La discographie de Camarón de La Isla

Quelques notes sur l’ évolution esthétique d’ un cantaor "mythique"

mardi 11 juillet 2017 par Claude Worms

La génération spontanée n’existe pas plus dans le cante flamenco, ou plus généralement dans la musique, que dans d’autres domaines - "¡A la escuela, hay que ir !", disait Pepe de la Matrona. Quelques remarques sur les sources et les modèles de l’oeuvre discographique de Camarón peuvent nous aider à prendre toute la mesure du génie du cantaor de La Isla de San Fernando.

JOSE CRUZ MONJE "CAMARÓN de la ISLA"

(La Isla de San Fernando, 5 décembre 1950 – Badalona, 2 juillet 1992)

BREVE CHRONOLOGIE ET RENCONTRES

La carrière de Camarón peut être divisée schématiquement en quatre périodes - découpage un peu arbitraire, chaque fin de période chevauchant plus ou moins le début de la suivante. Nous nous attarderons surtout sur les deux premières, qui correspondent aux années de formation du cantaor. Nous reviendrons sur les "rencontres" à propos des influences décelables dans la première période de sa discographie.

Cádiz – La Venta de Vargas – Les tournées avec des compagnies de danse : cc 1960 – 1968

Camarón commence sa carrière professionnelle, vers 8 – 10 ans, dans les tramways et les bars du trajet La Isla de San Fernando – Cádiz, en compagnie de Rancapino.

La Venta de Vargas, fondée comme son nom l’indique par Juan Vargas, est un arrêt obligatoire : l’établissement était aussi poste de secours routier (il avait le téléphone et des toilettes…), ce qui lui permettait d’échapper au couvre-feu franquiste et de rester ouvert toute la nuit. Les artistes de la baie de Cádiz et de Jerez y convergeaient chaque nuit après leurs engagements dans les cabarets locaux (le Pay-Pay, le Salón Moderno…) en quête d’une fête rémunérée par quelque "señorito", ou pour le seul plaisir d’y faire de la musique. Après l’influence essentielle de sa mère, Juana Cruz Castro, Camarón (ou "Pijote chico") y retrouve Juan Vargas, Chato de La Isla, Aurelio Sellés, La Perla de Cádiz et sa mère Rosa "La Papera", Beni de Cádiz, Pericón de Cádiz..., qu’il connaissait depuis son enfance parce qu’ils fréquentaient la forge de son père ; les cantaores de Jerez venus terminer la nuit à la Venta : Terremoto, el Borrico, el Sordera, el Chozas… ; et les guitaristes Capinetti, Manuel Morao, Rafael de Jerez, Manolo Brenes… (Camarón joue aussi de la guitare, et s’accompagne au besoin lui-même – cf, l’enregistrement témoignage de 1967). Il y est présenté à Manolo Caracol, qui l’ignore… : Camarón refusera toujours d’être engagé au tablao madrilène de Manolo Caracol, Los Canasteros. N’oublions pas non plus le bailaor Farina el Cojo, autre habitué de la Venta de Vargas : Camarón lui devrait, selon son propre témoignage, la transmission de variantes stylistiques des cantes de Cádiz en voie de disparition.

1963 : Chano Lobato emmène Camarón et Rancapino à la Feria de Séville. Il chante à la caseta de Juan Vargas au Prado de San Sebastian (Bulerías, Tarantos et Fandangos), en présence de La Perla et de son mari Curro Lagamba, Curro Malena, Juan Talega et Antonio Mairena, qui demandera à l’écouter en privé.

1966 : A la Venta de Vargas, Camarón est engagé par Miguel de los Reyes pour sa compagnie (son premier choix était Pansequito, mais ce dernier devait faire son service militaire). Il y chante essentiellement des cuplés (répertoire de Juanita Reina, Enrique Montoya…), mais en profite pour se faire connaître dans les cabarets et les tablaos de Málaga (la Gran Taberna Gitana) et de Torremolinos et Marbella. Il y rencontre, entre autres Fosforito, qui préparera les cantes de son premier disque, et Antonio el Chaqueta (La Linea, 1918 – Madrid, 1980), l’un de ses maîtres déclarés. Le cantaor était originaire de La Linea, et le mariage de Camarón avec Dolores Montoya "La Chispa" (La Linea, 1959) en 1973 allait encore resserrer les liens avec la tradition cantaora du Campo de Gibraltar (la plupart des artistes professionnels de la région travaillaient d’ailleurs dans les cabarets de Málaga et de la Costa del Sol).

Après la compagnie de Miguel de Los Reyes, Camarón obtient quelques contrats avec les compagnies de Juan Valderrama et Dolores Vargas "La Terremoto". Celle dernière est l’initiatrice de la vogue de la Rumba, amplifiée ensuite Peret, El Pescaílla, Amina, Bambino... Leurs EPs rivalisaient avec le rock d’outre Atlantique dans l’ambiance sonore des pistes d’ autos-tamponneuses et figuraient régulièrement dans les programmes des premiers juke-boxes apparus en Espagne. Camarón n’y était pas plus insensible que les teenagers de sa génération, et l’on peut y soupçonner les prémices des Tangos-Rumbas qui marqueront sa deuxième période discographique.

En 1968, le cantaor suit l’exemple de son compatriote et aîné Chato de La Isla, et accepte l’engagement du tablao madrilène Torres Bermejas, qui signifie la sécurité d’un salaire fixe. Il y restera douze ans. Il fait la même année ses débuts discographiques officiels, et grave quatre cantes (deux Bulerías, une Soleá et une Alegría) pour un disque collectif du groupe dirigé par le guitariste Antonio Arenas, associé à Chato de la Isla et El Turronero (réédition en CD : Arc Music EUCD 1501, 1999). En 1969, quelques mois avant la parution d’un premier LP sous son nom, il est sollicité par Sabicas pour enregistrer des Fandangos et des Bulerías - double LP "La historia del flamenco", RCA LPS 19000N, ou BMG / RCA ND 74612 pour la réédition en CD de 1990 (les autres heureux élus sont Rafael Romero, Pepe el Culata, Juan Cantero, Manuel Soto "Sordera" et Pedro Montolla - quel casting !).

Madrid / Málaga : 1968 – 1980

Dur métier : trois passages au tablao Torres Bermejas - d’ abord deux pour les "guiris" (les touristes), pour accompagner un corps de ballet d’une dizaine de danseuses, puis chant solo quand arrivent les "natifs", vers 2 ou 3 heures du matin. Fin de nuit dans les ventas de la route de La Corogne, notamment El Palomar, et parfois une éventuelle fête privée.

Rencontre décisive au tablao Torres Bermejas avec Paco de Lucía et son père Antonio Sánchez Pecino : début de la discographie de la première période.

Il travaille quotidiennement au tablao avec Jarrito, La Paquera, El Chaleco, Fosforito, Bambino, Álvaro de la Isla, Pepa de Utrera, Rafaela Reyes la Repompilla (la sœur cadette de La Repompa) et Paco Cepero (qui intervient comme deuxième guitariste sur certains disques de la première période, en remplacement de Ramón de Algeciras, même s’il n’est jamais crédité).

Pendant la période madrilène, Camarón a considérablement élargi son répertoire "por Tango", notamment avec les Tangos extremeños, qu’il popularise en les enregistrant abondamment pendant sa première période, en reprenant des cantes de Juan Cantero (Mérida, 1939) et Ramón el Portugués (Mérida, 1948), qui fut l’une de ses premières rencontres madrilènes, avec Enrique Morente et Antonio Humanes. Ramón el Portugués marquera durablement ses cantes "por Tango". Il s’ inspirera aussi des Tangos de Manuel Tejuela (León, 1937). Il accompagne chaque soir Rafaela Reyes "La Repompilla", une autre spécialiste des Tangos de Málaga, après Miguel de los Reyes et El Chaqueta (cf. ci-dessous). Camarón ne perd d’ailleurs jamais une occasion d’apprendre : Carlos Lencero rapporte qu’il accompagne Bambino, engagé à Barcelone, dans le seul but d’écouter et d’enregistrer les Tarantos de Tío Enrique, fameux pour leur "salida" originale (Lole et Manuel Molina les ont enregistrés pour leur LP "Pasaje del agua").

Quand il ne travaille pas au tablao Torres Bermejas, Camarón participe à quelques tournées (notamment en 1971, avec la compagnie de Mariquilla, au Royaume-Uni et en Allemagne, avec Paco de Lucía, Matilde Corral et El Negro). Surtout, il continue à fréquenter assidûment les tablaos de Málaga et de la Costa del Sol. Au Jaleo, à la Bodega Andaluza, ou au Cuevas de Nemesio de Torremolinos, il retrouve Fosforito et El Chaqueta, et rencontre Porrina de Badajoz (dont il reprend des Tangos extremeños), El Lebrijano, El Turronero, El Guïto, Farruco, Manolete, Carrete… A la caseta de El Jaleo de la feria de Málaga, il ne perd pas une occasion d’écouter les "anciens", comme Paco Valdepeñas ou Anzonini del Puerto. Il chante fréquemment à la Gran Taberna Gitana, où il rencontre Pepe Palanca ou El Tiriri, mais aussi Las Grecas, Los Chichos et El Chino, qui auront une influence certaine sur sa deuxième période discographique. (cf. ci-dessous).

Il rencontre Tomatito en 1974 dans ce même tablao : la première grande apparition publique du duo aura lieu le 26 avril 1975, lors d’un festival au Polideportivo de Carranque à Málaga : Fosforito, Camarón, José Menese et Pansequito, avec les guitaristes Manolo Brenes, Juan el Africano, El Poeta et Tomatito. C’est que Camarón commence à opérer sa reconversion vers les festivals andalous. Il sera bientôt l’un des incontournables des programmations des festivals de Málaga et de la Costa del Sol, qui assureront dans les années 1980 une bonne partie de ses revenus : Noche Flamenca de la Feria de Málaga, Certamen Poético-Flamenco du Palacio de Congresos de Torremolinos, Festival de Cantes de Playa de Torremolinos, Festival Torreblanca del Sol de Fuengirola, Festival de Cante Grande de Álora, Festival de Cante y Baile de Marbella, Torre del Cante de Alhaurín de la Torre, Festival de Benalmádena, Festival de Cante Juan Breva de Vélez Málaga,
Festival Flamenco Ciudad de Málaga, Festival de Almogía, Festival de Casabermeja, Festival de Ronda, Noche Flamenca de Torreblanca Cantaora… Liste interminable !

