vendredi 10 janvier 2014 par Claude Worms , Maguy Naïmi
José Galán : "En mis cabales"
Isabel Bayón : "Caprichos del tiempo"
Récitals de Moneíto, Argentina, Melchora Ortega et David Lagos
Hommage de l’ Estrémadure à Porrina de Badajoz
Marina Heredia
Juan Valencia / Pepe Torres
Márquez el Zapatero / Antonio Ruiz el Carpintero
Rocío Molina
Rendez-vous prochainement pour d’ autres articles autour du festival : livres, stages et coulisses...
Théâtre Bernadette Lafont, samedi 18 janvier 2014
" Afectos"
Idée originale : Rocío Molina et Rosario "La Tremendita"
Musique originale : Rosario "La Tremendita" et Pablo Martín
Chorégraphie et direction artistique : Rocío Molina
Direction musicale : Rosario "La Tremendita"
Danse : Rocío Molina
Chant et guitare : Rosario "La Tremendita"
Contrebasse et samples : Pablo Martín
Le théâtre Bernadette Lafont accueillait, en soirée de clôture du Festival Flamenco de Nîmes, le spectacle "Afectos" conçu sur une idée originale de Rocío Molina et Rosario "La Tremendita", et sur une musique originale de Rosario "La Tremendita" et du contrebassiste Pablo Martín. La chorégraphie et la direction artistique étant bien sûr assurées par Rocío Molina elle même.
Dans un décor minimaliste, (un porte manteaux, une bergère, une chaise…) une danseuse, une chanteuse-guitariste et un contrebassiste. Entrée des deux femmes avec chacune une guitare, sur une note répétée, jouée à la contrebasse, évoquant un glas – un leitmotiv qui poncturera les changements de tableaux. Tandis que Rosario reste enfoncée dans un fauteuil, s’ abandonnant à la rêverie ou à la création, Rocío, presque constamment assise, entame une chorégraphie à partir de la guitare comme si elle était un partenaire de ballet. Elle danse en corps à corps avec l’instrument et se sert de ses lignes pour prolonger ses gestes. La chorégraphie évolue sur les variations imprimées par la contrebasse.
Comme vous l’ aurez deviné, pas de robe à volants, pas de castagnettes ni d’ éventail. Rien que les corps et les instruments mis à nu, un dialogue triangulaire ponctué de silences. Rosario "La Tremendita" prend le relais de Pablo Martín, à la guitare et au chant. Bien sûr Rosario n ’est ni une très grande chanteuse ni une virtuose de la guitare, mais sa présence scénique et musicale est indispensable au spectacle. Elle sait interpréter habilement et de façon personnelle les palos – pour le début de ce deuxième tableau, après une introduction "por Granaína" à la guitare, une composition personnelle sur de jolies harmonies, puis un cante a capella tout aussi original, évoquant une sorte de Malagueña-Granaína. Rocío danse sur le chant, assise à nouveau : ses pieds nus et ses jambes ont la même grâce et la même légèreté que ses bras et ses mains, telle la déesse Saraswati – déjà, dans le premier tableau, elle semblait caresser les cordes de la guitare avec ses pieds aussi suavement qu’ avec ses mains... Dans la suite de cette séquence, Rocío, vêtue d’un manteau, danse avec précision sur les "picados" du contrebassiste. Tous les mouvements sont dessinés avec fluidité, le taconeo est précis et ne pèse pas, la gestuelle flamenca inspirée des Bulerías traditionnelles est revisitée de façon personnelle. Elle maîtrise tout, taconeo, voltes…, et s’ accorde au jeu du contrebassiste qui se charge des appels et imprime les changements de rythme. Nul besoin d’ une armée de palmeros, les zapateados virtuoses exécutés dans le mouvement créé une impression de tourbillon. Sur la coda accelerando, elle danse face à la contrebasse, sur des déferlantes de pizzicati et de "golpes" (Rosario utilise l’ éclisse de la contrebasse comme une sorte de cajón).
Les mouvements dansés alternent avec des séquences "jouées". On murmure à deux "chiribi chiribi / que me metieron presa / a las tres de la tarde me soltaron", et s’ ensuit une chorégraphie à deux en séquences assises, debout, parfaitement synchronisées - les palmas à quatre mains et les taconeos impressionnent. Rocío prolongera cette séquence à deux par un solo debout dans un grand plat : taconeos tout en souplesse et en précision, en utilisant le fond et les bords du plat pour varier les sonorités, accompagnés par des frappements de mains sur le corps et des "pitos".
Dans ces Bulerías, Rosario rend hommage à de grand(e)s cantaor(a)es, tel(le)s Pastora Pavón (la Niña de los peines), Tomás Pavón (son frère), Fernanda de Utrera, Manolo Caracol, El Chaqueta… En vis à vis avec Rocío, un duo avec le seul accompagnement des mains et des pieds - on savourera la force des voltes et la grâce du balancement du corps.
Les palos s’enchaînent. Soleares interprétées par Rosario ("A mí me pueden mandar" ; "La desgracia de este mundo"…), suivies de Peteneras, tandis que Rocío expose toute la palette de son talent, incorporant la danse contemporaine dans sa création - expression corporelle alternant avec des postures flamencas sur une réinterprétation des Peteneras douloureuses de La Niña de los Peines (sobre robe noire et foulard noir sur la tête - symboles de deuils ?) . Intervention de la contrebasse : la danse plus sinueuse monte en puissance tandis que le tempo s’ accélère. Le corps de Rocío exprime la douleur. Elle recherche quelque chose, appelle la contrebasse, se dirige vers elle. Pas de braceo car tout le corps est en expression. Après un nouvel accelerando en duo avec la contrebasse (évocation de la falseta traditionnelle accompagnant l’ escobilla de la Caña), les vers de la Soleá Petenera ("salí de noche en la oscuridad") accompagnent la danse. Les deux femmes terminent comme elles avaient commencé, face à face, haletantes.
Changement de ton avec l’ irruption de l’ Amérique Latine. Rosario, en veste rouge, joue du güiro. Les deux femmes jouent, rient… Quand Rocío s’ interrompt et prend la pose, Rosario lui tapote le ventre, le dos. Après une Guajira tournant progressivement à la Rumba, nous assistons à une parodie de sortie de scène de danseuses flamencas : les Tangos del Titi et la Rumba sont revisités -braceos détournés de façon humoristique.
Fausse sortie... Le spectacle se termine sur une note plus mélancolique, ou nostalgique : Rosario interprète de façon personnelle la chanson "No dejes que te olvide por favor" de l’excellent chanteur pianiste cubain, Bola de Nieve.
Le contrebassiste enchaîne en contre-chants, puis en improvisant sur ses propres samples. Rocío se rapproche de la contrebasse et s’ accroupit comme pour écouter sa résonance. Au dernier chorus de contrebasse, répondent les derniers mouvements d’ une danse exécutée au ralenti. Quand Pablo Martín pose la contrebasse sur le devant de la scène, devant Rocío, et sort, les samples continuent à tourner en boucle, comme dans le vide… Les deux femmes sortent lentement, côte à côte.
