncer à les inscrire dans des cadres formels d’une grande cohérence. Sans la moindre exagération, résumons le propos : la démarche de Laura Vital est au chant flamenco ce que celle de Jordi Savall est à la musique ancienne.

Initialement prévu avec sonorisation, le concert a finalement été présenté en format acoustique. Celle de l’auditorium Saint-Pierre des Cuisines s’y prête sans problème (la visibilité y est également parfaite), et nous y avons gagné de pouvoir apprécier la moindre nuance des quatre musiciens, qui en sont particulièrement prodigues. Le premier morceau du récital, interprété en duo chant/violon (Faiçal Kourrich) depuis l’une des chapelles de l’abside, affirmait déjà son ambition et la grande qualité de sa réalisation : un extrait de la "Tarara" ad lib., sous forme de questions-réponses entre les deux musiciens, suivi d’une chanson de l’artiste libanaise Fairuz, sur un motif mélodique répétitif du violon, tour à tour à fonction de ritornello et de contrechant. Suivirent, dans l’ordre du programme : des tangos (Niña de los Peines, Enrique Morente, Juana "la del Revuelo"), encadrés par un chant en arabe et un autre en romani (celui du disque. Cf. ci-dessus) ; la muwashshah suivie de soleares de Triana ; un chant grec et la mariana de José Menese ; une chanson d’Oum Kalthoum et la granaína de Manuel Vallejo ; la rosa dans la version composée par Laura Vital suivie de deux cantiñas de la Niña de los Peines ; "Balamo" en langue originale (grec) ; le "Dame la libertad" de Juan Peña "el Lebrijano" (album "Encuentros", 1985) ; un fado et, pour conclure, trois superbes fandangos de Huelva, entre José Rebollo et Antonio Rengel.

Quand ils ne sont pas chantés isolément, les emprunts extra-flamencos sont rigoureusement inscrits dans la structure canoniques des suites de cantes : ils se substituent aux "temples" et/ou aux "estribillos" et "cantes de remate". Surtout, tous sont chantés dans leur langue d’origine (arabe, grec, portugais et romani). Outre la performance linguistique qu’elle suppose, la restitution exacte de leurs phonèmes implique surtout à chaque fois des modifications de la technique vocale, notamment des attaques et de leur profil dynamique. D’autre part, Laura Vital prend grand soin de respecter les échelles mélodiques propres à chaque idiome musical, en particulier leurs intervalles ou micro-intervalles non tempérés et les ports de voix induits, sans jamais les réduire artificiellement à ceux du mode flamenco, ce qui exige une sûreté d’intonation hors du commun - de ce point de vue, le duo initial avec Faiçal Kourrich donnait l’impression fascinante d’une mélodie perpétuelle passant des cordes de l’instrument aux cordes vocales, que l’on retrouva ensuite tout au long du concert. Dans ces conditions, seule l’intelligence des choix musicaux, fondés sur la parenté des courbes mélodiques ou des modes rythmiques, pouvait éviter un effet patchwork, et garantir la cohérence à grande échelle de chaque pièce. Nous n’en prendrons qu’un exemple pour éclairer notre propos : le "compás" de la muwashshah est identique à celui des soleares auxquelles elle prélude, réduit à dix temps (accents sur les temps 3, 6, 8 et 10).

La volonté de ne pas tordre le cou aux cultures musicales invitées et de ne pas les annexer au flamenco s’étend également aux arrangements instrumentaux. Fayçal Kourrich transforme donc à l’occasion avec bonheur son instrument en violon flamenco - il fut un compagnon de longue date de Juan Peña "el Lebrijano", et nous les avions écouté à Nîmes lors de l’un de leurs derniers récitals. A l’inverse, les accompagnements et les variations d’Eduardo Rebollar (guitare) et de David Rodríguez "Chupete" (percussions) sonnent à l’occasion maghrébin, proche-oriental, grec ou portugais. Nous avons déjà eu souvent l’occasion d’écrire qu’Eduardo Rebolllar est un maître de l’accompagnement du cante, dont il connaît tous les secrets. Jamais il ne donne aussi pleinement toute la mesure de son art qu’en compagnie de Laura Vital, qu’il accompagne depuis le début de sa carrière. David Rodríguez les revêt d’un délicat tissu sonore, tout en nuances, sur une trame de jeux de balais (cymbale et tambour sur cadre) digne des meilleurs batteurs de jazz et de tressaillements métalliques, brodée de dessins tracés en frappes sèches et d’une riche palette dynamique particulièrement difficile à doser en concert acoustique. En duo, ils nous ont offert un raccourci historique du toque por bulería, de Paco Cepero et Parrilla de Jerez à Paco de Lucía via Diego del Gastor, conclu par un climax torrentiel en rasguedos continus sur... x compases, dont nous ne connaissons d’autres antécédents, sur une toute autre technique, que ceux de Parrilla (cf. ses enregistrements avec La Paquera de Jerez). Mais Eduardo Rebollar a transformé cet effet, initialement purement rythmique, en outil rythmico-mélodique, par des enchaînements de renversements d’accord sur tout le manche - il en usa également pour des intermèdes au cours des tangos et des fandangos de Huelva.