Les festivals : 1980 – 1987

Si Antonio Sánchez Pecino avait réussi à faire de Camarón un artiste respecté, avec à son actif neuf albums historiques (associons à ce bilan les guitares de Paco de Lucía, Ramón de Algeciras et Paco Cepero), la carrière du cantaor n’en restait pas moins fondamentalement limitée aux tablaos. Pour toucher un public plus large, la voie royale était l’accès à la programmation des grands festivals andalous (cf. ci-dessus). C’est sans doute l’une des raisons de la rupture avec le père de Paco de Lucía : l’imprésario José Antonio Pulpón, qui détenait à l’ époque la quasi exclusivité du "marché", assura la carrière festivalière de Camarón, et des cachets en hausse vertigineuse (même s’ils peuvent paraître modestes mesurés à l’aune de ceux de certaines de nos stars actuelles). Cette reconversion devait logiquement être accompagnée d’un tournant dans son orientation discographique, confiée au producteur Ricardo Pachón. Ce dernier, outre un spectaculaire changement de répertoire (cf. ci-dessous), y mit les moyens techniques nécessaires : Camarón passera ainsi du disque enregistré en une journée ou une nuit, au mieux sur un huit pistes, de la période Sánchez Pecino, aux quinze jours d’enregistrement et de mixage de "La leyenda del tiempo". La seule tentative, sans lendemain, d’exécution publique de l’enregistrement eu lieu à la Plaza Monumental de Barcelone, en première partie de Weather Report, Stanley Clarke et Jeff Beck : Ricardo Pachón fut chargé de contrôler le son depuis une table de mixage de quarante huit canaux... Plus tard, la réalisation de "Soy gitano" s’étalera sur plusieurs mois, et mobilisera les studios Pañoleta Record (Séville), Abbey Road et Livingstone Studios (Londres).

Ses nombreux engagements dans les festivals permirent en tout cas à Camarón de se libérer du tablao. Pendant les années 1980, il peut enfin vivre de ses cachets, de plus en plus substantiels : au moins 1000000 de pesetas, et parfois jusqu’à 3000000 (environ de 6000 à 18000 euros).
"En efectivos" : Camarón reste sur ce point de l’ancienne école, et tient à être payé de la main à la main, de préférence avant de monter sur scène.

Camarón n’est donc plus astreint à chanter pour boucler ses fins de mois. Il tente même de demander des cachets excessifs pour pouvoir refuser certains engagements (en vain d’ ailleurs). Il a en tout cas le loisir de "disparaître" quand il le veut pour quelques jours ou quelques semaines, pour des retraites plus ou moins festives, ou studieuses... : à Barcelone ou à Madrid, dans les villages des Montes de Málaga, ou souvent à la Venta del Canario, proche de la Venta de Vargas. A la Venta del Canario, la consigne était qu’il n’ était là pour personne - il passait des journées entières à écouter des cassettes de cantaores anciens.

Une carrière internationale avortée : 1987 - 1992

Contrairement à d’autres grands cantaores de sa génération (José Menese, Enrique Morente, Carmen Linares…), Camarón n’a commencé que très tardivement une véritable carrière internationale, qu’il aurait pu comme eux mener de front avec les festivals. Son véritable lancement fut sans doute le concert de 1987 au Cirque d’Hiver de Paris, salué comme un événement par Le Monde, Libération..., même s’il était déjà depuis longtemps une légende vivante en Provence (son avant-dernière apparition publique eut d’ailleurs lieu à Nîmes le 24 janvier 1992, la veille du célèbre récital au Collège San Juan Evangelista de Madrid).
Suivirent Montreux, New-York, Rio de Janeiro, Caracas… L’enregistrement partiel de "Soy gitano" en 1989 au mythique studio d’Abbey Road était sans doute destiné à enfoncer le clou.
Trop tard, malheureusement…

DISCOGRAPHIE ET STATISTIQUES

Les chiffres sont parfois parlants. L’analyse de la liste des cantes au programme des seize enregistrements en studio officiels de Camarón confirme qu’il y eu bien un avant et un après "La leyenda del tiempo".

NB : nous reproduisons pour ces statistiques la nomenclature des cantes telle qu’elle apparaît sur les LPs originaux, même si elle est erronée ou fragmentaire. Nous la corrigerons ou la compléterons dans les analyses du chapitre suivant. De même, nous omettons les titres des albums ajoutés plus tard pour les rééditions en CD. Après la date et le titre, nous mentionnons le ou les guitaristes. Pour la première période, pour les accompagnements à deux guitares, le second guitariste est en général Ramón de Algeciras, mais parfois Paco Cepero (qui n’est jamais crédité...).

Première période : 1969 – 1977 (+ 1967)

1969 - sans titre / Paco de Lucía

Alegrías : 1 / Bulerías : 2 / Fandangos : 2 / Fandangos de Huelva : 1 /
Siguiriya : 1 / Soleá 1 / Soleá por Bulería : 1 / Tangos : 1 / Taranto : 1 /
Tientos : 1 / Total : 12

1970 - sans titre / Paco de Lucía

Bulerías : 2 / Fandangos : 2 / Fandangos de Huelva : 1 / Granaína : 1 /
Romera : 1 / Siguiriya : 1 / Soleá 1 / Tangos : 1 / Taranto : 1 /
Tientos : 1 / Total : 12

1971 - sans titre / Paco de Lucía

Bulerías : 2 / Fandangos : 2 / Malagueña : 1 / Minera : 1 / Petenera : 1 /
Polo : 1 / Siguiriya : 1 / Soleá : 2 / Tangos : 1 / Total : 12

1972 : "Canastera" / Paco de Lucía

Alegrías : 1 / Bulerías : 2 / Canastera : 1 / Cartagenera : 1 / Fandangos : 2 /
Siguiriya : 1 / Soleá : 1 / Tangos : 1 / Tientos : 1 / Verdiales : 1 /
Total : 12

1973 - sans titre / Paco de Lucía

Bulerías : 2 / Fandangos : 2 / Fandangos de Huelva : 1 / Malagueña : 1 /
Martinete : 1 / Siguiriya : 1 / Soleá : 1 / Soleá por Bulería : 1 /
Tangos de Málaga (cantes del Piyayo) : 1 / Taranto : 1 / Total : 12

1974 : "Soy caminante" / Paco de Lucía

Alegrías : 1 / Bulerías : 2 / Fandango : 1 / Fandangos de Lucena : 1 / Siguiriya : 1 /
Soleá : 1 / Tangos : 1 / Taranto : 1 / Tientos : 1 / Total : 10

1975 : "Arte y majestad" / Paco de Lucía

Bulerías : 2 / Cantiñas : 1 / Fandangos : 2 / Fandangos de Huelva : 1 /
Granaína : 1 / Siguiriya : 1 / Soleá : 1 / Tangos (del Titi) : 1 / Taranto : 1 /
Total : 11

1976 : "Rosa María" / Paco de Lucía

Bambera : 1 / Bulerías : 2 / Canastera : 1 / Fandango : 1 / Sevillanas : 1 /
Soleá : 1 / Tango : 1 / Taranto : 1 / Tientos : 1 / Total : 10

1977 : "Castillo de arena" / Paco de Lucía

Bulerías : 2 / Fandangos : 2 / Granaína : 1 / Siguiriyas : 1 / Soleá : 1 /
Tango : 1 / Taranto : 1 / Tientos : 1 / Total : 10

Statistiques : 9 disques sur 9 ans / Total cantes : 101

18 : Bulerías

16 : Fandangos

10 : Soleares

9 : Tangos - dont 1 cantes del Piyayo, 1 del Titi

9 : Cantes de minas - dont 7 tarantos, 1 Cartagenera, 1 Minera

8 : Siguiriyas

6 : Tientos

5 : Alegrías – dont 1 Romera et 1 Cantiñas

4 : Fandangos de Huelva

3 : Granaínas

2 : Malagueñas / Canasteras / Soleares por Bulería / Cantes abandolaos – dont 1 Verdiales et 1 Fandango de Lucena

1 : Bambera / Petenera / Polo / Martinete / Sevillanas

Crédits :

Production : aucun

Auteurs - compositeurs :

Antonio Sánchez et Paco de Lucía pour 1971 et 1972/
Antonio Sánchez à partir de 1973, sauf "Con roca de pedernal" (Bulerías)
en 1976 (Joaquín Carmona "El Canastero") ; et "Samara" (Bulerías en 1977), cosigné Antonio Sánchez
et José Monje

Bilan : le programme type d’un disque de Camarón de cette première période est établi dès 1969 : 2 Bulerías / 2 Fandangos / 1 Tangos / 1 Tiento / 1 Siguiriya / 1 Soleá / 1 Taranto (en fait, 1 cante de Minas - cf ci-dessous). Le complément est souvent une Alegría (mais elles ne sont pas si nombreuses, ce qui peut surprendre pour un artiste gaditan), un Fandango de Huelva ou une Granaína.

Le programme de base correspond effectivement aux cantes favoris de Camarón, dès l’enregistrement officieux de 1967 à la Venta de Vargas édité à posteriori (cf. ci-dessous).

Les enregistrements sont à l’époque destinés au public limité des aficionados : nomenclature systématique des cantes. Cependant, à partir de 1972, et sauf pour 1973, chaque album est titré : un cante est mis en exergue, sur lequel on tente un début de promotion hors du cercle strictement flamenco (il s’agit toujours d’un Tango ou d’une Bulería, sauf pour la création d’ une chanson, la Canastera). Comme tous les albums flamencos de l’époque, ils reflètent d’autre part les concerts publics de Camarón, sans travail spécifique de production : il s’agit en quelque sorte d’enregistrements "live" en studio, réalisés au mieux en quelques jours. Tout juste peut-on repérer l’usage de la réverb à partir de 1972, ce qui correspond sans doute à l’évolution de la discographie soliste de Paco de Lucía (même réverb la même année, pour la première fois, sur "El duende flamenco de Paco de Lucía")

La quasi totalité des titres est signée par Antonio Sánchez Pecino, alors qu’il s’agit dans la grande majorité des cas de cantes traditionnels, sans que la SGAE y cherche malice...