Construire un spectacle de danse sur les seuls accompagnements du chant a capella (la guitare intervient très peu) et de la contrebasse peut sembler une gageure. Mais Pablo Martín vaut bien à lui tout seul un orchestre – ce qui ne surprendra pas les heureux possesseurs des deux albums du groupe Ultra High Flamenco (José Quevedo "Bolita" et Pablo Márquez ayant accompagné Marina Heredia la veille, le Festival Flamenco de Nîmes à presque reconstitué le groupe – seul manquait le violoniste Alexis Lefèvre). Il y a du Gary Peacock dans l’ infinie variété des sonorités que Pablo Martín tire de son instrument : alternance permanente du jeu en pizzicati (avec la célérité d’ un picado) et à l’ archet, vibrato, harmoniques, glissandi millimétrés, doubles cordes, effets de stridences ou de raclements (jamais trop, juste quand la tension l’ exige)… Son accompagnement de la longue séquence de Petenera est de ce point de vue une manière de chef d’ œuvre. Mais nous n’ oublierons pas non plus sa paraphrase d’ une falseta traditionnelle pour la "castellana" des Alegrías (premier tableau), ou son extrême délicatesse à épouser l’ accompagnement de la guitare, puis à la remplacer, pour les Soleares. Et quelle concentration permanente pour répondre instantanément à la moindre intention d’ une bailaora que l’ on devine parfois imprévisible...
Nous avons savouré sans réserve ces "Afectos" et attendons avec impatience le prochain spectacle de cette artiste exceptionnelle, qui est, selon ce qu’ elle nous a confié, déjà bien avancé. (cf., ci-dessous : la conférence de presse donnée dans l’après midi par l’artiste).
Maguy Naïmi et Claude Worms
Photos : Jean-Louis Duzert
Le théâtre de Nîmes avait invité cette année, pour une résidence, la grande danseuse Rocío Molina. Celle-ci a bien voulu nous confier quelques impressions sur ce travail en résidence, et répondre aux questions des journalistes présents, sur le titre de son prochain spectacle, d’ abord :
"No tiene nombre. Se desarrolló, se basó en los "impulsos", y fue un año de ensayos y de montaje. Lo bueno de la residencia, es que tienes un espacio para crear. Estamos trabajando con la mitad de los componentes del equipo. Nos hemos centrado en el aspecto musical. En la residencia puedes dedicarte todo el día a una misma cosa. Estás concentrado en un único objetivo, y estoy agradecida de que el teatro de Nîmes me dé un espacio... Es un apoyo. El artista no sólo tiene que bailar, sino crear y dedico el 85% a la creación... El trabajo sale diferente, sin la prisa."
Elle évoque le lien entre le travail de l’ année passée sur "los impulsos" et son travail actuel en résidence :
"Era una forma de estudiar… estudiaba en la calle, a través de la improvisación, ideas nuevas. Es un trabajo de archivo, todo es material analizado, estudiado con los realizadores. He escrito mucho…. ya hay media hora montada, está en desarrollo , está cogiendo mucha fuerza… es lo más cercano a lo animal, a las emociones… el día a día del ser humano. De ahí viene el ego, la rabia. No quería basarme en la típica figura de la mujer fuerte. Parte de la poesía del siglo de oro la escribieron mujeres que no eran nada conocidas, nadie las escuchaban. Ellas escribían, hablaban a Dios con una sexualidad… una atracción… A partir de ahí puedes descubrir muchas mujeres fuertes, no me voy a basar en la historia de ninguna mujer en particular. Me he inspirado también del teatro Nô japonés en el que hay un doble animal, y lo descubriréis con la caza del zorro el movimiento de este animal inteligente, astuto, sensual que puede ser macho o hembra."
Sur son travail avec les musiciens :
"Hablamos mucho, planteamos formas diferentes de trabajo según lo que queremos conseguir. Los músicos trabajan en la improvisación, crean un universo, y cogemos varias formas de trabajos… lo que funciona… nos sentamos para compartir opiniones y conocernos, porque yo no digo lo que tiene que hacer este artista, él tiene que aportar. Es un trabajo duro, incómodo y una puede estar más nerviosa. Al final salen cosas buenas… se elige al músico… lo más importante es elegir a la persona."
En réponse à une question sur les costumes et la partie technique (lumière, son) :
"Ya hemos hecho pruebas. El traje va a ser importante a diferencia del otro espectáculo. Debe trasmitir una textura cómo puede oler y hasta sonar. La luz va a tener importancia pero no a lo grande, el iluminador tiene que hacer un trabajo exquisito."
Sur les résidences dejà realisées :
"Llevamos ya varias residencias, Barcelona, Teatro Nacional, la próxima será la de Marsella, allí hacemos una pequeña muestra del trabajo en desarrollo."
A une question lui demandant si elle avait assisté à quelques spectacles du festival :
Hemos ido a todas las funciones. Teníamos ganas de escuchar flamenco."
Maguy Naïmi
Institut Emmanel d’ Alzon, 18 janvier 2014-01-22
"Dos glorias dos"
Chant : Márquez el Zapatero et Antonio Ruiz el Carpintero
Guitare : Dani de Morón
"El cante no es para sordos", du moins selon des artistes qui, plutôt que de se servir du cante à des fins de démonstration, choisissent de servir le cante. Car on peut "dire" une Malagueña de Chacón ou del Mellizo, comme le fit merveilleusement Márquez el Zapatero au début de ce concert – acoustique, ça va de soi, ou avant lui Juan Mojama, José Cepero, El Flecha, Pericón… Peut-être moins éprouvant physiquement (et encore, pas pour le souffle) que la vocifération permanente, mais diablement difficile musicalement : mesurer au millimètre près le placement et la durée des césures ; donner à chaque note clé son poids spécifique, par une brève inflexion ou une exacte ornementation ; ne jamais perdre de vue la globalité de la composition (transitions, ou lien entre deux tercios) tout en se concentrant sur le galbe de chaque période mélodique ; passer d’ un chant à mi-voix, qui caresse une note, à une émission puissante mais non forcée, dans le développement d’ un court motif ; veiller à l’ intelligibilité du texte et la concilier avec les contraintes du compás (même pour les cantes "libres")… Du travail d’ esthète, de qui sait comment laisser l’ émotion sourdre de la seule musique.
Il y faut beaucoup d’ humble labeur, et beaucoup de temps. Márquez el Zapatero (83 ans) et Antonio Ruiz el Carpintero (65 ans) possèdent tout cela – la bonhomie en sus. Ils nous ont donné, 1h30 durant (cela aurait pu durer beaucoup plus sans l’ intervention de leur manager), une précieuse leçon de musique, et en conséquence de cante. Dani de Morón n’ en perdit pas une miette, et accompagna les deux cantaores avec une évidente jubilation. Selon les références stylistiques de ses partenaires, il donna à son accompagnement et à ses réponses la saveur de Morón (Diego del Gastor) ou de l’ Alameda (Eduardo de la Malena), sans jamais perdre l’ identité de son propre toque. Ses falsetas prolongeaient souvent la voix en un flux musical continu, d’ où semblait émerger chaque nouveau cante.
