XX Bienal de Flamenco de Sevilla (du 6 au 30 septembre 2018)

vendredi 14 septembre 2018 par Claude Worms

"Tauromagia" (Compagnie Mercedes Ruiz) / "Compadres" (Manolo Franco et Niño de Pura) / "Granaíno jondo" (Pedro el Granaíno) / "La huella de mi sentío" (María Terremoto) / "Flamencos de la Tacita"

Photo : Maguy Naïmi

En forme de prélude

¡Sevilla es una maravilla !

Me encanta Sevilla en septiembre, en tiempos de Bienal, porque primero puedes sentir y ver buen flamenco y hemos oído a un Paco Jarana ovacionado por un público de aficionados entusiastas. El espacio Turina se llenó… y te da alegría de que haya tanta gente no sólo para ver bailar, sino para escuchar un recital de guitarra… Paco Jarana tiene un toque muy virtuoso y muy original y su actuación gustó a un público que le trataba con cariño… estabas en un concierto y al mismo tiempo en una reunión de amigos… reinaba un ambiente cálido y campechano que te llegaba…
Pero Sevilla no es sólo Flamenco, es una ciudad por la que te gusta pasear y te encanta tomarte una caña con una tapita en un bar (de la Alameda por ejemplo), antes de meterte en otro concierto o irte a Triana porque esta noche toca ambiente gaditano, en el escenario montado en el patio de un hotel. Los cantaores, bailaores y tocaores gaditanos nos brindaron un concierto que se parecía a una fiesta familiar : se oyó buen cante y buen toque y se vio buen baile y reinaba en el escenario un bullicio alegre contagioso…

Paco Jarana - Photo : Óscar Romero / Bienal de Flamenco de Sevilla

No me importa que me llueva, porque después del recital de cante de Pedro el Granaíno del que salí encantada (pero muerta de frío ¡… por favor no pongan el aire acondicionado tan fuerte en el teatro… que nos resfriamos todos !) no te importaba que te llueva… Pedro tiene una voz excepcional y tiene un arte para mezclar influencias (la de Camarón y la de Morente en particular) para hacerlas suyas y reinterpretarlas con mucho talento, que te deja boquiabierta.

“Me gusta por la mañana después del café bebido” pasearme a la orilla del Guadalquivir y sacar fotos de sus murales.

Maguy Naïmi


"Tauromagia" - Compagnie Mercedes Ruiz

Teatro Central – 17 septembre 2018

Direction artistique et chorégraphie : Mercedes Ruiz

Adaptation et direction musicales : Santiago Lara

Livret, dramaturgie et direction : Francisco López

Lumières : Niolás Fischter

Danse (solistes) : Mercedes Ruiz et Ana Agraz.

Danse (corps de ballet) : Beatriz Santiago, Aurora Caraballo et Vanesa Reyes.

Guitares : Santiago Lara et Paco León

Chant : David Lagos

Claviers : José Amosa

Percussion : Perico Navarro et Rafa Fontaiña

"Tauromagia" est un miracle, l’un de ces chefs d’œuvre qui ne saurait se concevoir que par un état de grâce, bien au-delà des années de travail et de recherche qui en sont naturellement une condition nécessaire, mais pas suffisante (cf. par exemple, certaines pièces de Schubert). Ce n’est pas manquer de respect à Manolo Sanlúcar que d’écrire que rien dans sa production antérieure ne laissait prévoir l’irruption en 1988 d’un tel objet musical non identifié. Après une somme en trois volumes de la guitare flamenca traditionnelle ("Mundo y formas de la guitarra flamenca", CBS, 1972 – 1973), il avait entrepris une quête esthétique dont l’objectif était de forger un système de composition qui échappe au traditionnel montage aléatoire de falsetas, comme au copier-coller de procédés d’écriture "classiques" qui tournent trop souvent à l’espagnolade plus ou moins bien troussée. Après l’émerveillement provoqué par l’audition de "Tauromagia", un regard rétrospectif nous avait permis de discerner quelques invariants parmi de multiples expérimentations dont certaines s’avéraient des voies sans issue, mais d’autres des jalons prometteurs. Disons pour faire court que les deux fondements du langage musical de Manolo Sanlúcar nous semblaient être d’une part un système de modulations novateur et cohérent avec la "fusion" modalité-tonalité caractéristique de flamenco traditionnel, permettant le développement et le travail thématique à grande échelle ; d’autre part la conception de compositions structurées sur des équivalents flamencos de formes classiques (essentiellement la forme lied, le rondo à variations et la sonate – monothématique, ou de modèle scarlattien ; dans une moindre mesure, bithématique). Le signe avant-coureur de cette décennie de labeur quasi monacal (un terme qu’emploie souvent le compositeur pour qualifier son travail) avait été la première soleá résolument modulante de l’histoire de la guitare flamenca, enregistrée en 1976 ("Poema de la Soleá", du LP "Sentimiento", CBS). Dans ce même album, on trouvait déjà la fameuse technique du trémolo continu à basses intermittentes ("A mi niño Isidro"), destinée à éviter l’harmonisation implicite imposée par les basses d’accords placées sur chaque temps, et donc à renforcer le caractère monodique et modal de la mélodie – le procédé est donc bien antérieur à la merveilleuse "Oración" de "Tauromagia". Mais les deux disques prémonitoires de "Tauromagía" nous semblent être la "Fantasia para guitarra et orquesta" et "… y regresarte. A Miguel Hernández" (on trouve dans ce dernier un antécédent direct de "Nacencia", intitulé "Los cárceles"), tous deux enregistrés pour RCA Victor cinq ans plus tard, en 1978. Pour toute ces raisons, nous avions évoqué Béla Bartók à propos de l’œuvre de Manolo Sanlúcar dans le prologue d’une longue interview qu’il avait eu la courtoisie de nous accorder en 2006, au cours de laquelle il avait bien voulu confirmer nos intuitions, et surtout les commenter et les expliciter (cf. ci-dessous, "Lire également").