La formule montre quelques signes d’épuisement à partir de 1974 : passage de 12 à 10 cantes (11 en 1975) et tentatives de renouvellement du répertoire - reprise peu convaincante de la Canastera ; Sevillanas ; Tangos del Titi ; Tangos originaux avec un "estribillo" que chacun pourra fredonner
("Rosa María", suivi de "Y mira que mira y mira", avec chœurs et laúd - 1977) ; première tentative de Tiento – Tango de tempo fluctuant en 1977 ( "Vivo pá quererte"), qui renoue avec la tradition gaditane (Aurelio Sellès, Manolo Vargas), ne sera pas renouvelée au disque, mais deviendra la norme en concert.

1967 "Venta de Vargas" / Camarón et Manolo Brenes

Bulerías : 3 / Fandangos : 3 / Siguiriyas : 2 / Tango : 1 / Taranto : 1 / Total : 10

Deuxième période : 1979 - 1992

1979 : "La leyenda del tiempo" / Tomatito et Raimundo Amador

+ Manolo Rosa et Raimundo Amador (basse) / Jorge Pardo (flûte) / Manolo Marinelli (claviers) / Rafael Marinelli (piano) / Gualberto (sitar) /
Rubén Dantas et Tito Duarte (percussions) / José Antonio Galicia et Antonio Moreno "Tacita" (batterie)

Alegrías : 2 (dont Cantiñas del Pinini - "Homenaje a Federico" ; et Alegrías avec silencio y escobilla) – "Mi niña se fue a la mar" / Bulerías : 2 / Jaleos : 1 (mélodie dérivée de la Bambera - "La leyenda del tiempo") / Nana : 1 / Rumba : 1 /
Soleá por Bulería : 1 ("Romance del Amargo") / Tangos : 2 (dont "La Tarara", a compás de
Tango lent "por Taranto") / Total : 10

Auteurs : Federico García Lorca (5) / Omar Kayan (1) / Kiko Veneno (1)
Fernando Villalón (1) / Francisco Diaz Velázquez (1) / popular (1)

Compositeurs : Ricardo Pachón (8) / Kiko Veneno (2) ("Viejo mundo", texte de
Omar Kayan ; et "Volando voy", texte de Kiko Veneno / Antonio de Casas (1)
(co-signe les "Tangos de la sultana", texte de Francisco Diaz Velázquez)

NB : premier intervalle de deux ans depuis le dernier enregistrement

1981 : "Como el agua" / Paco de Lucía et Tomatito

Alegrías : 1 / Bulerías : 3 / Fandangos de Huelva : 1 / Tangos : 2 / Taranto : 1 /
Total : 8

Auteurs : Pepe de Lucía (7) / José Monje (1) ("Gitana te quiero", Bulerías)

Compositeurs : Pepe de Lucía (6) / Antonio Humanes (1) ("Gitana te quiero") /
José Monje (1) ("La luz de aquella farola", Bulerías)

1983 : "Calle Real" / Paco de Lucía et Tomatito

+ Carles Benavent (basse) / Rubén Dantas (percussions) /
Joan Albert Amargós (arrangement de cordes pour "Calle Real", Fandangos de Huelva)

Bulerías : 4 / Fandango de Huelva : 1 / Rumba : 2 / Tanguillo : 1 / Total : 8

Auteurs et compositeurs : pas de crédits

1984 : "Viviré" / Paco de Lucía et Tomatito

+ Carles Benavent (basse) / Jorge Pardo (flûte) /
Rubén Dantas (percussions) / Joan Albert Amargós (arrangement de cordes pour
"Campanas del alba", Siguiriya)

Alegrías : 1 / Bulerías : 3 / Rumba : 1 / Siguiriya : 1 / Tangos : 2 / Total : 8

Auteurs – compositeurs : Pepe de Lucía (5) / Antonio Humanes (3)

1987 : "Te lo dice el Camarón" / Tomatito

Alegrías : 1 / Bulerías : 3 (dont 1 a capella : "Otra galaxia") / Fandangos : 1 / Rumba : 1 / Soleá : 1 (a capella : « Homenaje a Chaqueta ») / Tangos : 1 / Total : 8

Auteurs - compositeurs : tous titres co-signés Antonio Humanes et José Monje

1989 : "Soy gitano" / Tomatito, Vicente Amigo et Raimundo Amador

+ Carles Benavent (basse) /
Tino di Geraldo et Manuel Soler (percussions) / Jesús Bola (arrangements et
orchestrations – Royal Philarmonic Orchestra)

Alegrías : 1 / Bulerías : 3 (dont une Siguiriya por Bulería, "Dicen de mí" /
Fandangos de Huelva : 1 / Nana : 1 ("Nana del caballo grande", reprise de
"La leyenda del tiempo") / Rumba : 1 / Tangos : 1 / Total : 8

Auteurs : Ferderico García Lorca (3) / Diego Carrasco (1) / Miguel Hernández (1)
José Monje (1) / César Cadaval (1) / Juan Luis Guerra (1)

Compositeurs : Ricardo Pachón (3) / Juan Fernández Torres et Vicente Amigo (1)
(co-signent "Soy gitano") / Rafael Fernández (1) / M. Magüesin (1) /
José Monje (1) ("El pez más viejo del río", Fandangos de Huelva sur un texte de
Miguel Hernández) / Juan Luis Guerra (1) ( "Amor de conuco", Rumba en duo
avec Ana Belén)

1992 : "Potro de rabia y miel" / Paco de Lucía et Tomatito

+ Carles Benavent (basse) / Antonio Carmona, Manuel Soler,
Ramón el Portugués et Guadiana (percussions et palmas) / Joan Albert Amargós et José Mas "Kitflus" (arrangements et orchestrations)

Bulerías : 4 / Rumba : 2 / Tangos : 1 / Tanguillos : 1 / Taranta : 1 / Total : 9

Auteurs : Pepe de Lucía (5) / Juan Antonio Salazar (2) / Antonio Carmona (1)
Antonio Humanes (1)

Compositeurs : Antonio Humanes (3) / Juan Antonio Salazar (2) / Pepe de Lucía (1)
Casil (1) / Ramón Trujillo et José Rodríguez (1) (cosignent « Una rosa pa’ tu pelo »,
Tanguillos) / Juan Carmona et José Fernández (1) (co-signent "Eres como un laberinto",
Tangos)

Statistiques : 7 disques sur 14 ans / 59 cantes

22 : Bulerías

9 : Tangos (dont un Tango "por Taranto" : "La Tarara")

8 : Rumbas

6 : Alegrías (dont 1 Cantiñas del Pinini)

3 : Fandangos de Huelva

2 : Tanguillos

2 : Nanas (deux fois la même)

2 : Cantes de minas (1 Taranto + 1 Taranta)

1 : Jaleos ("La leyenda del tiempo)")

1 : Soleá ("Homenaje a Chaqueta")

1 : Soleá por Bulería ("Romance del Amargo")

1 : Siguiriya / Fandango

Crédits :

production : tous les disques sont produits par Ricardo Pachón avec divers collaborateurs,
sauf en 1987 (Antonio Humanes) et en 1992 (Paco de Lucía)

NB : pas de nomenclature des cantes, sauf en 1981, 1989 et 1992

Bilan

Il est évident qu’à partir de 1979, la discographie de Camarón ne s’adresse plus au même public : les programmes sont conçus autour de quelques cantes festeros (Bulerías ; Cantiñas ; et Tangos - Rumbas, une spécialité de la maison, dont la mise au point remonte à "Rosa María", et le prototype le plus populaire à "Como el agua" - dans ces conditions, la distinction entre Tango et Rumba est plus ou moins arbitraire). La plupart de ces séries de cantes comportent des modèles traditionnels et des compositions originales qui tirent parfois vers la chanson pure et simple (d’où le nombre important des crédits pour les auteurs et les compositeurs - José Monje reste cependant bien peu crédité, sauf pour l’album de 1987). Cette hégémonie entraîne la quasi disparition surprenante de deux des palos emblématiques de Camarón, les Fandangos et les cantes de Minas. La création des Tanguillos "modernes", promis à un grand avenir, peut être attribuée à Camarón, avec le "Romance de la Luna" (1983), mais il n’y reviendra qu’une fois, en 1992.

Les albums de cette période sont des oeuvres construites avec tous les artifices du studio, et n’ont plus grand rapport avec les récitals de Camarón, comme le montrent les trois enregistrements publics parus pendant cette période (cf : ci-dessous). le cantaor n’y chante que peu de ses créations pour le disque, préférant souvent des modèles mélodiques plus traditionnels, et son programme reste inamovible - Alegrías et Cantiñas, Bulerías, Tientos-Tangos (cf. ci-dessous), Fandangos + éventuellement cantes de Minas ou Soleares.

Dans ces conditions, le rôle du producteur devient crucial. Le temps de gestation est donc plus long : deux ans en moyenne entre deux albums successifs (un an pour la première période), pour un nombre plus réduit de cantes (8 en général à partir de 1981). En rupture avec la période Antonio Sánchez Pecino, Ricardo Pachón devient le principal responsable de l’évolution discographique de l’artiste, même si ce dernier tente de se libérer de sa férule, brièvement et sans grand succès, en 1987. Notons que le disque-testament de Camarón (1992) est produit par Paco de Lucía.

Cependant, "La leyenda del tiempo" apparaît à bien des égards comme un disque exceptionnel. Camarón ne reviendra ensuite que très parcimonieusement à la mise en musique de textes empruntés à de grands auteurs de la poésie espagnole. Surtout, le disque suivant marque un retour au format instrumental de la première période - duo de guitares, Paco de Lucía et Tomatito, qui sera présent sur tous les disques postérieurs, sauf en 1989.
Les expérimentations sonores disparaissent aussi : si l’on excepte quelques orchestrations, l’effectif instrumental, en plus des guitares, et seulement sur une partie des titres, est limité à la section rythmique basse / percussions et à la flûte (les musiciens sont presque systématiquement membres du sextet de Paco de Lucía).