Pour le cante flamenco proprement dit, Laura Vital a actuellement atteint une pleine maturité technique et esthétique, reflétée sur scène par son aisance souriante et sa capacité à transmettre au public les émotions les plus diverses - le sourire complice est d’ailleurs une constante entre les quatre musiciens, qui se respectent, s’admirent et se plaisent visiblement à faire de la musique ensemble. "Cante clásico", non au sens de la restitution rigide de modèles préétablis, mais au sens d’une parfaite adéquation entre moyens techniques, textes musicaux, interprétations et affects. L’évidence de ses exposés des modèles mélodiques, par des attaques franches de leurs notes clés quel que soit leur intervalle, la plupart du temps sans portamento, rend immédiatement compréhensibles leur ornementation et leurs variations ultérieures. Elle conduit chaque période mélodique selon un processus de concentration d’énergie vocale par paliers, en enchaînements de tenues rectilignes de plus en plus longues liées par de brèves transitions mélismatiques - les soleares de Triana, empreintes d’une sérénité vocale majestueuse comparable à celle de Manuel Oliver ou de Cobitos, en ont été une frappante démonstration. La tension ainsi accumulée est déchargée, soit par un silence abrupt succédant à un ultime sforzando (cf. sa version de la rosa), soit au contraire par une reprise mezza voce sur le souffle (cf. la granaína et la mariana). Sa plénitude vocale lui permet de modeler les dynamiques avec une totale liberté d’inspiration, sans forcer sa voix dans les nuances forte ni l’étouffer dans les nuances piano (y compris dans les graves les plus périlleux). Sur des successions rapides de stases (liaisons de plusieurs tercios sur le souffle) et de phrasés acérés (micro césures), la souplesse d’infimes rubatos achèvent de matérialiser et de vivifier le compás (cf. les cantiñas, les tangos et l’accelerando conclusif de la mariana).

"Mediterránea" est l’un des plus beaux concerts auxquels nous avons assisté au cours de notre longue fréquentation de Festival Flamenco de Toulouse (une décennie déjà...). Le public, particulièrement réceptif et mélomane, l’a apprécié et salué à sa juste valeur.

Claude Worms

Photos : Fabien Ferrer / Festival Flamenco de Toulouse


Maria Moreno : "Yo bailo"

Toulouse, Centre Culturel Henri Desbals / 4 mars 2020

Danse : María Moreno

Chant : Matías López Esposito "el Mati"

Guitare : Óscar Lago

Percussions et palmas : Roberto Jaén

Jusqu’à ce spectacle, nous n’avions vu danser María Moreno qu’en deux courtes interventions dans des spectacles dont elle n’assumait pas la responsabilité : l’année dernière au Festival Flamenco de Toulouse lors du concert de Joselito Acedo (bulerías por soleá) et, il y a quelques jours, dans le "Gala Cádiz-Jerez" du Festival de Jerez (alegrías). Nous avions été ravi par l’apparente spontanéité et par la fraîcheur de ses performances ; il nous restait à vérifier qu’elle avait la maturité nécessaire à la conception d’un spectacle en son nom propre.

C’est peu d’écrire que "Yo bailo" nous en a pleinement convaincu. Ce titre apparemment neutre et laconique est en fait une profession de foi que le programme a déclinée por siguiriya, soleá, alegría et bulería : il s’agit effectivement de danser, sans prétexte narratif ou symbolique ni adjuvants scénographiques, el de le faire à la première personne, dans un style à la fois radicalement original et solidement ancré dans la tradition. D’où également la composition minimaliste du groupe de musiciens, tous enthousiasmants, qui l’accompagnent : un trio chant Matías Esposito "el Mati"), guitare (Óscar Lago) et percussions (Roberto Jaén).