"Tengo ochenta y tres años y todavía tengo la ilusión de seguir haciendo" (Márquez el Zapatero). Les deux artistes avaient effectivement très envie de chanter et de nous transmettre un patrimoine, mais aussi de nous parler. Ils ont ainsi transformé l’ auditorium de l’ Institut Emmanuel d’ Alzon en une peña, l’ un de ces lieux ou parole et chant se nourrissent mutuellement. Par les temps qui courent (c’ est bien l’ expression qui convient), prendre le temps de se souvenir est au moins aussi révolutionnaire que d’ inventer la "Bulesalsa" ou le "rap flamenco". Ils nous ont expliqué leur répertoire, et ont même pris soin de citer leurs sources entre les différentes séries de cantes qu’ ils nous interprétaient – quelques malotrus, qui s’ étaient sans doute trompés d’ adresse, s’ en impatientèrent. Et qui oserait encore, comme Márquez el Zapatero, chanter sans interruption quinze Soleares, qui plus est en se cantonnant au seul répertoire de Triana ? Qui, d’ ailleurs, saurait encore le faire ?
Si l’ on excepte les deux Malagueñas et le Fandango de Frasquito Yerbabuena de Márquez el Zapatero, des Tangos de la Sierra de Grazalema (dans le style de Joselero) et de courtes Bulerías de Utrera (el Carpintero), l’ essentiel du programme était concentré sur deux formes, Soleares et Siguiriyas. El Carpintero nous convia à un parcours du répertoire habituel de Morón : Soleares de Alcalá (Joaquín et de la
Paula et Agustín Talega) et Utrera / Lebrija (Juaniquí) ; Siguiriyas del Loco Mateo, de José de Paula et Tomás el Nitri. Márquez el Zapatero nous offrit une encyclopédie du cante trianero, avec d’ abord cette longue série de quinze cantes : deux quartiers, el Zurraque et el Alfarero, et trois cantaores de référence, el Arenero, el Sordillo et Oliver de Triana, par les voix desquels ont survécu les compositions de Pinea, El Machango, José Iyanda, Antonio Silva "el Portugués", Ramón el Ollero, el Quino, Antonio Ballesteros… que nous avons eu le privilège d’ écouter. Suivirent une nouvelle série de sept Soleares apolás (Silverio Franconetti, Paquirri, Ribalta…) et des Siguiriyas de Triana (Antonio et Manuel Cagancho) conclues par une Cabal de Silverio.
"Mano a mano por Martinete, Tonás y Debla" en bis, comme l’ on pouvait s’ y attendre.
Espérons que le Festival Flamenco de Nîmes poursuivra dans cette voie - avec, par exemple, un récital de Curro de Utrera ?
Claude Worms
Photos : Jean-Louis Duzert
Pepe Torres "por Siguiriya"
Théâtre Bernadette Lafont, 16 janvier
1ère partie :
Chant : José Valencia
Guitare : Juan Requena
Palmas : Juan Diego Valencia et Manuel Valencia
2ème partie : "El arte flamenco"
Danse : Pepe Torres
Chant : Luis Moneo, Moi de Morón, Guillermo Manzano et David el Galli
Guitare : Paco Iglesias et Antonio Moya
Un mot d’ abord sur la sonorisation : le flamenco étant essentiellement, au moins dans son expression scénique, un genre musical (on voudra bien nous excuser de répéter cette plate évidence, les mythes sur l’ "être au monde flamenco", las "vivencias"… ayant décidément la vie dure), le confort d’ écoute et la définition de la captation et de la diffusion sont des facteurs déterminants de la réussite d’ un concert. Trop d’ artistes semblent encore l’ ignorer, délibérément ou non, et confondent régulièrement la scène de théâtre avec le bar de quartier, le "patio de vecinos", ou le « campo de feria » de quelque festival andalou. Le contraste entre les deux parties de la soirée du 16 janvier s’ avéra sur ce point des plus instructif : sonorisation parfaite pour la seconde, sous la responsabilité des techniciens du Théâtre Bernadette Lafont ; mur du son aussi cataclysmique pour José Valencia que pour Argentina, ce qui d’ ailleurs est parfaitement logique puisque le même ingénieur du son (qui s’ ingénia surtout à fabriquer un pâte sonore des plus indigestes – millefeuilles de décibels sur coulis de réverb) sévissait derrière les manettes.
Un tel traitement, joint à une égalisation renforçant exagérément le registre médium, ne pouvait que gâcher le récital d’ un cantaor comme José Valencia, dont le style repose tout uniment (un peu trop d’ ailleurs à notre goût) sur une démonstration permanente de puissance et une sollicitation systématique de l’ extrême aigu de son registre. Il tourna au drame lors du concert, l’ artiste étant confronté à des défaillances vocales perceptibles dès le milieu de la série de Cantiñas initiales (à partir de la Cantiña de la Juanaca et des Cantiñas del Pinini), qui devinrent évidentes pour les Soleares qui suivirent (série typique du cante de Lebrija et Utrera : La Sernata, Juaniquí, La Andonda…).
Depuis son confortable fauteuil, le spectateur mesure mal la détresse solitaire d’ un chanteur soudainement confronté sur scène à une voix devenue étrangère et incontrôlable.
On saluera donc avec admiration le courage de l’ artiste, qui n’ abdiqua jamais (No voy a defraudar") ni même n’ allégea son programme : Malagueña perota, Fandango de Pérez de Guzmán et cante de Juan Breva ; Siguiriyas de Jerez (Manuel Molina, José de Paula et El Marrurro) et Cádiz (El Mellizo) ; Bulerías de Lebrija et Utrera (Romance por Bulería et la quasi totalité des cantes d’ Antonia Pozo, tels que les ont diffusés Antonio Mairena puis El Lebrijano) ; Martinete et Toná pour le bis.
Un courage qui frisait cependant la témérité et l’ inconscience, et qui pose quelques questions dérangeantes sur les pulsions, qu’ il faut bien qualifier de suicidaires, de certains flamencos. Pourquoi persister en de telles circonstances à choisir des cantes particulièrement éprouvants ? Pourquoi, par exemple, le cante de Juan Breva, plutôt qu’ une Rondeña "corta" qui aurait un peu ménagé sa voix ? Question de point d’ honneur assurément – ou, pour employer un vocabulaire plus idiomatique, de "cojones", en l’ occurrence fort mal placées… A persister dans cette voie, José Valencia joue une carrière
qui commence à peine, et nous risquons d’ y perdre un grand cantaor en devenir.