Enregistrements publics

1987 : "Camarón con Tomatito" / Tomatito

Alegrías : 1 / Bulerías : 3 / Fandangos : 1 / Tangos : 1 / Total : 6

1994 : "Camarón nuestro" / Tomatito (festivals de 1978 – 1979)

Alegrías : 1 / Bulerías : 6 / Fandangos : 3 / Soleá : 1 / Tangos : 3 / Total : 14

1999 : "Camarón. París 1987" / Tomatito

Alegrías : 1 / Bulerías : 3 / Fandangos : 1 / Tangos : 3 / Taranto : 1 Total : 9

Statistiques : 3 disques / 29 cantes

12 : Bulerías

7 : Tangos

5 : Fandangos

3 : Alegrías

1 : Soleá / Taranto

LES UNIVERSITES DE CAMARÓN ET SES SOURCES (1967 – 1977)

Quatre influences fondamentales :

Juana Cruz Castro (sa mère) / la Perla de Cádiz (Venta de Vargas)
Antonio el Chaqueta (Málaga et La Linea) / Manolo Caracol (référence esthétique générale)

Camarón leur a d’ailleurs rendu hommage :

à sa mère, dans toute sa discographie...

à la Perla : Bulerías de la Perla ("Calle Real", 1983) et "Tu mare Rosa" (Cantiñas – "Te lo dice el Camarón", 1987)

à El Chaqueta : "Homenaje a Chaqueta" (Soleá) – "Te lo dice el Camarón", 1987)

à Manolo Caracol : "Una rosa pa’ tu pelo" (Tanguillo – "Potro de rabia y miel", 1992)

N’oublions pas cependant La Repompa, à qui il rendit aussi hommage dans la Bulería "Tres Luceros" ("Viviré", 1984). Il y reprend "Cuatro quinaores / por una caña / y endica que endica / no endicaban nada" et conclut par : "Qué gitanita tan buena y tan guapa / qué gitanita si estuviera aquí ".

Les cantes de prédilection :

Dès l’enregistrement à la Venta de Vargas, et auparavant lors de son premier
grand succès public, en 1963, à la Feria de Séville (à la caseta que Juan Vargas régentait au Prado San Sebastián), il apparaît nettement que Camarón chante particulièrement "a gusto" les Bulerías, Fandangos et Tarantos - dans l’ enregistrement de 1967, les Tangos, déjà extremeños, et les Siguiriyas, déjà écourtées, sont nettement moins assurés – et pas de Soleá ni d’ Alegría. Notons cependant que de cette même année datent trois séries de cantes incluses dans l’album "Antología inédita" (CD Universal, 2000), enregistrées lors d’une réunion privée au domicile sévillan de Eugenio Martín : des Fandangos avec les références habituelles (cf. ci-dessous) ; des Siguiriyas curieusement suivies de la Debla et d’ une Toná Liviana "por Siguiriya" (Camarón n’y reviendra plus par la suite) ; et surtout des Soleares remarquables (Alcalá, Jerez et Triana), comportant notamment une version exceptionnelle d’un cante de Frijones, qui restera unique dans la discographie du cantaor.

Bulerías :

Dès ses débuts, son cante le plus personnel, appris dès l’enfance de Juana Cruz Castro.

Autres influences : La Perla (modèles mélodiques) / El Chaqueta (phrasés à contretemps et "trabalenguas")

Plus généralement, les Bulerías de Camarón sont souvent marquées par la tradition du quartier de La Cruz Verde (Málaga) - El Cojo de Málaga (1880 – 1940), via Miguel de los Reyes (1923 – 1999), et donc La Pirula et La Repompa, El Chaqueta et Rafaela Reyes "La Repompilla" : mouvement globalement ascendant des modèles mélodiques, suivi d’ une brusque chute (inverse des Bulerías de Jerez, et Cádiz dans une moindre mesure), et / ou large saut d’intervalle initial (quinte ou sixte, comme d’ailleurs pour nombre de cantes "abandolaos").

Mêmes indices de l’influence des Jaleos extremeños Porrina de Badajoz (cantaor en vogue
à l’époque et rencontre avec Camarón dans les tablaos de la Costa del Sol) et Juan Cantero (tablaos de Madrid)

Fandangos :

Pour l’interprétation : Manolo Caracol, notamment pour les phrasés.

Pour les modèles mélodiques : dès le début, Antonio de la Calzá (Sevilla, 1913 – 1981 / LPs de 1972 et 1973), qui restera sa référence majeure, puis des modèles qui ont influencé Antonio de la Calzá ou relèvent de la même esthétique - le "Campo de Gibraltar", notamment Chato Méndez (La Línea, 1914 - 1964 - "La ví por primera vez", LP de 1972), Joaquín "El Limpia" (La Linea, 1938 - 1994) et Macandé (Cádiz, 1897 – 1947 / LP de 1971), ou encore Antonio "El Rubio" (La Linea, 1928 - "España tiene una bandera", LP de 1969). Dans une moindre mesure, Manuel Vega "El Carbonillero" (Sevilla, 1906 – 1937) et
El Corruco de Algeciras. Canela de San Roque est l’une des sources probables de Camarón pour ces cantes. Tous ces Fandangos étaient également dans le répertoire d’El Chaqueta, et la plupart dans celui d’ El Chato de La Isla - le grand cantaor de La Isla avant Camarón. Né en 1926, Chato de la Isla fut un ami de Manolo Caracol, qui lui "emprunta" ses temples caractéristiques (Tientos et Fandangos). Il fut repéré lui aussi par Antonio Sánchez Pecino (disques avec Paco de Lucía et Ramón de Algeciras, de programmes similaires à ceux de Camarón) et était pour le jeune Camarón un modèle à suivre de réussite professionnelle : il fut le premier cantaor de La Isla à "monter" à Madrid et chantera 21 ans au tablao "Las Brujas". Les mêmes modèles sont décelables dans les Fandangos de Rancapino et Pansequito, autre cantaor de la région (El Puerto de Santa María).

Quelques exceptions à ces modèles : Fandangos del Gloria (autre spécialité de el Chaqueta – deuxième album, de 1970) ; Fandango de Rafael "El Tuerto" (LP de 1970) ; Fandangos d’ El Niño de Camas (LPs de 1973 et 1974).

Enfin, en 1975, (album "Arte y Majestad"), Camarón enregistre sa version personnelle, avec quelques désinences "atarantadas", d’un Fandango d’Enrique Morente "Contando los eslabones"), sous le titre "Ni que me manden a mí".

Taranto :

Dès le premier disque, modèle de Fosforito (basé sur le traditionnel Taranto de Almería). Camarón le reprend, de plus en plus retravaillé de manière originale (en 1973 et 1974) ; mais la nomenclature est fantaisiste, et d’autres cantes de Minas sont identifiables dans sa discographie, parfois sous le titre de "Taranto", parfois correctement identifiés :

Levantica d’ El Cojo de Málaga ("De una mina de La Unión" - 1971) / Taranta de la Gabriela ("Sube al enganche", 1970) / Cartagenera de Chacón ("Soñaba siempre contigo" - 1972) / Taranta personnelle ("En la boca de una mina" - 1975) / Taranta – Minera d’ Antonio Chacón ("Los dos se juegan la vida" - 1976) / Cartagenera personnelle dérivée d’ un modèle de Cayetano Muriel ("Donde se divisa el mar" - 1977) + plus tard (1981), Taranta de Fernando de Triana ("Eres hermosa, Dios te guarde..." - que Pepe de Lucía n’ hésite pas à signer, paroles et musique… !)

Dans l’ "Antología inédita", figure une prise alternative de la Tarara qui n’ a pas été retenue pour l’ édition officielle de "La leyenda del tiempo" (sans doute du fait de son minutage excessif pour un projet grand public - 8’22), bien qu’elle soit à notre avis plus intéressante que la version du LP. Camarón s’y livre à une impressionnante démonstration de "cante minero" : après la Taranta de La Grabriela (ad lib.) en introduction, il utilise le thème mélodique de La Tarara en guise d’ estribillos, entre lesquels il intercale, sur un rythme de Taranto "rumbeado" de tempo modéré, d’abord sa création de 1974 ("Se pelean en mi mente"), puis une Cartagenera de Chacón qu’il n’avait jamais enregistrée auparavant ("Los pícaros tartaneros..."). Avec en prime un beau chorus de saxophone ténor de Jorge Pardo pour la coda.

Tangos

Málaga : La Pirula et La Repompa

Tangos extremeños : Porrina de Badajoz et Juan Cantero

Cf : ci-dessus – Bulerías : mêmes sources de transmission (pour Málaga, plutôt la calle La Puente, quartier El Perchel)

NB : tous ces modèles de Tangos présentent souvent des tournures mélodiques similaires. On peut avancer l’hypothèse d’un grand arc de cercle géographique (Granada – Málaga – Campo de Gibraltar – Extremadura) pour leur transmission et leur évolution : liens familiaux entre les dynasties gitanes, directs entre les trois premiers pôles, par le biais des foires aux bestiaux (qui servaient aussi à négocier les mariages) avec Merida, Badajoz, Caceres... pour le quatrième.

Nous devons à Camarón la large diffusion de ces Tangos. Il en fut d’ailleurs un infatigable investigateur - par exemple, des Tangos de Manuel Tejuela, actif dans les tablaos madrilènes à partir de la fin des années 1950 – Camarón ira pendant deux mois presque chaque jour chez le bailaor Gabriel Heredia, pour écouter ses Tangos enregistrés sur cassette (témoignage de Gabriel Heredia)

Autres Tangos :

Tangos del Titi (1975) / Cantes del Piyayo (autre rareté à l’ époque – 1973)

Soleares

Sources :

La Perla et sa mère, Rosa la Papera, extraordinaire pour ce palo, selon le témoignage de Camarón lui-même / Aurelio Sellès (Venta de Vargas) / les encyclopédistes El Chaqueta, pour les Soleares de Triana notamment, et Fosforito (tablaos de la Costa del Sol) / Fernanda de Utrera, pour la Serneta et la Andonda (tablaos de la Costa del Sol et de Madrid).

Pour ce palo, comme pour les Siguiriyas, le style très personnel de Camarón rend les modèles mélodiques difficilement identifiables : chant très concis, avec omission de répétitions de tercios et de "ayes" intercalaires, et peu d’ornementation, remplacée par des inflexions mélodiques originales (déjà perceptibles en 1967 pour les Siguiriyas). C’est pour les Soleares et les Siguiriyas qu’il se rapproche le plus, dans l’esprit sinon dans la lettre, de Manolo Caracol. De 1969 à 1977, il réalise une véritable anthologie du palo.