En introduction, la première partie des siguiriyas, pour trio percussif (castagnettes, zapateado et percussions), annonce d’emblée Moreno les options esthétiques de María Moreno. La sobriété d’une robe sombre met en valeur des rafales d’énergie successives, en mano a mano avec Roberto Jaén puis en polyrythmies, qui culminent inexorablement sur un brusque silence et un arrêt sur image, une posture ramassée (bras en dedans, buste légèrement incliné) qui semble concentrer les ondes de choc précédentes jusqu’à en épuiser intérieurement les résurgences les plus lointaines et imperceptibles. Le deuxième volet de la pièce reprenait le même schéma, cette fois avec le renfort d’Óscar Lago qui nous donna un premier aperçu de son talent de compositeur. Le cajón est le centre géométrique à partir duquel irradient les dialogues, comme autant d’apostrophes impérieuses, entre la danse, les palmas et les percussions : tour à tour debout et assis, de profil, de face et de dos etc.

Les structures rigoureuses des chorégraphies, fondées sur une relecture originale des codes traditionnels (marquages du cantes, duos danse/guitare pour les falsetas, remates et esobillas) ponctuée de reprises variées à fonction d’"estribillos dansés", sont des trames musicales-narratives dont la fermeté même autorise une marge d’improvisation rare dans le baile contemporain – si l’on entend toutefois le terme improvisation, non comme une irruption inopinée de l’inspiration du moment, mais comme un montage aléatoire de figures et de pas peaufinés de longue date, un peu à la manière traditionnelle dont sont construits les solos de guitare par collages de falsetas. Ce n’est pas par hasard que les soleares et les alegrías étaient encadrées par un portique d’introduction et conclusion identiques : pose immobile côté jardin, sous une douche de lumière, et marquage d’un chant silencieux par de lents braceos pour les soleares ; arabesques rythmiques du châle, là encore sur une posture figée, pour les alegrías (la précision de leur périodicité était telle qu’elle suffit à donner à Óscar Lago le compás et le tempo, dans lesquels il pénétra avec une parfaite aisance) .

Il a suffi à María Moreno de danser por soleá et por alegría, après les siguiriyas et avant de courtes bulerías pour conclure, pour nous offrir la gamme complète de toutes les émotions visuelles et musicales que peut transmettre le baile. Deux très longues chorégraphies donc, qui ne nous lassèrent à aucun moment. Avec tous les moyens d’expression de la danse flamenca, elle procéda en vastes développements dont les périodes, d’une étonnante variété, ne s’attardaient jamais sur une unique technique. Nous employons à dessein des termes musicaux parce qu’il s’agissait effectivement d’analogues chorégraphiques de formes thème/variations/récapitulation appliquées à chaque phase codifiée, notamment aux duos danse/guitare (escobillas et falsetas). La dernière escobilla des alegrías par exemple, conçue comme une transition vers la coda (bulerías de Cádiz), énonçait le "thème" de la diagonale puis le variait à trois reprises, en évitant soigneusement de ne mobiliser que les pieds : exposé en zapateado de dessin rythmique permanent de type mitraille ; première variation en rotation virevoltante des poignets sur les mêmes découpages de la pulsation en doubles croches puis triolets de doubles croches que lors du zapateado ; deuxième variation en balancements des hanches ; troisième variation, à valeur de récapitulation, en combinaison des trois techniques précédentes. Le parcours énergétique atteint alors son point culminant, matérialisé au centre de la scène, au point d’intersection des diagonales, par une série de voltes sur place, accompagnées de virulentes arabesques de châle. Dès lors, la fameuse "subida" qui clôt habituellement les escobillas n’affecte pas le tempo, mais l’intensité cinétique, de telle sorte que paradoxalement, les bulerías conclusives ne sont plus appréhendées comme une culmination rythmique, mais au contraire comme la résolution des tensions accumulées au cours du processus.