Après une avant-première présentée le 6 avril dernier au théâtre de Cusset, la création officielle de la chorégraphie de Mercedes Ruiz marquait à la fois le trentième anniversaire de "Tauromagia" et le soixante-quinzième anniversaire de son compositeur. Elle reprenait les neufs parties de ce que nous nommerons, faute de mieux, un poème symphonique pour deux guitares flamencas concertantes – pour la distinguer du seul précédent thématique que nous lui connaissions, "The Day of the Bullfight" de Sabicas, une franche musique à programme avec cante, bruits de rue, bandas etc. (LP ABC / Paramount ABCS-2265, 1959). Rappelons d’abord le programme de "Tauromagia" :

_ 1) "Nacencia" : prélude ad lib. en Mi majeur et Mi mineur.

_ 2) "Maletilla" : tango en mode flamenco sur Si ("por granaína").

_ 3) "Oración" : trémolo en mode flamenco sur Do# (« por rondeña »).

_ 4) "Maestranza" : composition sans référence directe à un palo, en mesures à 3/4 et 6/8, en mode flameno sur Mi ("por arriba").

_ 5) "… de capote" : bulería por soleá en mode flamenco sur La ("por medio").

_ 6) "Tercio de vara" : bulería / jaleo en mode flamenco sur Do# ("por rondeña").

_ 7) "Banderillas" : fandangos de Huelva en mode flamenco sur Si ("por granaína").

_ 8) "… de muleta" : bulería en La mineur.

_ 9) "Puerta del Príncipe" : alegría en Ré majeur

(Pour plus de détails sur les pièces, cf. notre transcription intégrale pour les éditions Acordes Concert, 2010)

La version enregistrée de "Tauromagia" comportaient de nombreux chœurs, des sections orchestrées par José Miguel "Evora" (violons, altos, violoncelles, contrebasses, clarinette basse, clarinette, flûte, saxophone, deux trompettes, trombone) et convoquait Diego Carrasco pour les palmas et les percussions, José Mercé, El Mono et La Macanita pour le chant, et Manolo Sanlúcar et Isidro Muñoz pour les guitares – plus, ponctuellement, Luis Panagua (sitar) pour "Nacencia" et Vicente Amigo (guitare). C’est dire le défi que constituait la restitution sur scène d’une partition d’une telle complexité, sans orchestre symphonique ni chœurs, et surtout avec les adaptations et arrangements induits par la chorégraphie. Santiago Lara a assumé ce travail risqué de main de maître, non seulement parce qu’il a joué en duo avec Manolo Sanlúcar pendant quatre ans, mais surtout parce qu’il semble avoir un don particulier pour pénétrer l’intimité de la pensée musicale des artistes qu’il admire – ce qu’il avait déjà démontré avec son
"Flamenco tribute to Pat Metheny" (CD Warner Music Spain, 2016). A tel point qu’on ne peut discerner aucun hiatus entre les compositions originales jouées dans leur intégralité et ses ajouts (à la fin de "Nacencia" par exemple), ni de rupture de style pour la pièce qu’il a lui-même composée (la siguiriya précédant "Puerta del Príncipe"). La cohérence de la construction d’ensemble est telle que personne ne remarque l’inversion de l’ordre des numéros entre "Maletilla" et "Oración", ou du moins ne s’en offusque. En tant qu’interprète, Santiago Lara a réussi à préserver la fluidité de phrasé de Manolo Sanlúcar et sa manière unique de fondre une ornementation foisonnante (trilles, mordants etc.) dans la continuité des lignes mélodiques, tout en réduisant l’ampleur du rubato cher à son maître, impossible à conserver pour accompagner la danse, au moins pour les palos a compás. Pour les contrechants et les accompagnements, Paco León a parfaitement assumé le rôle d’Isidro Muñoz, tout aussi difficile.

Il fallait toute la technique, la musicalité et l’expressivité d’un David Lagos pour être capable de chanter les parties de cantore(a)s de tessitures et de tempéraments aussi différents que José Mercé, El Mono et La Macanita, sans compter les siguiriyas, tonás et romances ajoutés aux pièces originales. Il remplaça également les chœurs à lui seul, et nous rappela un talent d’acteur et de récitant (trois poèmes de Miguel Hernández) que nous avions déjà pu apprécier lors de ses collaborations avec Israel Galván. José Amosa, Perico Navarro et Rafa Fontaiña ont souvent réussi à nous faire oublier les orchestrations de José Miguel "Evora", ce qui n’est pas peu dire.

Le spectacle est mis en scène sans décors ni accessoires : les lumières et la scénographie conçues par Francisco López et Niolás Fischter suffisent à magnifier une chorégraphie qui joue plus sur des contrastes formels que sur une plate illustration de la tauromachie – pas de musique à programme et donc pas de danse à programme, ni la moindre simulation de véronique ou de chicuelina. La tentation de tomber dans l’imagerie taurine au premier degré était pourtant forte, tant le baile, notamment féminin, s’est nourri depuis le XIX siècle du toreo – de Trinidad Huertas "La Cuenca" à Antonio Canales, en passant par Carmen Dauset "La Carmencita", El Estampio, Antonia Mercé "La Argentina", Trini Ramos, Antonio Gades etc. Les lumières habitent cet espace vide, tout à tour pesant et chargé de drame ou mobile et frémissant d’allégresse, en géométries épurées qui nous ont rappelé le Carlos Saura de "Flamenco" - notamment les retours en guise de refrains des silhouettes des musiciens se découpant sur un fond de scène orangé. D’autres scènes en noir et blanc alternent de larges cercles (le ruedo ?) et des douches violemment éclairées isolant Mercedes Ruiz et Ana Agraz – cf. la magnifique diagonale qui les opposent en images fulgurantes de la mort du taureau (la siguiriya, précédée des sourds battements de cœur des percussions, dans un silence de plomb). Aucune gestuelle mimétique n’est nécessaire pour nous faire vivre la mise à mort d’un animal vaincu qui lutte jusqu’au bout par point d’honneur (Ana Agraz, en noir) face à un torero dont l’empathie avec le taureau est physiquement palpable (Mercedes Ruiz, en blanc), avant qu’il ne savoure à l’avance son triomphe ("Puerta del Príncipe") tandis que le taureau sort de scène étroitement entouré par les trois danseuses du corps de ballet (Beatriz Santiago, Aurora Caraballo et Vanesa Reyes – une image de l’arrastre dont l’économie de moyens est au diapason de l’ensemble du spectacle.