Cádiz : El Mellizo, el Morcilla, Juan Ramírez et Paquirri

Alcalá : Joaquín el de la Paula, La Roezna

Utrera : La Serneta

Lebrija : Juaniquí

Triana : La Andonda, José Lorente et Antonio Silva "El Portugués" (pour ces deux derniers modèles mélodiques, suivis d’ une Soleá de Paquirri, extraordinaire enregistrement de 1971)

A ces Soleares, s’ajoutent quatre Soleares por Bulería (1969 et1973 + 1972 et 1976, titrées "Soleá") : modèles classiques de Jerez (María La Moreno, Sordo la Luz…) et paraphrases mélodiques plus personnelles pour la version de 1976

Siguiriyas

Sources : ? (certainement pour partie El Chaqueta, et sans doute aussi des anciens, et moins anciens, de Jerez – El Borrico, La Piriñaca, Terremoto, El Sordera... qui fréquentaient régulièrement la Venta de Vargas.

Mêmes remarques stylistiques que pour les Soleares, sauf pour les Siguiriyas de cambio et les Cabales, plus nettement identifiables.

Nette prédilection pour les modèles mélodiques de Jerez et Los Puertos pour le ou les premiers cantes de chaque série (+ une incursion à Triana : modèle mélodique de Manuel Cagancho, 1975)

Los Puertos : El Viejo de la Isla,

Jerez : Manuel Molina, el Loco Mateo, Paco la Luz et El Marrurro

Pour les Siguiriyas de cambio et les Cabales : Curro Durse (1970 et 1974), El Loco Mateo (1971), Manuel Molina (1972), Juanichi el Manijero (1973), El Mellizo (1975), El Fillo (1977).

Autre belle anthologie…

Alegrías et Cantiñas

Sources : La Perla, Rosa la Papera, Aurelio Sellès, Antonio El Chaqueta

Nette prédilection pour les Alegrías classiques, en séries canoniques de deux ou trois.

Pour les Cantiñas :

Romera - 1970 (El Chaqueta, maître incontesté depuis l’ anthologie de 1954)

Cantiña del Contrabandista – 1970, après la Romera

Cantiñas de Rosa la Papera - 1975

Cantiñas del Pinini (LP de 1974, puis "Mi niña se fue a la mar" - 1979).

Cantiñas personnelles, dès ce dernier disque ("La leyenda del tiempo", avec "Bahía de Cádiz")

NB : voir l’ analyse harmonique des Cantiñas personnelles de Camarón ci-dessous

Tientos

Modèles mélodiques classiques de Cádiz, issus d’Enrique El Mellizo, plus ou moins remaniés. Sources : Aurelio Sellés et Chato de La Isla

Granaína

Modèle d’Antonio Chacón. Un seul cante dans les trois versions de 1970, 1975 et 1977 : toujours uniquement la Granaína, pas de Media Granaína

Malagueñas

Seulement deux sur toute la discographie, qui plus est non originaires de Málaga, ce qui peut surprendre compte tenu des liens du cantaor avec cette ville. Il est clair que Camarón s’intéressait surtout à la tradition festera Málaga.

Malagueña – Granaína de Jerez (qui sert souvent d’ introduction à la Malagueña del Mellizo - Manuel Torres ou José Cepero), dans une version très personnelle : 1971

Malagueña del Mellizo : 1973

Fandangos de Huelva :

Nette prédilection pour Alosno, jusqu’au célébrissime "Calle Real" (1983)

Influence probable de Paco Toronjo pour les versions de 1969 et 1970, mais interprétations plus personnelles en 1973, 1975 et 1983 – tempo très lent et phrasé de plus en plus legato. Plus tard, "estribillo" original en 1981.

"Calle Real" (Fandangos de Manolillo el Acalmao, "cané" et "valiente" de Alosno) est sans doute la version la plus idiomatique enregistrée par Camarón. Le parti pris de l’accompagnement n’y est probablement pas étranger : Ricardo Pachón voulait obtenir le "soniquete" très particulier du maître du genre, Bartolomé el Pinche. Selon son témoignage, comme Paco de Lucía et Tomatito ne connaissaient pas son style, il dut le leur enseigner (Ricardo Pachón donnant un cours de guitare à Paco de Lucía... ¡Tiene tela !).

Autre rareté, le Fandango de Tharsis ("Dos estrellas relucientes" - 1977, Lp "Castillo de arena")), amputé ici de son estribillo caractéristique. Camarón l’a peut-être appris de José Salazar, grand spécialiste du genre (né en Estrémadure, ce cantaor a été élevé à Huelva, avant de se fixer définitivement à Málaga, où il a épousé La Cañeta de Málaga).

Camarón et Paco de Lucía

"Camarón, la voz interior de Paco de Lucía" (titre d’un excellent article de Norberto Torres)… et vice- versa.

L’accompagnement de Paco de Lucía innove surtout harmoniquement, par l’introduction systématique de cadences intermédiaires V – I, surtout sur les troisième et deuxième degrés de la cadence flamenca, qui n’étaient traditionnelles que pour les cantes de Minas, sur le deuxième degré. L’évolution est achevée et définitive dès 1972 (album "Canastera"). Elle est parallèle à la discographie solo de Paco – il est difficile de savoir si l’accompagnement influe sur la construction harmonique des falsetas, ou l’inverse (d’autant plus que beaucoup de falsetas sont communes aux deux discographies). L’harmonisation est complétée par de nombreux accords avec secondes ou neuvièmes mineures, et, pour les derniers disques de cette première période, par quelques substitutions d’accords majeurs par leur relatif mineur (7), pour les Alegrías notamment. Cela suppose une extrême précision de l’intonation vocale, qualité majeure de Camarón. Difficile aussi de mesurer l’apport de chacun, d’autant que Camarón était guitariste à ses heures, et que Paco rêvait d’être cantaor. Beaucoup de témoignages semblent attribuer l’initiative des innovations à Paco, par ailleurs plus âgé que Camarón de trois ans, et qui avait déjà une longue expérience de l’enregistrement et de l’accompagnement quand il a rencontré Camarón. Selon divers témoignages, "Cómo tu lo veas, Paco" aurait été la réponse habituelle de Camarón aux suggestions du guitariste. Sans doute une dialectique intuitive complexe.

En tout cas, le résultat est double. D’une part, à l’actif, une clarification des modèles mélodiques traditionnels, qui rend l’écoute beaucoup plus aisée pour les non spécialistes – les cadences V – I intermédiaires renvoyant aux réflexes acquis de l’auditeur européen moyen. C’ est sans doute l’une des clés du succès des enregistrements du duo, qui dépasse progressivement les cercles flamencos proprement dits (d’où aussi, sans doute, les réticences précoces des "puristes"). D’autre part, au passif, l’extrême directivité de l’harmonisation, qui rigidifie les inflexions vocales et surtout l’ornementation. Ce qui n’a pas dû gêner Camarón, dont nous avons noté le goût pour la concision du chant et la sobriété de l’ornementation. Ce type d’harmonisation suppose un cantaor à l’imagination mélodique fertile, capable de paraphraser à coup sûr les modèles mélodiques traditionnels tout en en préservant l’identité musicale identifiable. C’était le cas de Camarón, comme de Manolo Caracol. Mais pas forcément de ses nombreux imitateurs : dans ce cas, la rigidité mélodique peut rapidement transformer le cante en chanson…

A partir de 1973, Paco de Lucía travaille de plus en plus les "réponses", non seulement pour les cantes "libres", mais aussi pour les Soleares, Siguiriyas, Tangos et surtout les Bulerías, à la recherche d’une sorte de continuum voix / guitare. D’autre part, l’accompagnement rythmique devient de plus en plus complexe, avec une profusion de syncopes et de contretemps. Le tournant, pour la discographie solo de Paco de Lucía, est incontestablement "Almoraima" (1976), au programme "tout rythmique" – Bulerías, Cantiñas, Sevillanas, Jaleos, Soleá, Rumba – même la Rondeña et la Minera comportent une deuxième partie rythmique. Les deux derniers enregistrements de Camarón pour cette période, "Rosa María" et "Castillo de Arena" (1976 et 1977) reflètent comme toujours cette nouvelle tendance de l’esthétique soliste de Paco de Lucía, qui sera ensuite reprise et amplifiée par son disciple, Tomatito.

En 1979, "La leyenda del tiempo" tire les conséquences de ces nouvelles orientations du duo chant / guitare… sans Paco de Lucía.

Camarón et Paco de Lucía nous lèguent avec ces neufs albums l’un des monuments historiques de la musique flamenca : Camarón était âgé de 19 à 27 ans, Paco de Lucía de 22 à 30 ans…

"LA LEYENDA DEL TIEMPO" ET LA SUITE...

Vente des enregistrements (tous supports) au 14 juillet 1992 – chiffres de Polygram
Selon El País, article de Nacho Sáenz de Tejada
 :

Total : 316172, dont

"Soy gitano" (1989) : 80619 / "Te lo dice el Camarón" (1987) : 35752
"La leyenda del tiempo" (1979) : 5482 / "Rosa María" (1976) : 3527
"Calle Real" (1983) : 3428 / "Cada vez que no miramos" (1970) : 3424
"Caminito de Totana" (1973) : 1851 / "Arte y majestad" (1975) : 1646

Nous sommes donc loin du mythe planétaire qu’aurait provoqué la fameuse "légende" de 1979. D’autant que les deux derniers disques cumulent un tiers du total : ils sont contemporains du début d’un succès international tardif, initié par le concert du Cirque d’ Hiver à Paris de 1987. "La leyenda del tiempo" aura plus été un événement critique, d’ailleurs très controversé, que public : ventes modestes, même si elles doublent à peu près les chiffres précédents.

Pourtant, l’objectif de Ricardo Pachón (premier crédit en tant que producteur dans la discographie de Camarón) était bien le "cross over" : instrumentation rock (claviers, piano, guitare électrique, basse, batterie, sitar) ; section rythmique (basse / batterie) mixée très en avant ; son de guitare cotonneux façon "garage band" ; tout rythmique – sauf la "Nana del
caballo grande
" (mais duo voix / sitar). L’absence de références aux formes flamencas, remplacées des titres de "chansons" est un autre signe qu’on ne s’adresse plus aux cercles flamencos, mais à un public plus vaste auquel on entend vendre des titres accrocheurs.