Cette tentative de description à froid ne doit pas occulter que rien ne paraît jamais calculé. Nous ne nous attarderons donc pas plus longuement sur l’analyse des deux bailes majeurs du programme, tant la grâce et la spontanéité de chacun des gestes de María Moreno donnent constamment l’impression d’un naturel proche de l’improvisation – impression sans doute souvent fausse, mais toujours délicieuse. Outre à son aisance technique, elle le doit à son goût de l’ellipse : à peine nous sommes nous installés dans une routine technique qu’elle l’abandonne pour passer à un registre radicalement différent, d’un court zapateado virtuose à un braceo tour à tour langoureux ou dramatique etc. Surtout, elle possède à un rare degré l’art de superposer en polyphonie des rythmes corporels différents, de l’extrême lenteur au prestissimo : pieds, mains, bras, buste flexible, levers de bata de cola, châle tourbillonnant, etc. semblent habiter des temporalités distinctes qui ne se rencontrent, miraculeusement mais mathématiquement, qu’en quelques points névralgiques du compás.

Une telle diversité de registres ne peut que réjouir les accompagnateurs, d’autant que la bailaora n’est pas avare de provocations mutines. Avec elle, on ne s’ennuie jamais sur scène… à la condition de disposer de solides réflexes, donc d’une technique et d’une connaissance des palos à toute épreuve, et d’une bonne dose d’intuition. El Mati, Óscar Lago et Roberto Jaén n’en manquent pas, et ont visiblement pris autant de plaisir à accompagner María Moreno que le public à les voir et à les écouter tous les quatre. Entre les soleares et les alegrías, les deux premiers nous ont régalé de tientos-tangos de toute beauté, qui nous ont donné grande envie de les revoir en récital. El Mati a réussi à donner d’un tiento-tango de Cádiz ("La tiene que venerar…"), dont nous connaissions déjà mille versions, une interprétation hautement personnelle par son phrasé (combinaison de tercios liés et de césures inédites) et surtout par une paraphrase mélodique des deux derniers tercios d’une belle musicalité. Il a ensuite persévéré dans cette louable intention por tango (extremeño, El Lebrijano et La Repompa). Les introductions et les falsetas d’Óscar Lago étaient de même niveau, et il nous démontra qu’il est aussi habile pour la composition que pour la variation, par une longue citation d’ "Ímpetu", un classique de Mario Escudero que l’on reconnaissait immédiatement, bien qu’il n’en jouât pratiquement aucune note à la lettre (introduction des bulerías). Le reste des cantes et des parties de guitare étaient de même tenue : soleares et bulería por soleá (pour l’essentiel, répertoire de Lebrija et Utrera) ; alegrías classiques, romera et cantiña de La Juanaca.

Roberto Jaén eu tout le loisir d’exprimer sa fantaisie rythmique au cours d’un solo de cajón que María Moreno mit à profit pour se déchausser et danser ensuite, pieds nus, des bulerías (là encore, façon Utrera) dans le style "patio de vecinos", entourée de ses trois partenaires – un épilogue exubérant dont la courte durée prouva encore, si besoin était, le bon goût de l’artiste.

Les sourires réjouis des spectateurs à la sortie du théâtre étaient plus éloquents encore que leur ovation à l’issue du spectacle.

Claude Worms

Photos : Fabien Ferrer / Festival Flamenco de Toulouse


Israel Fernández : "Amor"

Toulouse, Centre Culturel Henri Desbals / 5 mars 2020

Chant : Israel Fernández

Guitare : Diego del Morao

Depuis le dernier enregistrement officiel de Camarón de La Isla et Paco de Lucía ("Rabia de potro y miel", 1992), l’industrie discographique recherche désespérément un substitut crédible, et surtout rentable, au duo mythique. Plus qu’un "nouveau Paco de Lucía", la plupart des tentatives se sont surtout attachées à trouver le "nouveau Camarón", et les candidats n’ont pas manqué (El Potito, Duquende, José Parra, Montse Cortés etc.). Logiquement, elles se sont toutes soldées par des succès éphémères et ont surtout réussi à enfermer les postulants dans un personnage stérile qui n’était pas le leur. A l’heure où la tendance serait plutôt à la réévaluation d’artistes de style très différent, autrefois vilipendés et accusés d’avoir précipité la dégénérescence du cante (entre autres Niño de Marchena et Juan Valderrama, via Mayte Martín, Rocío Márquez, Miguel Poveda et Árcangel), la persistance d’une telle quête apparaît légèrement anachronique et paradoxale. Le dernier "coup" en date, l’album "Mi reencuentro" d’El Potito et Vicente Amigo (Concert Music Entertainment, 2018), n’aura plus ou moins convaincu que les inconditionnels de l’un ou de l’autre (ou des deux…). La même année, Universal avait tenté sa chance de manière plus habile, mais sans plus de succès (du moins artistique), en associant l’héritier officiel de Paco de Lucía, Tomatito, à un très estimable cantaor dont la longue carrière ne doit rien à une quelconque imitation de Camarón, José Mercé ("De verdad" - Universal, 2018). Nous avons récemment chroniqué le deuxième opus d’Israel Fernández, "Universo Pastora" (même label et même année), l’hommage à Pastora Pavón "Niña de los Peines" d’un jeune chanteur passé en dix ans du flamenco light de Ketama ("Naranjas sobre la nieve" - Karonte, 2008) à… Camarón, réalisé luxueusement selon toutes les recettes de la world music. On nous annonçait alors son troisième disque, un "retour au flamenco traditionnel" en strict duo chant/guitare avec Diego del Morao.