Les numéros en solo jouent en effet avec une sobre rigueur sur l’opposition de style entre Mercedes Ruiz, "muy bailaora", et Ana Agraz, "más bien danzante". Le procédé est d’autant plus ambigu et signifiant que les deux artistes échangent parfois leurs rôles, et sont tour à tour taureau et torero. C’est que face à la mort qui les guette et avec un même courage, les deux ne font plus qu’un. C’est aussi sans doute la raison pour laquelle il n’y a pas de danseur dans ce "Tauromagia" : la corrida implique une intime connivence et un respect mutuel, presque une éphémère amitié, entre l’animal et l’homme ; elle aurait été brisée par une dualité masculin / féminin. Les deux artistes disposent de toute l’amplitude de moyens techniques et expressifs de grandes professionnelles, qu’elles distillent sans surcharge démonstrative selon les situations : virtuosité et puissance des taconeos ; braceos suaves ; postures d’une grâce ou d’un dramatisme prenants ; volubilité et légèreté des castagnettes ; danse avec mantón et / ou bata de cola, etc. Nous pourrions ici multiplier les exemples, telle Ana Agraz transformant au sol son châle en chrysalide ("Nacencia") ; la prière des bras de Mercedes Ruiz, les volutes de son mantón suivant étroitement le trémolo d’ "Oración", avant qu’elle ne le laisse tomber et se fige dans une immobilité glaçante sur la coda ; sa lente bulería suave et caressante en bata de cola blanche qui culmine en postures laissant voir la corolle rouge sang d’un jupon annonciateur de la mise à mort qui va suivre ("… de muleta").

Les chorégraphies de groupes, avec ou sans les deux solistes, sont construites sur des flashes étincelants qui mettent en images mouvantes les rythmes de la partition et leurs ruptures, par des entrées et sorties en cascade et des kaléidoscopes géométriques alternant solos, duos et trios occupant tout l’espace scénique. Des échanges d’accessoires (éventails, chapeaux, etc.) et des chorégraphies d’ensemble tour à tour synchronisées ou dissociées soulignent la mobilité incessante de ces numéros, associés à des robes de tons pastel ("Maestranza" et "Banderillas" par exemple) – la vie en somme, opposée au noir et blanc (ou rouge et noir) hiératique de la mort.

Connaissant la version enregistrée de "Tauromagia", la plupart des spectateurs s’attendait comme nous à ce que le spectacle s’achève sur la dernière note de "Puerta del Príncipe" (Mercedes Ruiz immobile, portée "a hombros"). Or, par un insensible rallentando (perturbé par nos applaudissements à contretemps…), les artistes renouèrent avec la musique et les images de "Nacencia", tandis que la voix off de Manolo Sanlúcar récitait un extrait du sonnet n° 19 de Miguel Hernández : "Me voy, me voy, me voy, pero me quedo,
 pero me voy, desierto y sin arena :
 adiós, amor, adiós, hasta la muerte." - le symbole musical et chorégraphique se passe de commentaires.

L’ovation du public s’adressait autant à Manolo Sanlúcar, présent dans la salle, qu’aux danseuses et aux musiciens. S’il refusa avec humilité de venir saluer sur scène, il félicita chaleureusement les artistes en coulisse – un bel hommage à leur travail et à leur respect pour une œuvre majeure de la composition flamenca.

Claude Worms

Photos : Óscar Romero / Bienal de Flamenco de Sevilla

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"Compadres"

Teatro Lope de Vega - 17 septembre 2018

Composition et guitare : Manolo Franco et Niño de Pura

Chant : Pura de Pura et Churumbaque

Percussions : Agustín Henke

Palmas : David Gavina et Manuel Cantarote

Manolo Franco et Niño de Pura sont chez eux à Séville, non seulement parce qu’ils y sont nés, mais surtout parce qu’avec Rafael Riqueni, Quique Paredes, Isidoro Carmona etc., tous guitaristes de leur génération, ils comptent parmi les défenseurs les plus inspirés de ce que nous nommerons faute de mieux l’école classique du toque sévillan. "Classique" dans le sens d’un équilibre souverain entre virtuosité et respiration, rythme et tempo, inspiration mélodique et harmonique…, bref entre le fond et la forme - donner à chaque palo exactement le type de composition qui lui convient quant au respect de ses codes fondamentaux, de son histoire guitaristique et de son ethos. On pensera naturellement ici à Niño Ricardo, mais aussi à Pepe Martínez, tous deux orfèvres en l’art de faire chanter la guitare. C’est peut-être à eux que pensait Paco de Lucía lorsqu’il déclarait qu’une falseta réussie est "un chiste", un trait d’esprit. Les sourires complices échangés par les deux "compadres" confirmaient ce point de vue, et ils nous offrirent ce soir des falsetas à ne plus savoir qu’en faire, capables effectivement de faire tourner la tête de tout auditeur normalement constitué.

Ils sont aussi chez eux à Séville parce qu’ils y ont mené des carrières parallèles, avant de converger et de créer un duo de guitares flamencas intermittent, l’un des rares qui respecte une égalité démocratique des rôles, quand tant d’autres se contentent d’un premier guitariste qui joue son répertoire soliste, à charge pour son partenaire de trouver tant bien que mal une deuxième voix ou, à défaut, un accompagnement – d’où la richesse de texture de leur composition. Manolo Franco remporta le premier "Giraldillo al Toque" décerné par la Biennale de Séville en 1986, Niño de Pura le deuxième en 1990. Manolo Franco enregistra son premier album solo en 1986 ("Aljibe", LP Pasarela) et Niño de Pura fit de même deux ans plus tard, et non la même année comme l’indique la brochure de présentation du concert ("Capricho de Bohemia", LP Divucsa / Perfil). Mais Manolo Franco s’en est tenu à son premier opus, pour se consacrer ensuite au disque à l’accompagnement du cante. Pas par manque d’inspiration d’ailleurs : nous ne l’avons quasiment jamais entendu répéter une falseta dans la multitude de ses enregistrements avec des cantaores de tout style (nous l’avons pourtant copieusement pillé et transcrit…). Au contraire, Niño de Pura vient de produire avec "Pura gloria" (CD Fonográfica del Sur, 2018) son sixième album solo.