Si le disque s’est finalement peu vendu, il a effectivement touché un nouveau public, rock et jazz : Camarón fera son premier festival de rock, accompagné par le groupe Dolores (avec lequel travaillait aussi Paco de Lucía à l’époque - cf. ci-dessous) dès 1979 à Marbella (Plaza de Toros), avec les groupes Medina Azahara, Caí, Iman, Iceberg et Azahar. A la fin de 1979 et au début de 1980, il participe aussi à une tournée organisée par le PSOE pour renforcer la campagne pour le référendum sur l’autonomie andalouse : avec Pilar Távora et Kiko Veneno à la production, l’affiche regroupe des artistes que la Junta andalouse considère comme les plus représentatifs de l’effervescence musicale du moment : Silvio, Tabletom (groupe de Málaga que Camarón fréquente souvent à l’ époque - cf. ci-dessous), Alameda et Pata Negra pour le rock andalou, María Jiménez et Carlos Cano pour la chanson andalouse, et Manuel Gerena et Camarón, la tête d’affiche, pour le flamenco. Autre exemple, plus tard, le 16 mai 1989, le fameux concert du Palacio de Deportes de Madrid, avec La Paquera, devant 15000 personnes, dans une ambiance très rock...

N’oublions pas non plus que les ventes de disques étaient le billet d’entrée pour la programmation des festivals andalous, qui se multiplient au cours des années 1970. En forçant le trait, on peut y distinguer deux grands groupes. D’une part, les festivals gardiens de l’orthodoxie, surtout importants dans les centres historiques sévillans (Alcalá, Mairena del Alcor, Morón de la Frontera, La Puebla de Cazalla, Utrera, Lebrija…). D’autre part, les festivals visant un public beaucoup plus large, et notamment les touristes de plus en plus nombreux, dont le centre névralgique est naturellement la Costa del Sol. Ces derniers, plus rémunérateurs, recherchaient quelques têtes d’ affiche, "révélations de l’année", en haut du (modeste) hit-parade des ventes de disques : Lole y Manuel, ou encore les multiples enregistrements pour lesquels Paco Cepero produisait, composait et accompagnait force Rumbas, Tangos et chansons por Bulería, pour de très estimables cantaores jusqu’alors traditionnels, tels Juan Villar, Chiquetete, Pansequito ou El Turronero. Pour les artistes désireux d’échapper au tablao, la saison d’été, de juillet à mi-septembre, était décisive pour assurer les revenus de l’année. D’autant que la frontière entre les deux types de festivals n’était pas étanche, comme en témoigne l’affiche du festival de Mairena del Alcor du 9 août 1975, au cours duquel Antonio Mairena devait faire ses adieux officiels : Pepe Sanlúcar, Nano de Jerez, Pansequito, Calixto Sánchez, Camarón, Manuel Mairena, Chiquetete, Terremoto, Curro Malena et Lole y Manuel en clôture. Il n’était pas rare que les artistes les plus en vogue soient à l’affiche de plusieurs festivals un même week-end, voire un même soir.

Plutôt que de chercher pour cette seconde période discographique des sources de transmission ou des influences, il nous paraît plus adéquat de nous référer au vaste "bouillon de culture" socio-culturel qui accompagne dès le début des années 1970 la putréfaction du franquisme, puis la transition démocratique (transition et démocratie d’ailleurs étroitement surveillées et limitées). Camarón en est spontanément partie prenante, comme la plupart des jeunes artistes flamencos, même s’il demeure à peu près étranger à la floraison des textes directement engagés politiquement - nous n’en avons relevé que deux dans sa discographie. D’une part un Tiento ("Cuántas veces yo he pensado / que el mundo es una mentira. / Cuántos quisieran tener / Pa’ comer lo que otros tiran" - 1974) ; d’ autre part le Fandango "Campesino andaluz" (de l’ album live "Camarón nuestro", sorti en 1994, mais avec des cantes enregistrés au cours de festivals de 1978 - 1979). Par contre, les allusions autobiographiques, avec des textes souvent très forts, abondent à partir de 1983 - en particulier dans les Bulerías de son dernier grand disque, peut-être prémonitoires ("Viviré" et "Dios de la nada") : leur âpreté dépasse très largement le champ émotionnel habituel de ce palo, avec des affects qui ressortissent plus à ceux que véhicule habituellement la Siguiriya.

Parmi les innombrables réseaux de l’avant-garde espagnole flamenca, jazz, rock... de l’époque, cinq nous semblent particulièrement éclairantes pour comprendre l’évolution esthétique de Camarón.

Séville : le trio Ricardo Pachón - Raimundo Amador (Pata Negra) - Kiko Veneno, et Gualberto

Ricardo Pachón est le responsable du son, et sans doute de l’orientation festera du programme. Il avait déjà produit "Veneno" (1977) et produira "Rock gitano", de Pata Negra (1982). Camarón connaît bien Raimundo Amador (cf : la fameuse fiesta filmée de la série de DVDs "Territorio flamenco"). Ce dernier a participé à l’ enregistrement de "Veneno", premier album de Kiko Veneno, lui même auteur et compositeur de "Volando voy", et compositeur de "Viejo mundo".

Gualberto est l’autre pivot du rock flamenco sévillan : il joue ou produit pour Triana, Lole y Manuel, Agujetas, Remedios Amaya, La Susi... En 1975, son second album comporte entre autres un Taranto au sitar dédié à Jimi hendrix. D’ où peut-être l’idée de l’ arrangement por Taranto de "La Tarara" (mais peut être aussi la devons-nous à Enrique Morente - cf. ci-dessous) ; Pata Negra enregistrera un Taranto - Rock ("Levante") en 1984 (album "Rock gitano"), mais sa genèse est bien antérieure.

Madrid : le son rumbero "Caño Roto"

Paco de Lucía et Camarón sont des fans déclarés de Los Chichos, et surtout du duo Las Grecas (Carmela et Tina Muñoz Barrull). Ils les ont connues lors de leurs engagements au Tablao Los Canasteros, puis à la salle Caripén. Le thème d’ "Entre dos aguas" est clairement dérivé de leur premier grand hit, "Te estoy amando locamente", et Camarón chante fréquemment en public des fragments de leur répertoire, "por Tango – Rumba". Camarón est particulièrement ami avec Tina, qu’il connaît depuis qu’ils ont été programmés ensemble à la Gran Taberna Gitana de Málaga en 1974.

Málaga : El Chino et Tabletom

José Manuel Ruiz Rosa "El Chino" (Málaga, 1953 – 1997) est né lui aussi dans la rue La Puente (Perchel). Il est le fils de la cantaora La Blanca et le fils adoptif du guitarisre Juan el Africano.
Il débute à Madrid comme guitariste (Cuevas de Nemesio), puis travaille à Barcelone et à Mallorca. Il fonde le groupe Arte-4, dans la veine du son Caño Roto, en 1971 – 72 : (trois musiciens gitans, trois nationalités : Francisco Ortiz, allemand – accordéon ; Andrés Moreno, français – guitare ; José Heredia, marocain – percussions). Camarón a connu El Chino lors des passages de Arte-4 à la Gran Taberna Gitana et au Canasteros. Il avait pensé l’engager comme guitariste avant d’opter pour Tomatito, en remplacement de Paco de Lucía. El Chino est l’auteur (non crédité !) de la Rumba "Soy gitano", ou encore du thème "Cuando la luna se pone salcillos de coral...", souvent chanté en public por Bulería par Camarón.

Tabletom est une formation de rock de Málaga fondée en 1976 par des musiciens militants d’une communauté hippie basée à Campanillas : Roberto González "Rockberto" (chant) ; les frères Pedro "Perico" (guitare) et José Manuel "Pepillo" Ramírez (flûtes) ; Jesús Ortiz (basse et violon) ; Javier Denis (hautbois et saxophone) ; et Paco Oliver (batterie). Leur premier disque,"Mezclalina", est produit par Ricardo Pachón en 1980. Camarón est allé fréquemment à Campanillas lors de ses séjours à Málaga et a testé les possibilités de la flûte avec "Pepillo" (peut-être une suggestion de Ricardo Pachón – d’où la présence de Jorge Pardo sur "La leyenda del tiempo").

Paco de Lucía et le groupe Dolores

Nous avons déjà noté l’influence des compositions d’"Almoraíma" sur les deux derniers disques de la première période. La structure des Alegrías "Bahía de Cádiz" reproduit celle de la chorégraphie, avec "silencio" et "escobilla", comme les Cantiñas "A la Perla de Cádiz" de "Almoraima". Après une brève rupture, les deux artistes reprennent leur collaboration dès 1981, pour l’enregistrement suivant ("Como el agua"). Pour "Calle Real" et "Viviré", l’influence du sextet est évidente (on trouve d’ailleurs régulièrement Jorge Pardo, Carles Benavent et Rubén Dantas dans les crédits), notamment celle du premier disque du sextet ("Solo quiero caminar", 1981).

L’origine de cette collaboration entre Camarón et les musiciens du sextet remonte à 1977, année d’une tournée européenne de Paco de Lucía avec quelques membres du groupe Dolores, qui culmina par un concert au Queen Elizabeth Hall de Londres. Le groupe tire son nom du titre d’un premier album enregistré en 1975 par son fondateur, Pedro Ample "Pedro Ruy-Blas" (batterie et chant), sur un projet de fusion avant l’heure, entre jazz, rythmes afro-américains, musiques "orientales" et flamenco, laissant une large part à l’improvisation. La composition du groupe a souvent changé. En 1977, pour l’enregistrement de "La puerta abierta. Pedro Ruy-Blas presenta a Dolores" pour Polygram, il est constitué, outre son fondateur, de Jorge Pardo (flûte et saxophone) et son frère Jesús (claviers), Toni Aguilar (basse) et Rubén Dantas (percussions).

A la suite de la tournée européenne, Paco de Lucía participera à l’enregistrement de "Asa – Niri- Masa" en 1978, année pendant laquelle José Antonio Galicia remplace Pedro Ruy-Blas à la batterie (il est présent avec Rubén Dantas et Jorge Pardo sur "La leyenda del tiempo"). On sait aussi que Camarón fit quelques apparitions dans le studio d’enregistrement pendant les sessions de "La puerta abierta", et qu’il songea à une tournée avec Dolores, qui avorta après un concert en 1979 à Marbella.