D’une campagne de marketing savamment orchestrée à une parution simultanée en vinyl et en CD il y a quelques jours (les objets sont déjà disponibles sur les sites spécialisés - El Flamenco Vive, DeFlamenco etc.) tout indique qu’Universal espère avoir enfin trouvé la pierre philosophale. Nous avons entendu la présentation d’"Amor" sur la scène du Centre Culturel Henri Desbals ce jeudi 5 mars, par les deux musiciens et deux palmeros dont nous n’avons pas retenu les noms – on voudra bien nous en excuser tant ils furent transparents : deux brèves interventions (tangos et bulerías) opportunément discrètes et réduites au strict minimum syndical.

Le pari est risqué mais intéressant, en ce qu’il associe à un cantaor "camaronero" un pur représentant du toque jerezano traditionnel, plutôt à son affaire avec Juana la del Pipa ou David Carpio. Au cours de ce récital, quelques incompréhensions entre les deux musiciens (soleares, transition accelerando entre les tientos et les tangos) témoignaient encore de leur difficulté à trouver un terrain commun – le problème devrait être aisément résolu au fil des répétitions et des concerts. En tout cas, s’il sait la saisir, Diego del Morao pourrait trouver là l’opportunité de sortir de la confortable routine dans laquelle, jusqu’à présent, il semble se complaire. Avec plaisir mais sans surprise, nous avons entendu les falsetas por soleá, siguiriya, tango et bulería de son père. Nul ne saurait s’en plaindre, mais nous préférerions qu’il nous en donne ses propres versions, plutôt que des copies conformes – à tel point que sitôt énoncées les premières notes de telle ou telle falseta por bulería, nous anticipons déjà le remate en syncopes et contretemps qui ne manquera pas de suivre ; ou, après la version de Moraíto du classique por siguiriya baptisé "las campanas" (Javier Molina,) le déluge d’alzapúa "à l’ancienne" (technique P/i alternés) qui ne manquera pas de suivre. Quelques jolies idées harmoniques et/ou mélodiques (taranta, granaína, tiento) prouvent qu’il a les moyens d’apporter à ce répertoire une signature personnelle, s’il le veut et s’il l’ose.

Nous ne nierons ni la générosité ni l’engagement d’Israel Fernández, évidentes pendant plus d’une heure et demie de concert, dont deux longs bis qu’il nous offrit sans se faire prier (bulerías et fandangos). Son programme peut être divisé en trois groupes de palos. Nous passerons rapidement sur les cantes de minas, la media granaína et la malagueña corta del Mellizo. Il gagnerait à travailler le répertoire des cantes libres issus des fandangos, qu’il ne maîtrise pas encore : modèles mélodiques simplifiés et donc peu différenciés (cantes de minas) ; conduite mélodique perfectible, qu’il tente de compenser par des sforzandos artificiels et hors de propos ; placement hasardeux des reprises de souffle. Par contre, les suites de soleares et de siguiriyas ont été les deux grands moments du récital. Israel Fernández nous livra une véritable encyclopédie de soleares, par laquelle il commença son programme - pas moins de dix cantes, tous interprétés avec une exactitude stylistique qui n’excluait pas des tournures originales : Joaquín el de la Paula, La Andonda, Juaniquín, José Lorente, La Serneta, Ramón el Portugués, El Mellizo, Paquirri etc., bref, presque toute la géographie solearera disponible (Alcalá, Cádiz, Lebrija, Utrera et Triana). Péché de jeunesse plutôt sympathique, il s’attacha surtout à nous démontrer l’étendue de ses connaissances en la matière, qui sont effectivement grandes : il chanta pêle-mêle tout ce qu’il savait, sans se soucier outre mesure de la cohérence globale de la série. Les siguiriyas en quatre cantes magnifiques, tous jérézans, étaient plus solidement construites. Il commença par deux versions du même modèle mélodique de Manuel Molina, sur deux letras différentes. Sa première lecture était essentiellement rythmique, dynamisée par une scansion en syllabes staccato suivies de micro-césures sur le troisième tercio ; au contraire, la seconde était une paraphrase mélodique originale finement ouvragée, énoncée fluidement par une liaison des deux premiers tercios. La véhémence de la siguiriya de Joaquín La Serna constituait un développement idéal : l’expressivité de sa première période mélodique (et de sa reprise conclusive) était fondée sur le contraste entre l’entame effervescente d’un long mélisme virtuose et la résolution rectiligne d’un portamento chromatique façon Antonio Mairena. Pour le cante de cierre, le cantaor puisa dans le répertoire des martinetes ("Ya han tocado el toque de silencio…") une inspiration mélodique originale qui tendait vers la cabal.