Niño de Pura est venu au théâtre Lope de Vega avec son groupe : Pura de Pura et Churumbaque au chant, Agustín Henke aux percussions, David Gavira et Manuel Cantarote aux palmas. Manolo Franco s’est contenté de deux guitares, une "blanca" pour une siguiriya en solo et une "negra" pour le reste du concert. En prélude, les deux pièces en solo permettaient de mieux cerner la personnalité de chaque musicien. La taranta de Niño de Pura était basée sur deux longs trémolos - le second développant les idées mélodiques du premier – enrichis de complexes lignes de basse qui nous ont rappelé la veine contrapuntique de Victor Monge "Serranito". Le reste de la pièce était structurée par le retour périodique des deux séquences harmoniques du prélude et de la coda, générant des falsetas mélodiques distinctes liées par de courts intermèdes fulgurants en picado (la technique "à trois doigts", index / majeur / annulaire, dont il fait un usage stupéfiant) – non, comme on le prétend trop souvent, pour épater la galerie, mais pour relancer périodiquement la dynamique de ses compositions (cf. la coda des fandangos de Huelva).

Après un prélude tout en douceur caressante, la siguiriya de Manolo Franco (en mode flamenco sur Ré, sixième corde en Ré) réussit la gageure, sur un tempo très rapide, de transformer des arpèges arachnéens en un véritable maelstrom rythmique. La clé de la pièce nous fut donnée en son épicentre par son accompagnement harmoniquement très fourni et innovant du cante por siguiriya d’Antonio Cagancho ("Reniego yo…") chantée par Pura de Pura. Il en avait auparavant annoncé la grille par des arpèges se muant insensiblement en rasgueados cristallins, entrecoupés de courts motifs vigoureux en doubles notes (sixtes, neuvièmes et octaves) ou en accords plaqués sur les cordes graves. Après le cante, le guitariste reprit les mêmes procédés, variés rythmiquement, jusqu’au climax de la coda.

Les autres pièces explorèrent toutes les possibilités de la composition pour deux guitares : polyphonie ou solos accompagnés en arpèges ou en rasgueados ; polyrytmie ou jeu note contre note ; contrastes de registres ou resserrements sur un ambitus réduit etc., le tout invariablement signé par des remates saisissants. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement… et se joue avec aisance et naturel : Manolo Franco et Niño de Pura rendent leurs auditeurs intelligents (et heureux). Ils ont la courtoisie de rendre la densité de leur écriture accessible à tout un chacun, guitariste ou non, par la limpidité de leur inspiration mélodique - la guajira, seule pièce purement instrumentale, en fut une exquise démonstration. Pour les autres pièces, comme pour la siguiriya, les cantes s’intégraient logiquement à la structure d’ensemble : alegrías (cantiñas façon El Pele par Churumbaque) ; "Fantasy" (lire, a compás de jaleo, une soleá par Pura de Pura et une rondeña de Rafael Romero revisitée par Churumbaque de manière très personnelle) ; bulerías (romance por bulería dans le style de Lebrija et Utrera par Pura de Pura) ; fandangos (El Carbonillero par Pura de Pura et Paco Toronjo par Churumbaque), avec un rallentando pour l’accompagnement du chant contrastant avec le tempo d’enfer des sections instrumentales. Enfin, Agustín Henke, David Gavira et Manuel Cantarote s’acquittèrent au mieux, et donc discrètement, d’une tâche délicate : apporter un soutien rythmique solide mais pas envahissant à deux guitares pour une fois peu amplifiées, de telle sorte que rien ne se perdait de leur grain et des touchers fort distincts de Manolo Franco et Niño de Pura.

L’évidence se passant de commentaires, on nous pardonnera de ne pas entrer plus en détail dans la description d’un concert qui nous parut bien court quand les musiciens achevèrent leur bis. Ils avaient pourtant joué près d’une heure et demie.

PS : un disque nous ferait bien plaisir…

Claude Worms

Photos : Óscar Romero / Bienal de Flamenco de Sevilla


"Granaíno jondo"

Teatro Lope de Vega – 14 septembre 2018

Chant : Pedro el Granaíno

Guitare : Patrocinio Hijo, El Perla

Palmas et chœurs : Los Mellis

Piano : Cristian de Moret

Commençons, non par le commencement ni même par l’un des sommets d’un récital exceptionnel de bout en bout, mais plutôt par un fandango d’Enrique Morente ("Contando los eslabones…") adapté por tango par Pedro el Granaíno. Morente avait enregistré cette composition en 1975 (LP "Se hace camino al andar"), mais il la chantait déjà en public depuis plusieurs années ; ce qui n’échappa pas à Camarón, qui associa une autre letra ("Ni que me manden a mi…") au même modèle mélodique dans un album paru quelques mois plus tôt (LP "Arte y majestad", Philips, 1975 – cf. La discographie de Camarón de La Isla). Or, une bonne partie du programme de "Granaíno jondo" faisait référence à l’un ou l’autre de ces deux musiciens de génie devenus à l’évidence des classiques pour les artistes de la génération de Pedro el Granaíno, au même titre qu’Antonio Chacón, Manuel Torres, Pastora et Tomás Pavón etc.

Il serait en fait plus exact d’écrire que les tientos et les tangos (deux séries de cantes indépendants, et non liés en une seule suite) associaient simultanément les deux modèles - compositions d’Enrique Morente interprétées dans le style vocal de Camarón :

_ pour les tientos : début en duo chant / guitare sur "Yo seré como la mimbre…" (même album de 1975 de Morente) suivi après l’entrée du piano par des extraits de "La leyenda del tiempo" de Federico García Lorca (CD "Morente. Lorca", Virgin / Chewaka, 1998).