Quelques thèmes sont communs aux deux discographies (la fameuse introduction de la Bulería "Viviré", par exemple). Surtout , on y trouve les mêmes séquences harmoniques modulantes (cf. ci-dessous) et le même travail rythmique sur les syncopes et contretemps, poussées à l’extrême par le duo Paco de Lucía / Tomatito pour Camarón.

Seuls deux enregistrements se feront sans Paco de Lucía, d’ailleurs à notre avis les plus anecdotiques : "Te lo dice el Camarón" (1987) et "Soy gitano" (1989). Paco produira le dernier disque de Camarón, "Potro de rabia y miel" (1992).

Enrique Morente

Le troisième disque d’Enrique Morente, "Homenaje flamenco à Miguel Hernández" (1971), est le premier grand enregistrement flamenco de textes extraits de poèmes.

Enrique Morente commence à enregistrer ses propres cantes dès 1975, avec "Se hace camino al andar" : Tangos, Siguiriyas, Tientos et Fandangos "de Morente" - provocation vis à vis des puristes ?

Il récidive ensuite pour "Despegando", avec Pepe Habichuela : Tangos ( "Estrella", "Que me van aniquilando"), Bulerías ("Yo escucho a los cantos" - texte de Antonio Machado), Siguiryas. Les séquences harmoniques des "Alegrías de Enrique" serviront de modèle aux
futures compositions chantées par Camarón, avec une structure de Cantiñas (cf. ci-dessous).
"Compañera" (extrait de "Elegía a Ramón Sijé" de Miguel Hernández) est adapté en Tango lent por Taranto : antécédent de l’ arrangement de "La Tarara" ("La leyenda del tiempo") ?

Même tendance pour "Sacromonte" (1982), avec une production qui met en avant la section rythmique basse / batterie. Tomatito joue en duo avec Isidro Sanlúcar. Il reprendra avec Paco de Lucía l’ un de ses remates pour "Viviré". Autre hommage de Camarón : la reprise en chœur d’un estribillo (" La vida la vida es / es un contratiempo ") pour la coda des Bulerías "Esclavo de tus besos" ("Calle Real", 1983).

Mais après "La leyenda del tiempo", Camarón revient à des enregistrements finalement plus traditionnels (cf. ci-dessus).
Au contraire, Enrique Morente continue la composition et l’expérimentation instrumentale et sonore sur la quasi totalité des formes flamencas (en alternance avec des retours à la stricte tradition) : "Misa Flamenca", "Negra, si tú supieras", "Omega", "Morente - Lorca", "Morente sueña la Alhambra", "El pequeño reloj" et "Pablo de Málaga".

EVOLUTION DES COMPOSITIONS DE 1979 à 1984 : QUELQUES CANTIÑAS ET BULERÍAS

Après "Viviré", les trois derniers enregistrements ("Te lo dice el Camarón", "Soy gitano", "Potro de rabia y miel") sont marqués par la fatigue vocale du cantaor, et n’apportent pratiquement plus aucune innovation. Les séances de "Soy gitano" furent particulièrement difficiles, à tel point que des Tonás du répertoire de Tragapanes et Juan Talega durent finalement être écartées : a capella et sans repères, la voix avait baissé d’un bon demi-ton en cours d’enregistrement (symptôme alarmant pour un cantaor dont la justesse d’intonation était une marque de fabrique), ce qui était irréparable avec les moyens techniques de l’ époque. Plus tard, Ricardo Pachón a corrigé l’enregistrement avec un programme auto-tuner, et l’a incorporé à l’"Antología inédita", en ajoutant une batterie - on se demande bien pourquoi. Nous sommes donc définitivement privés d’un projet auquel Camarón tenait beaucoup, qu’il nommait "el disco de los viejos", et qu’il ne put réaliser faute de moyens vocaux : un hommage à des cantaores qu’il admirait, tels Juan Talega, Manolito de María, El Perrate, Antonio el Chaqueta, Manuel Torres, Tomás Pavón...

Nous nous bornerons donc à la période 1979 – 1984, avec trois disques phares : "La leyenda del tiempo", "Calle Real" et "Viviré" ("Como el agua" revient pour l’ essentiel sur les acquis d’ avant "La leyenda del tiempo", surtout "Rosa María" et "Castillo de Arena" - sauf pour les Cantiñas "Pueblos de la tierre mía").

Deux créations intéressantes : le cante dérivé de la Bambera "a compás de Jaleo" pour "La leyenda del tiempo" (le titre, non l’ album) ; surtout, la création du Tanguillo moderne (cf. ci-dessus - "Romance de la luna", sur un texte de Federico García Lorca).

Nous suivrons les innovations harmoniques, devenues depuis la norme des compositions pour le cante flamenco (au risque de passer du cante à la chanson...), sur les Cantiñas et les Bulerías de la période 1979 – 1984.

Cantiñas

Les compositions reposent sur des substitutions des accords de dominante et de sous-dominante par leurs relatifs mineurs 7, et surtout sur des modulations de plus en plus nombreuses, cadrées sur le compás sur le modèle des Cantiñas traditionnelles : accord de passage sur le temps 3 / accord de "cierre" intermédiaire sur le temps 10.

1) "Bahía de Cádiz" (1979) – Mi Majeur, capo 3 (tonalité et chiffrages "fictifs", sans tenir compte du capodastre)

G#7 – C#m7 / F#7 – B7 / E7 – A / B7 – E

Cadences intermédiaires V – I systématiques (ce sera presque toujours le cas ensuite – nous n’ y reviendrons plus) + substitution de l’ accord du premier degré, E, par son relatif mineur,
C#m7.

2) "Pueblos de la tierra mía" (1981) – Mi Majeur, capo 3

B7 – E / G#7 – C#m7 / F#7 – B7 / E7 – A / B7 – E

Même schéma que pour "Bahía de Cádiz", précédé d’ une cadence V – I sur le premier degré (B7 – E).

3) "Mar amargo" (1984) – La Majeur, capo 3

Estribillo :

A – C#7 / F#7 – Bm7 / E7 – A

Cadences intermédiaires V – I en cascades : C#7 (1er compás, temps 10) – F#7 (2ème compás, temps 3) – Bm7 (2ème compás, temps 10). Substitution de l’ accord de sous-dominante par son relatif mineur (Bm7 substitué à D).

Premier cante ("Oliendo estoy pino verde…")

E7 – A / A7 – D / E7 – A / A7 – D / E7 – A / E7 - A

Schéma traditionnel, du type "Cantiña del Contrabandista".

Deuxième cante (" M’ echaíto a caminar")

E7 – A / A7 – D / E7 – A / A7 – D / D7 – C#7 / Bm7 – A / A7 – D / E7 – A

Cadence flamenca II – I sur le mode flamenco relatif à la tonalité de La Majeur, mode flamenco sur Do# :D – C#7 (l’ accord de D, de sous-dominante de la tonalité de La Majeur, passe à la fonction de deuxième degré du mode flamenco sur Do#).
Ce deuxième degré du mode flamenco sur Do# redevient ensuite la sous-dominante de la tonalité de La Majeur, mais la modulation est masquée par la substitution habituelle accord majeur / relatif mineur : D – A devient Bm7 – A. Cadence conclusive « classique » IV – V – I, avec cadence intermédiaire V – I sur la sous dominante : A7 – D – E7 – A.

4) "Tu madre Rosa" (1987) – La Majeur, capo 7

Plus tardif, ce cante en hommage à La Perla de Cádiz reprend les procédés précédents, et y ajoute une modulation vers le mode flamenco homonyme de la tonalité de La Majeur, le mode flamenco sur La (por medio) – une réactualisation de la modulation traditionnelle des Caracoles.

Première section :

A – A / A – E7 / E7 – A / F#7 – Bm7 / E7 – A / F#7 – Bm7 / E7 – A

Deuxième section :

A – Bb / Bb – A / A – Bb / E7 – A

Modulation por medio par l’ accord de Bb ; puis retour à la tonalité de La Majeur par l’ accord de dominante E7 (note commune entre les accords de Bb et E7 : Ré).

Troisième section :

C#7(basse Sol#) – Bm7 / D(7) – C#7 / C#7 – D7 / E7 – A

Même modulation vers le mode flamenco relatif de la tonalité de La Majeur que pour "M’ echaíto a caminar" (mais au premier compás, substitution de l’ accord de D par son relatif mineur, Bm7).

Bulerías

NB : passage des accords, presque systématiquement, sur les temps 3 et 10.

1) "Homenaje a Federico" (1979) – por medio, capo 4

2ème cante ("Quien me compraría a mí… ")

Dm – Dm / A7 – Dm / C – B / Bb – A

Après une première modulation "classique" vers la tonalité relative mineure du mode flamenco sur La (Ré mineur), la coda exploite mélodiquement (mouvement chromatique descendant Do – Si – Sib - La) le cierre de guitare traditionnel : C – B – Bb - A.

3ème cante ("Llevo algo que me dijiste … ")

A(b9) – Eb / Gm7 – C / C7(basse Sol) – F(7) – Bb – A

Autre chromatisme mélodique, plus original : Mi – Mi bémol – Ré – Mi, sur une séquence A(b9) - Eb – Gm7 – C. L’ harmonisation de la note Mi bémol, par un accord de Eb au lieu de l’ accord habituel de F7, est innovante et fera école. Coda traditionnelle : C7(basse Sol) – F(7) – Bb – A.

5ème cante ("Noche de cuatro lunas… ")

A – F#7 / F#7 – Bm7 / Bm7 – B7 / B7 – E / Bm7 – A / E7 – A

Cante en tonalité de La Majeur, avec une grille clairement calquée sur celles des Cantiñas (cf. ci-dessus).

2) " Viejo mundo" (1979) – por medio, capo 4

1er cante ("Viejo mundo… ")

A – Gm7 / A7 – Dm / Dm – Am7 / Gm7 – Bb / Bb – A

Une chanson por Bulería composée par Kiko Veneno sur le modèle des cuplé : modulation vers la tonalité relative de Ré mineur, avec accords de dominante et sous-dominante (A7 et Gm7), et un joli chromatisme sur l’accord de Am7. Retour au mode flamenco sur La par l’ accord du deuxième degré, Bb, substitué à son relatif mineur, Gm7.