Juan Requena, grand guitariste et grand musicien, apporta un soutien exemplaire, par sa discrétion et son intelligence, à José Valencia, et évita sans doute le naufrage. Une partie du public manifesta également une chaleureuse solidarité. Cependant non sans ambiguïté pour certains, ce qui apparut clairement lors des très longues Bulerías. José Valencia arpentait rageusement le bord de scène, sa gestuelle évoquant plus un combat de boxe contre une voix devenue une ennemie insaisissable, que l’ art du cantaor. Les exhortations de quelques inconscients le pressaient à chaque défaillance d’ en faire toujours plus ("¡Vamos allá !"). Dramaturgie flamenca oblige, certes, mais nous avons ressenti un certain malaise tant elle
exhalait par moment des relents d’ appétence suspecte pour le goût du sang, telle qu’ elle peut malheureusement parfois s’ exprimer dans une corrida, lorsque le torero prend des risques inconsidérés et inutiles, et joue sa vie pour ne pas déchoir face à un public qui, lui, reste prudemment à l’ abri…
La seconde partie renoua fort heureusement avec un aspect plus apaisé et décontracté, mais non moins intense, du flamenco. Pepe Torres est un artiste "festero", catégorie méconnue qu’ illustrèrent avant lui El Funi, El Marsellés, Paco Valdepeñas ou Anzonini del Puerto – certaines de ses "posturas" rappellent d’ ailleurs l’ art de ce dernier. S’ il est catalogué comme "bailaor", il est aussi, comme tous les "festeros", un fort estimable chanteur et (ce qui est plus rare) un très bon guitariste. Il le démontra en introduction au spectacle par un superbe solo "por Siguiriya", évoquant les styles de son grand oncle Diego del Gastor et surtout de son oncle Diego de Morón, non sans quelques falsetas personnelles.
Il s’ agissait ici de baile dans sa forme la plus traditionnelle : comme devait le rappeler le lendemain Faustino Nuñez dans sa conférence sur les compases flamencos (magistrale, par son contenu musicologique, sa pédagogie et son humour), "el cante manda". Pepe Torres eut l’ intelligence d’ éviter de trop longs montages chorégraphiques, et de danser, remarquablement à propos et avec beaucoup d’ intuition et d’ élégance, sur le chant : "marcajes", "desplantes" et "escobillas" dont la brièveté (merci !) renforçait l’ impétuosité.
Au programme, les fondamentaux du répertoire de Morón : Siguiriyas, Cantiñas, Soleares et Bulerías, par quatre cantaores très complémentaires (Luis Moneo, Guillermo Manzano, Moi de Morón et David "El Galli"), qui eurent chacun l’ occasion de s’ exprimer "pa’lante" - Tientos et Tangos pour les deux premiers ; Minera et Cartagenera pour Moi et David. Paco Iglesias et Antonio Moya ne sont jamais aussi à l’ aise que dans ce contexte de semi improvisation – un régal !
Un spectacle sans prétention, mais non sans exigence, dont la qualité emporta l’ adhésion d’ un public complice, et sans doute soulagé après les tensions de la première partie.
Claude Worms
Photos : Jean-Louis Duzert
Théâtre Bernadette Lafont, 17 janvier 2014
Marina Heredia : "A mi tempo"
Chant : Marina Heredia
Guitare : José Quevedo "Bolita" et Diego del Morao
Percussion : Paquito González
Palmas et chœurs : Jara Heredia et Anabel Rivera
Une configuration à peu près identique à celle du concert d’ Argentina (une guitare de plus, un palmero de moins), mais un son impeccable, réalisé par les techniciens du Théâtre Bernadette Lafont : rien ne devait gâter le grand show flamenco auquel nous avait conviés Marina Heredia.
Après deux disques de jeunesse dispensables, à base de Bulerías, Tangos-Rumbas et autres "Baladas", la cantaora a opéré en 2010 un vigoureux virage vers un retour à l’ orthodoxie, avec l’ excellent "Marina" (cf : notre rubrique "Nouveautés CD"). Son dernier album, "A mi tempo", enfonce le clou, avec une série d’ hommages à quelques grands anciens, trop tôt disparus, et qui nous manquent.
Le concert reprend exactement le programme du disque, jusque dans l’ ordre des cantes, avec la même équipe. On ne s’ en plaindra pas, puisqu’ il s’ agit de Paquito González (percussions), Diego del Morao et José Quevedo "Bolita" (guitare). Nous avons particulièrement apprécié la manière dont ce dernier sait adapter son jeu aux artistes qu’ il accompagne : en duo avec Argentina, il avait joué quelques jours plus tôt de manière très différente (pour les falsetas comme pour l’ accompagnement), et la comparaison entre les deux Cañas, un palo commun aux deux récitals, s’ avéra passionnante. Ajoutons que son entente avec Diego del Morao nous a valu de bien beaux moments à deux guitares, ce que l’ on n’ attendait pas forcément, tant l’ avant-gardisme de l’ un contraste avec le "toque jerezano" on ne peut plus traditionnel de l’ autre. Les deux musiciens ont d’ ailleurs aussi eu l’ occasion de s’ exprimer seuls – Siguiriya avec Marina Heredia pour Diego del Morao ; Milonga avec Marina Heredia et un solo por Bulería allusif et original pour José Quevedo "Bolita" (ce qui laisse bien augurer de son premier album solo, qui vient de sortir mais que nous n’ avons pu encore écouter).
Pas de surprise donc pour qui connaissait "A mi tempo" (ce qui ne veut pas dire pas de plaisir) : Milonga, Bulerías por Soleá, Fandangos (hommage à El Chocolate), Siguiriyas, Caña et Soleá apolá (Enrique Ortega), Cuplés "por Bulería" (hommage à Adela la Chaqueta) ; Rumba (hommage à Bambino), Tangos de Enrique Morente (choisis parmi les classiques de "Despegando", "Sacromonte", "Cruz y luna" et "En la Casa Federico García Lorca" - ce qui compléta l’ anthologie ébauchée par Argentina le samedi précédent), Bulerías de Camarón (période "La leyenda del tiempo" - "Calle Real" - "Viviré"). Les seuls écarts par rapport aux disques furent les deux premiers Fandangos (Corruco de Algeciras), la première (El Marrurro) et la dernière Siguiriyas (cambio de Curro Durse, extrait de l’ album précédent). Pas non plus de nouveautés dans l’ interprétation, tant l’ ornementation comme les phrasés étaient soigneusement reproduits selon les modèles de l’ enregistrement, sans doute longuement, et d’ ailleurs artistement, travaillés. Encore faut-il en avoir les moyens, vocaux et musicaux. On n’ y verra donc aucune critique, la musique étant fort belle. Mais il était assez divertissant d’ écouter quelques aficionados enthousiastes gloser après le récital sur la spontanéité instantanée du "chant gitan", art brut (et sauvage) comme il se doit…
Un grand show très professionnel donc, et nous ne nous en plaindrons pas, d’ autant que Marina Heredia possède un abattage et une présence scéniques imparables, et que le programme était savamment dosé pour plaire à tous, de l’ amateur de "cante jondo" à celui de "copla" - de fait, la gestuelle de la cantaora évoqua tour à tour ces deux univers,
recueillie pour les Siguiriyas, ou extravertie façon Rocío Jurado pour les cuplés et la Rumba (la salle répondit évidemment par les inévitables "¡Guapa ! ¡Guapetona !").