_ pour les tangos : diverses créations de Morente sur le canevas des tangos del Sacromonte et "El lenguaje de las flores" (adaptations par Morente d’extraits de "Doña Rosita la soltera", de García Lorca également – même album de 1998).

Or, Pedro el Granaíno a su fondre ces deux influences écrasantes dans un style personnel, qu’il doit certes à une technique vocale sans faille (justesse d’intonation, large ambitus, longueur de souffle etc.), mais surtout à une créativité et à un goût musical très sûrs. On en retiendra pour preuve, entre beaucoup d’autres, sa recréation du "cierre por siguiriya" de Manuel Torres (" Eran los días señalaos de Santiago y Santa Ana…") qu’il commence par un incipit exposant à l’avance le fameux motif s’achevant par une suspension mélodique sur le troisième degré, qu’il développe ensuite lors de son occurrence traditionnelle. Mais Pedro el Granaíno parvient à rester lui-même jusque dans des exercices de style beaucoup plus risqués : Camarón (répertoire) sur Camarón (manière vocale), alors que le copier – coller menace évidemment. Non seulement dans la série de bulerías constituées exclusivement de cantes de la deuxième période du cantaor de La Isla (postérieurs à l’album "La leyenda del tiempo"), mais aussi dans les cantes de mina traditionnels de son répertoire. Sa manière de transfigurer la version archi connue de ce dernier de la minera "Arañaba como un león…" fut saluée comme il se doit par un public connaisseur. Mais il faudrait ici citer la totalité de la suite, constituée d’un court extrait de la "Nana del caballo grande" en introduction, suivi de la taranta de Fernando de Triana ("Eres hermosa…"), de la minera citée ci-dessus et de la cartagenera del Rojo el Alpargatero ("Los picaros tartaneros…"), dont tout aficonado garde les versions de Camarón en mémoire. Pedro el Granaíno en renouvela systématiquement la dynamique à grande échelle en allongeant légèrement les tercios, sans exhibitionnisme gratuit : il achevait un premier tercio par une désinence mélismatique mezza voce pour, au bord du silence, alors que nous attendions la césure d’une respiration, enchaîner le suivant sur le souffle, sforzando.

Cet usage à des fins dynamiques de notes communes à chaque section du modèle mélodique dépassait de loin la simple performance technique. Il constituait l’une des signatures stylistiques - musicales et expressives - que nous avons retrouvées tout au long du récital, et donc pour des cantes traditionnels sans liens directs avec :

_ soleares de Cádiz et de Triana (quelques tournures d’El Pele pour ces dernières) : l’assemblage en une même série de cantes de tessitures aussi incompatibles ne fut possible que grâce à l’habileté de Patrocinio Hijo à moduler imperceptiblement du mode flamenco sur Mi ("por arriba") au mode flamenco sur La ("por medio").

_ granaína (Manuel Vallejo) - malagueña (Antonio Chacón) - rondeña (El Granaíno) - fandango (Antonio Rengel, sur rythme "abandolao") : cette fois, Patrocinio Hijo resta imperturbablement en mode flamenco sur Si ("por granaína") – on mesurera la performance vocale, mais ce fut surtout très beau.

_ siguiriyas : Manuel Molina / Manuel Torres – Joaquín La Cherna / Antonio Mairena – "cante de cierre" de Manuel Torres (cf. ci-dessus).

_ fandangos : El Carbonillero - El Chocolate etc.

En introduction au récital, un manifeste esthétique ad lib. ("Dicen que para cantar") en duo chant / piano annonçait précisément ce qui allait suivre, à quoi nous n’osions encore croire. Pedro el Granaíno y rendait déjà hommage, entre autres, à Camarón (par une citation de la siguiriya d’Antonio Cagancho "Reniego yo…") et à El Chocolate (par l’un de ses fandangos). L’introduction de Cristian de Moret, avec une figuration de trémolo dont les notes répétées auraient sans doute ravi Domenico Scarlatti, était déjà un régal. Son accompagnement et ses intermèdes tout au long de cette pièce, comme l’élégance de l’arrangement piano / guitare des tientos s’avérèrent tout aussi excellents. La qualité du dialogue entre Pedro el Granaíno et Patrocinio Hijo n’étonnera guère nos lectrices et lecteurs, qui apprécient sans doute depuis longtemps le style très personnel de ce guitariste. El Perla fut par contre, au moins pour nous, une heureuse découverte. Il remplaça Patrocino Hijo pour les cantes de mina, les siguiriyas et les bulerías : pour ces deux derniers palos surtout, imaginez une version tempétueuse et contemporaine du toque de Jerez vu par Manuel Morao. Il ne manquait donc plus que l’élégance bien connue de Los Mellis pour que notre bonheur et celui du public soit complet. Pedro el Granaíno répondit à une longue ovation plus que méritée par quatre cantes "a palo seco", sans micro, qui nous laissa sans voix : deux martinetes, la debla et une toná. Inoubliable.

Claude Worms

Photos : Óscar Romero / Bienal de Flamenco de Sevilla


"La huella de mi sentío"

Café Alameda – 16 septembre 2018

Chant : María Terremoto

Guitare : Nono Jero, Fernando de la Morena Hijo

Percussions : Ané Carrasco

Piano : Cristian de Moret

Chœurs et palmas : Los Mellis

Palmas : Manuel Valencia, Manuel Cantarote

Nous n’avions jamais eu l’occasion d’écouter María Terremoto, sur laquelle nous n’avions lu que des critiques et des commentaires unanimement élogieux. Nous attendions donc beaucoup de ce récital motivé par la présentation officielle de son
premier album, intitulé "La huella de mi sentío". Avouons que nous avons été en partie déçu.