Ces soleares et siguiriyas suffirent à démontrer le potentiel d’Israel Fernández, précisément parce qu’il y oublia Camarón - ce qui est d’ailleurs paradoxal, dans la mesure où ce dernier nous en livra deux somptueuses anthologies au fil des albums de sa première période discographique, malheureusement méconnue par les jeunes aficionados et cantaores. Par contre, por tiento, tango et bulería, il s’attacha à incarner très étroitement son modèle, à la note près et gestuelle comprise. Comme toute musique, le flamenco a connu des artistes dont l’originalité et le génie ont fait école – d’Antonio Chacón à Mayte Martín, en passant par Pastora et Tomás Pavón, Manuel Vallejo, Niño de Marchena, Antonio Caracol, Antonio Mairena, Fosforito, Pansequito, El Lebrijano, El Pele, Enrique Morente etc. Mais la plupart de leurs émules ont puisé dans leur œuvre une esthétique du chant, sans rien abdiquer de leur personnalité singulière. Seul Camarón, bien à son corps défendant, a déclenché une telle épidémie de copier-coller, surtout chez les artistes les plus jeunes qui ne le connaissent que par ses enregistrements. Il faut certes être capable de réaliser des copies crédibles, et Israel Fernández s’y entend (trop) parfaitement. Mais qui a réellement besoin d’une énième version à l’identique de ses bulerías et de ses tangos, alors que sa discographie reste aisément accessible, y compris sur Youtube ? Une partie du public y trouva sans doute son compte, dans la mesure où il n’était venu au concert que pour cela. Pour notre part, la lassitude et un léger agacement nous ont gagné à mesure que nous pouvions prévoir dès le premier mot de chaque letra ce qui nous attendait en termes de dynamique, de placement du texte ou d’inflexion chromatique. De plus, un tel mimétisme pose le problème de la finalité de la présence sur scène du musicien. A-t-il réellement quelque chose à nous dire, s’agit-il d’un artéfact… ? Nous avons ainsi constamment oscillé entre l’émotion (certaines soleares, les siguiriyas et les fandangos) et un profond désintérêt (le reste du concert) – dans ce dernier cas, nos moments de distraction ne tiraient pas à conséquence, tant il était aisé de renouer avec le fil d’un discours à ce point convenu.

A ce moment de sa carrière, Israel Fernández est à la croisée des chemins ("De dos vereítas (des)iguales ¿ cual de las dos cogeré … ?"). Il a tous les outils techniques et musicaux pour devenir Israel Fernández, même dans le répertoire de Camarón. Sans doute déchargé des contraintes du concert, il nous en donna une belle preuve lors du premier bis : une réalisation mélodique particulièrement personnelle et accomplie, dont il dessina la partition virtuelle par des gestes de sa main droite, d’une bulería aussi rebattue que "La que me lavo el pañuelo fue una gitana mora…". Il y faudra beaucoup de travail, de patience et de volonté pour résister à la pression des majors. Il peut aussi y céder, et succomber à la tentation d’un succès commercial aussi facile qu’éphémère. Dans ce dernier cas, nous y perdrions certainement un futur grand cantaor.

Soulignons pour conclure la qualité de la réalisation sonore de ce concert, comme la veille de celle du spectacle de María Moreno. C’est une heureuse habitude du Centre Culturel Henri Desbals.

Claude Worms

Photos : Fabien Ferrer / Festival Flamenco de Toulouse





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