"Fin de fiesta por Bulería" (l’ un des seuls du festival), bien dans la logique du spectacle, qui permit à Jara Heredia et Anabel Rivera de s’ illustrer à leur tour, l’ une au chant et l’ autre à la danse. Nous ne bouderons pas notre plaisir…
Claude Worms
Photos : Jean-Louis Duzert
Théâtre Bernadette Lafont / 15 janvier 2014
"L’ Estrémadure rend hommage à Porrina de Badajoz"
Chant : Josefa Salazar Salazar "La Negra", Pilar Villarejo "La Ratita", Antonio Suárez Salazar "El Guadiana", Juan José Salazar Jiménez "Xhulo"
Guitare : Miguel Vargas Molina, Juan Vargas Silva
Danse : Antonio Silva Ginés "El Peregrino"
Palmas et percussions : Tamara Silva, Sabú Suárez Escobar
Avec la collaboration de Ramón Suárez Salazar "El Portugués"
Esas cosas sólo pasan en Nîmes.
Chaque année, la programmation du Festival nous réserve un ou plusieurs montages inédits, comme cet hommage à Porrina de Badajoz. C’ est la troisième année que l’ Estrémadure collabore avec Nîmes, pour un concert centré sur le répertoire local (Jaleos et Tangos) il y a deux ans, et pour un récital de deux jeunes cantaores extremeños prometteurs l’ année dernière. Il s’ agissait cette année de rendre hommage à l’ un des grands stylistes de ce que nous n’ hésiterons pas à nommer , quitte à froisser quelques aficionados, le "bel canto flamenco". Né en 1924 à Badajoz, José Salazar "Porrina de Badajoz" (ou "Marqués de Porrina" – une allusion à ses tenues vestimentaires aussi extravagantes qu’ impeccables), le cantaor, mort en 1977, était en effet de la lignée des Antonio Chacón, Manuel Vallejo, Niño de Marchena ou Juan Valderrama : voix limpide d’ une extrême ductilité (de quoi s’ interroger sur les clichés concernant la fameuse "voix gitane"), passages de registre virtuoses et imperceptibles, et maîtrise de la totalité du répertoire. Si nous devons à Porrina la conservation et la transmission des Jaleos et Tangos locaux (et la composition de quelques modèles mélodiques personnels sur ces deux formes), sa discographie abonde aussi en versions de référence de Tientos, Soleares, Fandangos, Cantes de Minas, Granaínas et Malagueñas – une preuve supplémentaire de l’ étroite connexion entre le flamenco d’ Estrémadure et celui de Málaga (Porrina composa d’ ailleurs une Petenera en hommage à La Repompa : "La Repompa no se ha muerto").
La Negra
A notre connaissance, le Festival Flamenco de Nîmes est le premier à rendre un hommage aussi officiel et émouvant à Porrina, pour le quatre vingt dixième anniversaire de sa naissance, en réunissant sur scène trois générations : la fille de Porrina, Josefa Salazar Salazar "La Negra", ses neveux El Guadiana et Ramón el Portugués, et ses petits enfants, Tamara Silva et Juan José Salazar Jiménez "Xhulo". Le bailaor "El Peregrino" et les deux guitaristes, Miguel Vargas Molina et son fils Juan Vargas Molina nous ont rappelé l’ excellent souvenir du concert de 2012. Si aucun de ces artistes ne possède les qualités vocales exceptionnelles de Porrina de Badajoz, tous ont donné le meilleur d’ eux même, et ont eu à cœur d’ évoquer toute l’ étendue de son répertoire, et non seulement ses Tangos et Jaleos.
La révélation de la soirée fut cependant pour nous Pilar Villarejo "La Ratita", qui ouvrit le programme avec des Tonás et une Debla "de cierre" (textes originaux en hommage à Porrina), suivies d’ une série de Malagueñas (Granaína-Malagueña de Aurelio Sellés, Malagueña de la Trini et Fandango de Pérez de Guzmán – superbe exécution de ce Fandango abandolao trop peu fréquenté). Le meilleur restait cependant à venir : Siguiriyas de Cagancho, Loco Mateo (version Agustín Talega), Joaquín La Cherna et cante "de cierre" de Manuel Torres – un montage original, tant pour le choix des cantes que pour l’ agencement de la série, magistralement interprété.
La Ratita
Après les Soleares et les Bulerías dispensables de Juan José Salazar Suárez "Xhulo", imitations maladroites du style de Camarón (le jeune cantaor a tout le temps de mûrir, et la voix nécessaire pour cela), l’ autre grand moment du programme fut les Jaleos et surtout les Tangos de Josefa "La Negra", qui démontra une fois de plus que le cante est indifférent à l’ âge, pour qui "sait chanter" : naturel (sur scène comme chez soi…), swing, et une étonnante aisance à recycler en Tangos toutes sortes de cantes, y compris la Granaína "Engarzá en oro y marfil".
Guadiana
Guadiana est un cas intéressant d’ artiste marqué en permanence par un conflit potentiel entre tradition et "modernité" (dans son cas, l’ œuvre d’ Enrique Morente) : selon qu’ il parvient ou échoue à le résoudre, son style peut proposer une synthèse stimulante ou se perdre en un collage erratique, souvent dans le même disque ou le même concert. A l’ exception d’ une adaptation "por Jaleo" de Georges Moustaki ("Avec ma gueule de métèque", devenu "Con mi carita de gitano"), il a opté pour un répertoire résolument traditionnel, plus adéquat au thème de la soirée. Sa très longue et ambitieuse série de Soleares démontre à quel point cet hommage lui tenait à cœur : Joaquín de la Paula, La Serneta, José Iyanda, Agustín Talega, Joselero et Juaniquí, pas moins de sept cantes. Si la voix n’ était pas toujours à la hauteur de l’ ambition, nous garderons cependant le souvenir d’ un artiste profondément investi, et de quelques moments très forts (parfois l’ intégralité d’ un cante, parfois une simple inflexion, ou un legato particulièrement expressif…), comme pour les Cantes de Minas (Minera, Cartagenera et Taranta), les Tangos extremeños et les Bulerías du final.
Un concert émouvant et presque intime, malgré les dimensions du théâtre, jusque dans ses improvisations de dernière minute.
Claude Worms
Photos : Jean-Louis Duzert
Argentina et Torombo
Le cante dans tous ses états / 11 janvier 2014
L’ une des grandes qualités du Festival Flamenco de Nîmes est que la programmation y laisse toujours une large place aux récitals de cante – mais plus de guitare soliste depuis l’ année dernière, ce que d’ ailleurs nous regrettons... La journée du samedi 11 janvier nous a proposé trois concerts successifs, tous de qualité, mais très différents, tant pour leur conception que pour la musique.