Non que la cantaora n’ait pas mis tout son cœur à l’ouvrage. Mais le choix des cantes du programme, comme leur interprétation, s’avérèrent par trop inégaux. Ajoutons d’emblée que deux guitaristes (Nono Jero et Fernando de la Morena), deux choristes – palmeros (Los Mellis), deux palmeros à temps plein (Manuel Valencia et Manuel Cantarote) et un percussionniste (Ané Carrasco), de surcroît suramplifiés et baignant dans un halo permanent de réverb, sont peu propices à mettre en valeur les nuances du cante qui, rappelons le une fois de plus, "no es para sordos". De nuances il n’y eu donc guère, et la débauche de puissance – dont María Terremoto ne manque assurément pas – eut une fâcheuse tendance à faire pléonasme avec le niveau sonore général. La cantaora dépensa ainsi en pure perte (sur le plan musical s’entend) l’une de ses qualités majeures, l’autre étant naturellement la maîtrise du compás que l’on attend de tout artiste flamenco jérézan.

L’introduction du concert, a cappella sur bourdon électronique (cante de trilla d’après le programme, à forte tendance toná d’après notre oreille...), était pourtant de bon augure. Mais une délicate transition de percussions (ce fut bien le seul moment de la soirée où nous eûmes l’occasion d’apprécier la finesse de touche d’Ané Carrasco, sans qu’elle soit noyée dans les décibels ambiants) y mit rapidement fin pour laisser place à une première bulería calibrée sans doute pour Radiolé : une canción dont la mélodie et l’harmonisation sont oubliables (et d’ailleurs oubliés rapidement par des auditeurs versatiles), les estribillos en chœur de rigueur et une interprétation expressionniste outrée. On retrouva la même recette pour des alegrías alternant deux modèles mélodiques traditionnels et une cantiña-chansonnette et des tangos "originaux", qui d’ailleurs tournèrent rapidement court.

Au cours de toute cette première partie, María Terremoto nous gratifia d’une mise en espace façon meneuse de revue, arpentant la scène et s’adressant méthodiquement au public d’abord au centre, puis vers les deux travées latérales ; ce qui en soit ne tirerait pas à conséquence si l’aspect artificiel du procédé n’avait été mis en évidence par sa répétition mécanique après quasiment chaque cante, et une conclusion insistante par une ébauche de "pataíta" s’achevant imperturbablement par un seul et même desplante "efectista". La cantaora semblait d’ailleurs peu à l’aise dans ce rôle, ce dont nous eûmes la confirmation a posteriori par le naturel et la grâce avec lesquels elle chanta et dansa les bulerías jerezanas traditionnelles qui concluaient la soirée – temple façon Paquera inclus.

Seules les malagueñas échappèrent à ce scénario : malagueña-granaína de Manuel Torres, malagueñas del Mellizo et fandango "abandolao" de Frasquito Yerbabuena. Un choix méritoire, mais pour le moment au-dessus des capacités vocales de la cantaora : limitation de l’ambitus, et donc difficulté de justesse dans l’extrême grave et l’extrême aigu, rigidité de l’ornementation et surtout manque de maîtrise du souffle rendaient la lecture de ces compositions incohérente, et obligeaient l’interprète à recourir à l’artifice d’une émission surpuissante après chaque reprise de souffle pour suppléer à une musicalité déficiente – un tempo d’enfer achevant, dans tous les sens du terme, le fandango de Frasquito Yerbabuena.

Le même choix de tempo athlétique et le même déluge sonore gâtèrent notre plaisir à écouter les falsetas de Paco Cepero et Moraíto lors du bref intermède instrumental qui permit à María Terremoto de changer de robe, passant du noir au rouge ("Guitarras de Jerez", par Nono Jero) : impossible de faire swinguer ces délicates mécaniques sans jouer sur le rubato et les nuances de l’accentuation, inaudibles dans ces conditions.

Nous avions donc perdu tout espoir d’écouter de la musique quand quelques notes cristallines de piano nous chatouillèrent agréablement les oreilles. Cristian de Moret préluda longuement à une zambra, et nous eûmes tout loisir de goûter son talent à glisser des progressions harmoniques jazzy et des arpèges debussystes dans un idiome incontestablement flamenco, multipliant les digressions modulantes pour mieux retomber au final vers les cadences idiomatiques de la zambra codifiées par Arturo Pavón. Quand Pedro el Granaíno le rejoignit sur scène, nous avons cru assister à un bis du concert de l’avant-veille. María Terremoto s’étant jointe au deux musiciens, le reste de la pièce tourna à l’hommage (musique et mise en scène) au duo Lola Flores / Manolo Caracol, jusqu’au "Carcelero, carcelero…" pour la coda.

Cet intermède bienvenu annonçait une seconde partie nettement plus réussie - "mise en son" beaucoup plus sobre choix de cantes de la "casa Terremoto". D’abord d’excellentes bulerías por soleá conclues par le difficile cambio de Carapiera (modulation à la tonalité majeure homonyme du mode de référence), a cappella sur compás de nudillos – Fernando de la Morena donnait très discrètement l’accord repère à María Terremoto entre chaque cante, ce qui l’aida sans doute à assurer une intonation exacte. Suivirent des tientos bien maîtrisés (Frijones et Gaspar de Utrera) et des tangos (Niña de los Peines, La Repompa, Juana La Revuelo) dynamiques à souhait. La suite de siguiriyas était tout à fait cohérente quant à sa construction en trois parties, toutes basées sur le répertoire de Manuel Torres, composé à partir de siguiriyas de Cádiz : "Hospitalito de Cádiz…" / "Contempladme a mi mare…" / "Eran los días señalaos de Santiago y Santa Ana". Dans ces cantes estampillés Terremoto, comme dans les fandangos de même origine, María montra enfin qu’elle valait beaucoup mieux que ce qui nous avait été infligé au début du concert, malgré des limites vocales avec lesquelles, la maturité aidant, elle apprendra sans doute composer.

Nous ne pouvons que regretter le contre-emploi auquel elle s’est (ou a été…) cantonnée pendant une bonne moitié de la soirée. Un rendez-vous à demi manqué, mais rien ne presse - María Terremoto n’a que dix-neuf ans....

Claude Worms

Photos : Óscar Romero / Bienal de Flamenco de Sevilla


"Flamencos de la Tacita"

Hôtel Triana - 13 septembre 2018

Direction : Rosario Toledo.

Danse : Rosario Toledo, El Junco, María Moreno, Edu Guerrero, Juan José Villar.