3) "Yo soy el viento" (1983) – por medio, capo 4

2ème cante (" Porque no te vienes… ")

C7(basse Sol) – F / F7 – Bb / Bb – A

Puis, sur " Yo soy el viento… " : A – Bb / E7(basse Si) – C / Bb – A

La première partie est une sorte de Fandango « por Bulería » miniature, avec la modulation initiale caractéristique vers la tonalité relative majeure, Fa Majeur (C7(basse Sol) – F). La suite utilise le "cambio" traditionnel des Tangos, Tientos, Bulerías… por medio : passage par l’ accord de E7(basse Si) qui suggère une brève modulation vers la tonalité majeure homonyme, La Majeur (dominante : E7).

4) "Na’ es eterno" (1983) – por medio, capo 5

Le célèbre "Luna que brilla en los mares… " est un autre Fandango por Bulería, avec un départ original directement sur l’ accord de tonique de la tonalité relative majeure, Fa Majeur (harmonisation par un accord de F7M) :

F7M – F7M / G7 – C / F7 – Bb / Bb – C79 / Bb – A

5) "Viviré" (1984) – por medio, capo 5

" Viviré ... cuando me llegue"

Dm79(basse Fa) – Dm79(basse Fa) / G7 – C / Bb – Bb / Bb – C79 / Bb – Bb / Bb – A

Départ direct sur le quatrième degré de la cadence flamenca, qui laisse présager une modulation vers la tonalité relative mineure, Ré mineur (harmonisationD79(basse Fa)).
Mais la cadence flamenca continue sur le troisième degré (cadence intermédiaire V – I : G7 – C) et une coda très étirée (qui deviendra fréquente dans les interprétations de Camarón, surtout en public) sur la cadence Bb – C79 – Bb – A.

"Y en esa vieja plazuela … Que a mi aire me iba bien"

D – A / C7(basse G) – F / C7(basseG) – F / Bb – A / C7(basseG) – F / Bb – A /
D7(basse La) – Gm7 / Bb – A

Début original qui deviendra lui aussi un classique : modulation vers la tonalité homonyme majeure, La Majeur, non par l’ accord de dominante, mais par l’ accord de sous-dominante (D – A). Une nouvelle manière d’aborder le "cambio" traditionnel, avec une note mélodique hors mode, Fa#. La suite en un "cierre" traditionnel (C7 – F – Bb – A)…, faux "cierre", suivi d’ une coda qui joue sur le relatif mineur du deuxième degré, précédé d’ une cadence intermédiaire V – I : D7(basse La) – Gm7 / Bb – A.

"Despues me nacio un clavel … nunca falte la alegría"

C7G – F7M / G7 – C / C7(basse Sol) – C7(basse Sol) / C7(basse Sol) – F / F7 – Bb / Bb - A

Autre modèle Fandango por Bulería, avec un plateau mélodique sur l’ accord de C7(basse Sol), et une franche cadence intermédiaire V – I sur le deuxième degré.

6) "Dios de la nada" (1984) – por medio, capo 5

"Tengo en vez de un corazón … y a uno a uno se lo doy"

A7(basse Sib) – Dm79(basse Fa) / G7 – C / C7(basse Sol) – F / Bb – A / Bb – A / D7(basse La) – Gm7 / Bb – A

Grille à peu près identique à la précédente, avec des cadences intermédiaires V – I systématiques (A7 – Dm ; G7 – C ; D7 – Gm).

"Dios de la nada … al que allí quiera mi sitio"

G7(basse Si) – C / D7(basse La) – Gm7 / E7(basse Si) – Am7 / A7 – Dm79(basse La) / G7 – C / Bb – A

Entame mélodiquement originale sur le troisième degré (cadence intermédiaire V – I : G7 – C). Ample mouvement mélodique ascendant passant par les relatifs mineurs des deuxième et troisième degrés, avec cadence intermédiaire V – I systématique : D7 – Gm7 ; E7 – Am7 ; A7 – Dm.
Cadence conclusive III – II – I avec cadence intermédiaire V – I sur le troisième degré : G7 – C / Bb – A.

EPILOGUE : LA POSTERITE DE CAMARÓN

Les nombreux émules de Camarón ont surtout connu son œuvre par les enregistrements postérieurs à "La leyenda del tiempo", avec quelques conséquences négatives (ce dont le modèle n’est en rien responsable…).

_ Rétrécissement du répertoire aux cantes les plus nombreux et les plus populaires de cette seconde période : Alegrías – Cantiñas, Bulerías, Rumbas, Tangos, Tanguillos + éventuellement, Fandangos de Huelva. La tendance est d’autant plus forte que les jeunes cantaores qui s’efforcent de suivre leur modèle n’ont pas forcément une réelle connaissance du répertoire traditionnel (contrairement à Camarón lui-même…).

_ Registre très aigu systématique : tout le monde n’a pas la voix de Camarón… (capo 4 por medio en moyenne). Le mimétisme va jusqu’à vouloir absolument atteindre ce registre, sans égard aux caractéristiques vocales de chacun(e). De plus, sur les trois derniers disques, Camarón a tendance à chanter de plus en plus haut, quitte à forcer sa voix dans l’extrême aigu, parce que ses graves ne sont plus assurés (fatigue vocale, maladie…). Il en résulte un chant systématiquement crié, et des phrasés de plus en plus raides. On chercherait en vain ces défauts dans le reste de sa discographie : ses interprétations, lorsqu’il est en pleine possession de ses facultés vocales, sont au contraire des modèles de fluidité mélodique et de maîtrise des nuances dynamiques, le tout avec une souveraine élégance. Mais ils sont devenus des critères d’"authenticité" pour ses disciples, quand ils ne se sont pas efforcés d’en rajouter jusqu’à la caricature.

_ La frontière est ténue, nous l’ avons remarqué, entre "cante" et chanson. Les créations de la seconde période, avec leurs modulations de plus en plus nombreuses et les cadences intermédiaires systématiques, enserrent les lignes mélodiques dans un carcan de plus en plus rigide. Il faut tout le génie mélodique, et toute la science du phrasé, de Camarón pour ne pas tomber dans le cliché répétitif et la production de chansons en série, l’une chassant l’autre dans une sorte de hit-parade pseudo flamenco. Encore n’y parvient–il pas toujours... Et tout le monde ne possède pas ce génie ni cette science.

Aussi beaucoup de jeunes cantaores se sont-ils rapidement trouvés dans une impasse, d’autant plus sans issue qu’ils étaient jeunes et poussés par les producteurs, si possible avec l’adoubement de Paco de Lucía, à rejouer le jeune enfant prodige qui chantait à la Venta de Vargas à 13 ans et enregistrait son premier LP à 19 ans. Ce fut le cas de Tijeritas (Málaga, 1976) (qui opta d’ailleurs rapidement pour la variété andalouse) ou El Potito. Né en 1976 à Séville, il enregistrait en 1990 un premier album pour CBS, au demeurant parfaitement estimable. Ne reculant devant aucun sacrifice, la production inaugura même pour l’occasion la mode des castings de luxe pour les guitaristes : Paco de Lucía, Tomatito, Vicente Amigo, José María Bandera, Manolo Franco, José Antonio Rodríguez, Rafael Riqueni, Enrique de Melchor, Moraíto et José María Cañizares (qui dit mieux…). La suite n’a sans doute pas été à la hauteur de ses ambition, ce qui d’ailleurs ne retire rien à son talent.

Combien d’autres auront tourné en rond de Bulería en Tango – Rumba, à moins qu’ils n’ aient suivi l’exemple de Tijeritas (Niña Pastori par exemple…), trouvé une issue salvatrice dans le tango argentin (El Cigala) ou joué les doublures dans les groupes de Paco de Lucía (ce qui n’est déjà pas si mal professionnellement, mais n’aide pas forcément à s’accomplir artistiquement en tant que cantaor) : Morenito de Illora, El Yoyo, Rafael de Utrera, Chonchi Heredia, José el Francés, Blas Córdoba, Remedios Amaya…

Finalement, ceux qui s’en sont le mieux sortis sont sans doute les artistes des "périphéries", pour lesquels la discographie de Camarón constitue une sorte de "tradition orale de substitution" (Corinne Savy) ; raison pour laquelle ils ont ensuite cherché à se ressourcer en puisant dans une tradition plus ancienne, parcourant en somme l’itinéraire de Camarón en sens inverse : Duquende à Sabadell, Montse Cortés à Barcelone, Cristo Cortés à Port de Bouc… Ou encore les cantaores qui se contentèrent de pimenter leur héritage traditionnel de tournures camaronesques pour les cantes festeros : La Tana, La Tobala, José Mercé…

Il reste que beaucoup de cantaores de la dernière génération ont jugé à juste titre que Camarón était un génie trop singulier pour faire école, et que l’admiration pouvait se passer d’imitation. D’où sans doute le retour en force des voix "claires", et le retour en grâce de Niño Marchena ou Juan Valderrama, depuis Mayte Martín, Miguel Poveda ou Arcángel.

Le seul cantaor susceptible de relever le défi de la succession, non dans la lettre mais dans l’ esprit (et avec une même base "caracolera") nous semble avoir été El Pele. Il esquissa d’ailleurs en raccourci un parcours identique, de l’ancrage dans la tradition à l’innovation : respectivement "La fuente de lo jondo" (1986, avec Isidro Sanlúcar et Vicente Amigo) et "Poeta de esquinas blandas" (1990, avec Vicente Amigo). A l’époque, ce dernier enregistrement nous avait laissé entrevoir la seule alternative crédible au duo mythique Camarón de la Isla - Paco de Lucía. Hélas, les deux artistes ont ensuite pris des chemins divergents, avec, disons, des bonheurs divers… Pero eso es otra historia.

Claude Worms

Bibliographie

Carlos Lencero : "Sobre Camarón. La leyenda del cantaor solitario" - Alba Editorial, Barcelone, 2009

Francis Mármol : "Boquerón de La Isla" - Gisa Editorial - Málaga, 2012

Enrique Montiel : "Camarón. Vida y muerte del cante" - Ediciones B., Barcelone, 1993

Norberto Torres : "Camarón, la voz interior de Paco de Lucía". In "Guitarra flamenca. Volumen II. Lo contemporáneo y otros escritos" - Signatura Ediciones, Séville, 2005


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