Leur seul point commun était la nervosité des artistes, très perceptible au moins au début de leurs concerts, et sans doute due à la notoriété du Festival, qui est devenu un passage obligé de toute carrière flamenca professionnelle. Le trac se manifeste d’ ailleurs de manière différente selon la personnalité de chacun : le souffle court de Moneíto, une volonté de démonstration trop appuyée pour Argentina, ou une raideur de phrasé inhabituelle (Tangos) pour Melchora Ortega – nous n’ avons malheureusement pas pu assister au récital de David Lagos, mais tous les échos que nous avons recueillis étaient particulièrement élogieux, ce qui ne nous étonne guère compte tenu de la qualité de ses participations aux spectacles d’ Israel Galván et d’ Isabel Bayón.
Institut Emmanuel d’ Alzon, 17h
Chant : Juan Moneo Moneíto
Guitare : Juan Diego
L’ auditorium de l’ Institut Emmanuel d’ Alzon est un lieu idéal pour des concerts acoustiques et intimistes : capacité réduite qui favorise une chaleureuse connivence entre le public et les artistes, bonne visibilité et surtout bonne acoustique. Le concert de Juan Moneo "Moneíto" fut en tout point conforme à ce que l’ on pouvait attendre du neveu de Manuel Moneo et Juan Moneo "El Torta" (le grand cantaor nous a malheureusement quitté il y a quelques semaines).
Dernier héritier de l’ une des grandes dynasties cantaoras de Jerez, Moneíto a opté depuis peu pour une carrière professionnelle, et n’ a pas encore perdu la spontanéité des cantaores plus habitués à l’ intimité des fêtes familiales qu’ à la froideur de la scène - froideur d’ ailleurs toute relative dans le cadre de ce concert acoustique.
Le programme était parfaitement conforme au répertoire traditionnel local : version personnelle des Cantiñas del Pinini, parfaitement juste quant à l’ intonation, et en place rythmiquement (ce qui n’ est pas toujours le cas, pour ce cante, pour les chanteurs de Jerez) ; Tarantos de Manuel Torres ; Soleares de Alacalá, Cádiz et Lebrija (Joaquín el de la Paula / Juan Ramírez / El Mellizo / Juaniqui) ; Tientos et Tangos ; Siguiriyas (Paco La Luz / José de Paula / Manuel Molina) ; Fandangos (Antonio de la Calzada / José Cepero) ; Bulerías - en bis, dont le cantaor ne fut pas avare : deux Martinetes, suivis de deux séries de Bulerías.
La qualité du cante s’ avéra aussi irrégulière que l’ on pouvait s’ y attendre, avec certes des "bas", mais aussi des "hauts" qui les compensaient largement pour qui "sait écouter", et donc les apprécier comme il se doit. Les Tarantos et surtout les Tientos et Tangos manquaient de cohérence , les tercios des Fandangos étaient bien courts et morcelés, mais les Soleares furent particulièrement intenses – sans doute parce que dédiées à la mémoire d’ El Torta, avec pour le cante de Joaquín el de la Paula une letra vengeresse : "Es verdad que yo tenía una queja grande con Díos…" (le Taranto qui précédait l’ annonçait déjà : "Que fuerza y que poderío cuando la muerte nos llama…"). Le "cierre" des Siguiriyas nous réserva l’ un de ces petits miracles d’ intuition musicale instantanée qui est l’ apanage des cantaores de ce type. Quand nous avons entendu les premières notes du redoutable cambio de Manuel Molina, nous avons craint le pire, tant sa difficulté excède les capacités vocales de Moneíto (voir la version historique enregistrée par Manuel Vallejo, que nous devions entendre le lendemain au cours du spectacle d’ Isabel Bayón – heureux hasard de la programmation). Le cantaor réduisit considérablement la durée des tercios, et surtout leur ambitus : il en résulta un cante totalement "recréé", chef d’ œuvre sans doute éphémère de concision qui respectait cependant le profil mélodique de la composition de Manuel Molina, immédiatement identifiable. Les Bulerías furent naturellement un régal de swing décontracté, typique de La Plazuela.
Les amateurs de guitare et de musique (pas d’ athlétisme, naturellement…) auront sans doute apprécié à sa juste valeur le style et l’ accompagnement de Juan Diego : quelques falsetas de pulgar aussi justes que lapidaires (Cantiñas, Tangos, Siguiriyas, Bulerías) ; de très belles introductions pour les Tarantos, les Soleares et les Tientos, qui nous plaçaient immédiatement au cœur du sujet ; une sonorité limpide et d’ autant plus prégnante que le guitariste se cantonnait le plus souvent à un jeu mezza voce ; et surtout un art consommé du silence, qui nous laissa savourer les notes jusqu’ à leur ultime résonance, et nous obligea à une écoute attentive et recueillie – ce dont bénéficia naturellement le cante. Belle démonstration de la magie du duo chant / guitare réduit à sa plus simple (si l’ on ose dire…) expression, et de l’ exigence de l’ art de l’ accompagnement du cante.
Théâtre Bernadette Lafont , 20h
"Un viaje por el cante"
Chant : Argentina
Guitare : José Quevedo « El Bolita »
Danse et palmas : Torombo
Chœurs et palmas : Los Mellis
Percussions : José Carrasco
Commençons par la fin : 21h55, après un récital d’ une heure trente, pour le premier bis, Argentina abandonne le micro et nous offre des versions renversantes de trois Fandangos,
et quels Fandangos : Manuel Torres, Antonio Rengel, et Manuel Vallejo. Le vieil adage
"Para cantar flamenco, hay que tener voz, voz y voz", certes un peu réducteur, n’ en est pas moins frappé au coin du bon sens. Pour faire de la musique, la condition nécessaire, sinon suffisante, est de disposer d’ un instrument. Celui d’ Argentina est assez proche de la perfection, et comparable, les questions de timbre mises à part, à celui des grandes voix lyriques : longueur de souffle, puissance de projection, ambitus impressionnant et, naturellement, intonation impeccable. On aura pu le vérifier pendant tout le concert, sans la moindre faille, et notamment
lors de la série de Cantiñas : Cantiña del Pinini, Romera, extrait de Mirabrás (version Pepe el de la Matrona) et Cantiña de Romero el Tito ("Isla de León"). N’ importe quel chanteur normalement constitué s’ arrêterait à la fin de chaque cante pour laisser au guitariste le temps de changer la position du capodastre, et donc la tonalité de référence (variante, dans le cadre du toque contemporain : le guitariste intercalerait entre tout ou partie des cantes une falseta modulante). Pas Argentina, qui enchaîna le tout sans difficulté apparente…
Mais… Une partie de notre plaisir fut gâchée par un niveau sonore excessif, à la limite du supportable depuis le rang que nous occupions, qui transformait en un véritable mur du son l’ accompagnement des trois palmeros, Los Mellis et Torombo (c’ est beaucoup, quel que soit leur talent), du percussionniste, José Carrasco, et du guitariste, José Quevedo "El Bolita".
Nous n’ en imputerons pas la responsabilité aux techniciens du théâtre, dont nous avons souvent salué le travail et la compétence, mais bien aux exigences des artistes – au moins nous auront-ils épargné les effets de réverb façon cathédrale qui sévissent un peu partout depuis quelque temps.