Chant : David Palomar, José Anillo, Ana Salazar, Samara Montáñez, Anabel Rivera.

Guitare : Rafael Rodríguez, Óscar Lago.

Percussions : Roberto Jaén.

Artiste invité (chant) : Juan Villar.

María Moreno

Les soirées flamencas du patio de l’hôtel Triana sont l’une des institutions de la Biennale de Séville. Elles présentent à chaque édition des spectacles thématiques évoquant des lieux emblématiques de l’histoire du flamenco. Même s’il nous est arrivé d’y assister à un hommage à Málaga il y a deux ans, force est de constater que c’est plutôt la Basse Andalousie, avec le delta du Guadalquivir et l’axe Séville / Jerez / Cádiz, qui est mise régulièrement à l’honneur. La programmation 2018 ne déroge pas à cet usage, avec quatre spectacles consécutifs du cycle "Al Arte de su vuelo. XX Edición", du 12 au 15 septembre : "Lebrija, luna nueva", "Flamencos de la Tacita" (Cádiz), "Son de peñas" et "La cava de los gitanos" (Triana).

Les affiches imposantes (jamais moins d’une dizaine d’artistes) et les programmes marathoniens (comptez deux heures en moyenne), joints à l’ambiance conviviale du patio qui rappellera aux aînés de nos lecteurs le bon vieux temps des festivals andalous des années 1970, ne manquent jamais de provoquer quelques baisses de tension et quelques longueurs dont bénéficie le bar. Peu importent les hauts et les bas inévitables, tant la générosité des artistes et leur bonheur à partager la musique entre eux et avec le public sont communicatifs... surtout quand il s’agit de Cai.

Cádiz oblige, nous sommes entrés dans la Tacita de plata par un double portique collectif et festif irrésistible : deux longues "rondas" de bulerías, puis de tanguillos - a cappella mais avec polyrythmies diaboliques de palmas et zapateados. Cantes et estribillos en chœur idiomatiques pour les premières ; résumé parlé-chanté (Rosario Toledo) des épisodes précédents de la saga du flamenco gaditan sur fond de chirigotas pour les seconds : "Éstas son las cosas que pasan en Cai".

Une telle entrée en matière appelait logiquement une première phase de recueillement sans laquelle le spectacle aurait été trop réducteur. De l’humour iconoclaste à l’introspection, le cante gaditan possède en effet bien des facettes. José Anillo nous le rappela avec un diptyque granaína d’Aurelio Sellès / malagueña del Mellizo (que no podía faltar...). Il y lutta contre un soutien vocal et une longueur de souffle légèrement défaillants avec un surcroît d’engagement émotionnel : une version très éloignée donc des styles de Sellés ou Rancapino, qui du moins démontra vaillamment la plasticité de la composition del Mellizo. On ne présente plus Rafael Rodríguez aux aficionados français : dès ce premier duo, il nous régala des détournements imprévisibles de falsetas traditionnelles dont nous ne nous lassons jamais, qui culminèrent au cours d’alegrías et cantiñas d’anthologie. David Palomar a trouvé en ce guitariste son complice idéal, celui avec lequel il peut se livrer en toute sécurité aux escapades rythmiques les plus aventureuses : en l’occurrence un traitement hautement personnel des styles de quelques maîtres du genre : Niño del Mentidero, Manolo Vargas (alegrías) et Chano Lobato (cantiña de las Mirris). Les deux cantaores récidivèrent plus tard en mano a mano pour de magnifiques tientos et tangos. Pour ces derniers, ils puisèrent curieusement leurs cantes hors du répertoire de Cádiz - extremeño et La Repompa pour Palomar ; Triana pour Anillo. Ce fut également le cas de Juan Villar qui choisit des soleares d’Alcalá et non de Cádiz pour accompagner le baile de son fils Juan José Villar et de Rosario Toledo.

David Palomar et Rafael Rodríguez

Il ne saurait être question dans ce court article d’entrer dans le détail de la totalité d’un programme fleuve. Nous nous en tiendrons donc à nos meilleurs souvenirs. D’abord la qualité et la sobriété du jeu d’Óscar Lago, auquel il revint d’assurer discrètement la continuité musicale du spectacle, en partenariat avec Rosario Toledo pour l’argument narratif et David Palomar pour le chant. Son accompagnement bourré de swing et ses falsetas lapidaires nous ont ravi, notamment pour les bulerías chantées et dansées à tour de rôle par Ana Salazar, Samara Montáñez et Anabel Rivera.

Juan Villar, en patriarche et modèle respecté des jeunes artistes de Cádiz, nous offrit une anthologie quasi intégrale des "hits por bulería" qu’il enregistra il y a... avec Paco Cepero. Si sa voix n’est naturellement plus celle de ces années 1970-1980, son art de la diction a compás et de l’accumulation progressive de tension jusqu’à l’explosion du dernier tercio est resté intact, et résista sans problème aux mises en place et harmonisations, disons... facétieuses, d’un Niño Jero que nous avons connu mieux inspiré.

La chorégraphie de la canastera (José anillo pour le chant et Óscar Lago pour la guitare) aura été une autre excellente surprise, d’autant plus qu’elle n’était pas annoncée par le programme et que la composition de Camarón et Paco de Lucía n’est plus guère fréquentée actuellement. María Moreno y déploya de voluptueuses arabesques de châle et des volutes lentissimes de bata de cola sur un bourdon de raclements de semelles entrecoupé de fulgurants traits de taconeo menant à des desplantes de grande classe. Notons au passage que les danseu(se)rs ont appris depuis quelques années à utiliser les capteurs électroniques placés au sol non comme de simples amplificateurs, mais comme de véritables instruments de musique, favorisant la diversité des timbres et des dynamiques. La même observation vaut pour El Junco, dont les tangos en particulier furent une belle démonstration de musicalité et d’humour au second degré, avec juste ce qu’il fallait de fougue aux bons moments.

Enfin, la très longue "fin de fiesta" fut l’occasion d’une série d’hommages, por bulería naturellement : à Juan Villar d’abord, puis à Mariana Cornejo (Anabel Rivera - bulería de Manolito el de la María incluse), à La Perla de Cádiz (José Anillo), et à Adela La Chaqueta (Samara Montáñez). Pour faire bonne mesure, David Palomar osa une version personnelle, pour une fois convaincante, d’un cante de Pansequito. Non sans en avoir demandé la permission au public, El Junco se lança ensuite dans une imitation drôle et respectueuse à la fois de... Chano Lobato. Éstas son las cosas que pasan en Cai.

Claude Worms

Photos : Óscar Romero / Bienal de Flamenco de Sevilla


En forme de postlude

Martine Guillemin, aficionada avisée comme toutes nos lectrices, a eu la courtoisie de nous envoyer ce billet d’humeur que nous publions bien volontiers.

Guiris o no Guiris ?

Acuden a la Bienal los extranjeros

¿Adonde acuden tantos turistas de todas las partes del mundo a principios de septiembre ? ¡A Sevilla, cómo no !

Pero los turistas de los meses de septiembre de los años pares tienen una pinta especial : es que vienen a la Bienal de flamenco. Han cambiado los zapatos gordos por tacones, la camiseta por la americana y la ruta del tapeo por la ruta del hondo, del verdadero. Tal danés trae la guitarra que se ha comprado la última vez en Sevilla – el que quizás desde entonces se empeña en machacar Como el agua… Otros japoneses se han apañado en serio en ubicarse entre los varios palos y quizás se han atrevido a tocar las palmas. Unos grupitos atraídos por Tours operadores se alegran de descubrir los tablaos famosos. Al final andan los aficionados castizos y flamencólogos asiduos y orgullosos de bien conocer Sevilla después de tantas Bienales - intercambiando exclusivas.

Pero todos son buena gente… Y a pesar de todo, que les llamen guiris, que no sea tan fácil ubicarse en un programa tan completo, vienen para disfrutar cada uno a su aire. Para nada quisieran perderse esta cita otoñal.

Lo que siempre se preguntan es por qué el flamenco -tan alejado de sus propias raíces- ha podido atraparlos.
¿Por qué ? ¿Por el ambiente casi exótico ? ¿Por los entresijos del compás ? ¿Por la letra tan desgarradora ? : cualquiera que sea el lugar donde hayan nacido, las penas son las mismas y cuando se alza el cante cada uno puede ahogarlas.

¿O por quién ? ¿Quién nunca se ha enamorado de un andaluz ?

¿Qué les paso al oír la primera soleá que nunca esta vibración los dejó ? Mejor hablar de embrujamiento.

¿Y porque siempre dedicarse a la Bienal de Sevilla, mientras que hay tantos otros festivales con un sello bien marcado ? Vas a Jerez porque se dice que en el barrio de Santiago el corazón late a compás, vas a Cádiz por la alegría y el recuerdo a la Perla y en los pueblos por la esencia de la tradición.
¿Qué más tiene la Bienal ? Su sello es no tener un sello particular, es una olla en la cual se cuecen tanto el cante, el toque como el baile ; es un concentrado de espectáculos donde uno puede escuchar los palos más antiguos como experiencias innovadoras, el ortodoxo como el heterodoxo. De Israel Galván a Merche Esmeralda, de José de la Tomasa a Rocío Márquez, de Tomatito a Dani de Morón, centenares de artistas se suben al escenario. El sello de Sevilla es no tener un sello preciso, sino quizás la elegancia de su escuela de baile. Y a veces se arman eventos que nunca se borrarán : el homenaje espontaneo a Paco de Lucia en la plaza de san Francisco al initio de la Bienal 2014 o la coronación del “heredero” Vicente Amigo en la Maestranza en 2016. ¿Y por ser en la ciudad adecuada, por qué no disfrutar de las sevillanas y del flamenquito ?

Cabe decir que la Bienal nos ofrece un abanico de fuentes : no solo teatros sino también palacios, iglesias, claustros y durante la Bienal mucha afición por toda la ciudad derramándose en los bares, peñas, centros culturales y en la calle. Además la mayoría de los recintos son prestigiosos, casi míticos. Claro que un cantaor o un guitarrista pueden actuar en cualquier sitio –incluso en un almacén- y ponerle a alguien la carne de gallina. Pero actuar en el patio de la Montería del Alcázar es otra cosa ; apenas se pisa el patio que uno se sumerge en el ambiente, el olor de los jardines, las murallas que divinas. Desde entonces no eres el ciudadano de a pie sino alguien animado por todos los recuerdos y presencias del pasado que se ponen en resonancia detrás de las murallas. Cada uno se acuerda en la Bienal 2014 de Esperanza Fernández en el patio de la Montería del Alcázar empezando por petenera y terminando llorando al cantar el himno de los gitanos, Gelem, Gelem, el taconeo de Farruquito en las tablas de la Maestranza, la voz clara de José de la Tomasa mezclada con los instrumentos de la Orquesta barroca de Sevilla en medio de los oros de la capilla de San Telmo y en 2016 varios conciertos en la iglesia de San Luis de Los Franceses recientemente rehabilitada, que es una joya del barroco.

Sea lo que sea el corazón sigue intacto, para los puristas queda la tradición : dos sillas, un cantaor y su guitarrista que no le quita los ojos de encima.

Se dice que hay peligro en la casa por tantos turistas y tantas innovaciones. Sin embargo el flamenco resistió tantos cambios, incluso políticos y recuperaciones. Con esta fuerza que tiene puede aguantar el alud turístico y el flirteo con la modernidad, ¿no ?

Para nosotros La Bienal está manteniendo alto el listón de la calidad. Acudimos con respeto, humildad, ansia de saber más, sin entrar en las polémicas sevillanas y peleas de flamencólogos. Saber si somos guiris, si el flamenco es de los gitanos o de los malditos gachés, si la tradición, si la evolución, si la taquilla…nos importa un pito.

¿Quizás el flamenco pertenezca a los que lo aman ?
Vamos a la Bienal porque Sevilla es la ciudad de las maravillas y la Bienal un encanto.

Si nos habían dicho que volviéramos….

Y, si dios quiere, volveremos.

Martine Guillemin





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