Une bonne part de la subtilité des arrangements s’ est trouvée ainsi irrémédiablement noyée dans le déluge des décibels. Le public aura pris toute la mesure de la perte lors des deux cantes un peu plus nuancés du programme, les Siguiriyas et la Milonga – cette dernière est un superbe duo polyphonique voix / guitare, dans lequel l’ instrument tisse un contre-chant continu qui efface la distinction entre falseta et accompagnement. Avec quelque effort de concentration, on aura cependant pu mesurer la créativité rythmique et harmonique de José Quevedo, par exemple pour l’ arrangement de la Caña et du Polo, qui réussissait magistralement à établir une nette distinction entre ces deux palos et la Soleá, trop souvent traités par les guitaristes actuels comme trois formes identiques. Là encore, il faut être une très grande musicienne pour répondre dignement, et avec quelle réactivité musicale et quelle science du phrasé, à un accompagnement aussi exigeant - José Quevedo connaît bien, et de longue date, la qualité de sa partenaire, et sait parfaitement jusqu’ où il peut la mener. On aura pu aussi apprécier le talent des musiciens au cours de la seule pause que s’ est accordée Argentina : une Bulería vertigineuse de José Quevedo, avec cantes intercalaires de chacun des deux Mellis.
D’ autant plus frustrant que nous y avons aussi perdu l’ art de la nuance et de la modulation de la cantaora, que nous avions pu admirer en d’ autres circonstances, où à l’ écoute du disque éponyme. Ajoutons enfin que le récital type d’ Argentina dure 2h15. Contrainte à en réduire la durée (1h30), elle semble avoir choisi de privilégier les cantes les plus rythmiques et démonstratifs de son répertoire, et a donc écarté (à tort à notre avis – faisons confiance au public) la superbe et peu fréquentée Malagueña de Baldomero Pacheco, ou la Murciana et la Taranta del Cojo de Málaga, dont elle est l’ une des rares artistes actuelles à pouvoir restituer la beauté et la délicatesse mélodiques et ornementales – écoutez le disque : pas spectaculaire de prime abord, mais très difficile et émouvant.
Ces réserves faites, il reste que nous avons assisté à un grand concert de chant flamenco, à l’ exact opposé, quant à son esthétique musicale, des deux récitals qui l’ encadrait. Si l’ on veut bien déposer ses œillères (terme un peu paradoxal s’ agissant d’ un exercice auditif) au vestiaire, on nous accordera qu’ il n’ y a aucune raison pertinente de se priver des plaisirs et des émotions, certes différents, que peuvent nous apporter les uns et les autres. On nous pardonnera de rappeler une fois de plus que le chant flamenco a toujours abrité deux tendances également estimables et délectables, et qui se nourrissent d’ ailleurs mutuellement : le cante issu du terroir, des traditions familiales, et de la vie quotidienne d’ une part (Moneíto par exemple). Le cante hautement professionnel de l’ autre. Cette distinction n’ empêche d’ ailleurs pas les artistes appartenant au premier de ces courants de venir grossir les rangs du second : Alfredo Lagos, Melchora Ortega, ou encore Jesús Méndez. Il reste que les artistes de notre seconde tendance abordent souvent le cante pour ainsi dire "de l’ extérieur", en tant que genre musical qu’ il convient d’ étudier avec tout le travail acharné qu’ il requiert, sur le plan de la technique vocale comme sur celui de la maîtrise des formes, des compositions qui leurs sont attachées et de leurs variantes historiques (d’ où leur "encyclopédisme"). Dans ce cas, la fameuse "authenticité" ne réside pas dans le respect d’ un héritage familial et / ou territorial, mais dans le respect d’ un langage musical et de l’ esthétique qu’ il implique, comme on le ferait pour la musique baroque, classique…, ou comme le font les musiciens du jazz contemporain, lorsqu’ ils se penchent sur son passé, New Orleans, Bop, Cool… Ce type d’ approche implique aussi naturellement un autre rapport à la scène, tant pour l’ occupation de l’ espace, les lumières… (en somme la mise en scène) que pour la régularité et la qualité des prestations (on est donc aux antipodes du fameux "A ver cómo me sale esta noche..."). Nombre d’ artistes actuellement légendaires, et considérés comme des modèles d’ "authenticité", ont pratiqué ce type de cante flamenco professionnel, de Silverio Franconetti (qui chantait déjà dans les théâtres andalous, en récital ou en intermède de quelque zarzuela, dans les années 1860 – 1870) à Mayte Martín, Miguel Poveda ou Arcángel), en passant par La Niña de los Peines, Manuel Vallejo, José Cepero, Pepe Marchena… (on imagine sans peine leur niveau technique si l’ on sait qu’ ils devaient se faire entendre dans des théâtres ou des arênes bondés, sans sono ; on imagine aussi le déploiement des décors et des costumes puisqu’ il s’ agissait souvent d’ "operas flamencas") ; puis plus tard par Manolo Caracol, Antonio Mairena (même lui, qui a reconstitué "de l’ extérieur" des pans entiers d’ un répertoire en voie de disparition, à partir des mémoires de Juan Talega, El Borrico, Manolito de María, La Piriñaca…), Fosforito, Enrique Morente, Carmen Linares…
Argentina se sera montrée digne de ces glorieux aînés, dans un répertoire très diversifié d’ une extrême difficulté. Les heureux possesseurs du disque y auront retrouvé le Garrotín et les cantes del Piyayo (hommage à Chano Lobato), la Serrana et le cambio de María Borrico, la Caña et le Polo (hommage à Rafael Romero), les cantes abandolaos (pas n’ importe lesquels, mais les plus difficiles, et parmi les plus beaux : Fandangos de Lucena et Jabera, en hommage à Curro de Lucena), la Milonga et les Cantiñas. Mais ils auront eu aussi quelques heureuses surprises : les Tangos d’ Enrique Morente (du disque "Se hace camino al andar"), les Bulerías d’ Antonia Pozo (hommage à Antonio Mairena), les Soleares por Bulería et surtout trois superbes Siguiriyas (El Marrurro, Manuel Torres dans la version de La Niña de los Peines et cante "de cierre" de Paco la Luz – ce dernier très peu chanté : Argentina est l’ une des rares artistes actuelles capables d’ en assumer la grandeur sans la trahir). Question de respect du public, qui est aussi, ou devrait être, une valeur flamenca (lire notre interview, dans lequel Argentina s’ explique longuement sur son travail, ses choix de répertoire…, avec humilité et simplicité, ce qui ne gâte rien).
Odéon, 22h30
"Entre dos"
Chant : Melchora Ortega et David Lagos
Guitare : Juani dela Isla
Palmas : Manuel Cantarote et Diego Montoya
"Entre dos", puisque Melchora Ortega et David Lagos forment un beau couple, à la ville comme sur scène…
Comme Flamencoweb dispose d’ un excellent réseau d’ espions, nous pouvons au moins vous informer sur le programme de David Lagos : Cantiñas (hommage à Chano Lobato), Soleares et Siguiriyas. Nous ne vous en dirons pas plus, puisque nous n’ avons pu arriver (discrètement, rassurez-vous) qu’ au milieu des Tientos et Tangos que Melchora Ortega avait choisis pour commencer son récital. Paradoxalement pour une cantaora de Jerez, Melchora Ortega ne nous a pas semblé pleinement convaincante dans les deux cantes festeros (Tangos et Bulerías), qu’ elle interprète naturellement avec compétence mais sans grande originalité .
Nous avions déjà eu la même impression lors du dernier festival de Jerez, et, à Nîmes comme à Jerez, nous avons par contre été saisis par la puissance émotionnelle de ses Soleares (et quelle série ! Joaquín de la Paula, La Serneta, El Mellizo, Paquirri et La Andonda), et plus encore de ses Siguiriyas. Melchora a déclaré au public qu’ il s’ agissait de son cante de prédilection, et son interprétation nous en a aisément convaincus. Trois cantes de grande classe (Paco la Luz, José de Paula et cante "de cierre" de Curro Durse), qu’ elle chanta, ou plutôt incarna, de manière très originale : pas de longues tenues de note ni de ligados virtuoses entre les tercios (sa voix ne s’ y prête pas), mais une ornementation d’ une extrême finesse et un placement de césures imperceptibles (pour les reprises de souffle – "ghost notes", diraient les guitaristes de rock) tellement précis et intelligent qu’ on ne perd jamais le fil de l’ intégralité des courbes mélodiques. Quel beau et bouleversant combat pour transcender ses limites vocales et les transformer en vecteurs de musicalité et d’ émotion.
Le concert s’ acheva comme il avait commencé, par un mano a mano entre Melchora Ortega et David Lagos, suivi d’ un chant polyphonique à deux voix : Fandangos et Soleá por Bulería pour le final, et, nous dit-on, Martinetes et Tonás pour le lever de rideau.
Melchora Ortega est fidèle à ses partenaires, et elle a bien raison. A Nîmes comme à Jerez, elle a été accompagnée d’ excellente manière par le guitariste Juani de la Isla, qui nous gratifia d’ alzapúas dévastatrices pour les Tangos et les Bulerías, mais aussi de falsetas beaucoup plus sobres et originales pour les Soleares et les Siguiriyas.
Claude Worms
Photos : Jean-Louis Duzert
Isabel Bayón : "Caprichos del tiempo"
Théâtre Bernadette Lafont - Nîmes, 12 janvier 2014
Chorégraphie et danse : Isabel Bayón
Ligne musicale : Isabel Bayón et Jesús Torres
Composition musicale et guitare : Jesús Torres et Juan Requena
Chant : david Lagos et Miguel Ángel Soto "Londro"
Percussions : José Carrasco
La danseuse, pieds nus, vêtue comme une villageoise, entame dans la pénombre sur ce qui semble être un bruit cadencé d’outils agricoles, une chorégraphie sobre et élégante, où la légèreté des bras en mouvement n’a rien à envier à celle des voltes, et enchaîne alors que les bruits se transforment en tic tac d’horloge, sur une séquence assise, déroulant taconeos et palmas tout en nuance et en précision. Elle danse assise, le corps tout en tenue, les bras et les jambes en mouvement, dessinés par la lumière.
Entrée des musiciens (cajón et guitares) et zapateado de la danseuse, juste en appoint, jamais pesant. Lorsque le chant intervient, elle déploie toute sa science chorégraphique inspirée de l’école sévillane - les bras et la tenue du corps y sont fondamentaux . Les gestes ne sont pas esquissés mais assumés jusqu’au bout, épaules, bras, mains, dans un balancement et une inclinaison du buste qui semblent naturels et qui suivent le chant, gagnant en force et en puissance quand le chant s’intensifie, s’adoucissant lorsqu’il se fait plus léger. Sur les Verdiales, Isabelle Bayón s’ amuse, par ses arrêts brusques, ses sautillés à nous rappeler les Verdiales folkloriques, tels qu’on les danse encore dans la province de Málaga, et y ajoute sa note flamenca de taconeo.
Dans la Farruca, elle réussit par ses poses hiératiques et son taconeo, à rendre hommage sans jamais peser, sans jamais perdre sa féminité, à ce style de danse si masculine. La danseuse alterne les percussions des pieds et le braceo dans un style épuré, elle allie constamment énergie et naturel. Sa danse est à son image : fine et nerveuse.
Il en va de même pour la Guajira, qui semble davantage être une "citation", avec ses accélérations de tempo et ses références aux Guajiras anciennes. L’éventail n’apparaît qu’à la fin après une recréation personnelle, toute en finesse et précision.
Nous avons particulièrement apprécié les Siguiriyas, et surtout le morceau de bravoure de Manuel Vallejo (et non Cesar Vallejo, poète latino-américain, comme l’annonce le programme), chanteur hors norme, "irrepetible" comme diraient les espagnols. Sur sa version insurpassable du cambio de Manuel Molina, les gestes de la danseuse s’ étirent, sa figure se grandit, dessinant la courbe céleste du chant, à laquelle elle paraît suspendue.
Bien sûr, les Alegrías (suivies des non moins inévitables Bulerías de Cádiz) ne pouvaient manquer au programme. Chorégraphie traditionnelle avec bata de cola et suivant le découpage classique en trois parties - marcaje, silencio, escobilla, annoncée par la projection d’un petit film sur Isabel, jeune enfant, probablement au cours de Matilde Coral, avec déjà la bata de cola. Déhanchements, mouvements d’épaules, des doigts, tout est fait avec grâce et légèreté dans ces Alegrías, avec juste ce qu’il faut de précision et d’énergie. Mais c’est sur le silencio, en harmonie avec la mélodie jouée à la guitare, qu’Isabel déploie toute son expressivité. Dans l’escobilla, pas de percussion pour la percussion, le zapateado est intégré dans le mouvement, dans les figures. La danseuse joue habilement de sa robe, excelle dans la précision des appels (notamment pour la Bulería), et le final se fait en groupe, avec arrêt sur image.
Maguy Naïmi
"Caprichos del tiempo" ? Le titre fait évidemment allusion au déroulement chronologique de l’ histoire du flamenco, tant pour les citations chorégraphiques que pour le chant et l’ accompagnement de guitare. D’ abord avec la diffusion off de l’ enregistrement de la Farruca "Punta y tacón" par son compositeur, Sabicas. Comme tous les grands guitaristes - compositeurs solistes, Sabicas ne confondait pas compás et régularité métronomique du tempo : on admirera d’ autant plus la précision du travail d’ Isabel Bayón, notamment pour les taconeos parfaitement en place qu’ elle exécute sur les remates en picado, systématiquement accelerando, du guitariste. Jesús Torres et Juan Requena rendent à nouveau hommage à Sabicas dans les Guajiras, avec un bel arrangement pour deux guitares d’ une de ses falsetas emblématiques, avant de saluer un peu plus tard Ramón Montoya, là encore en duo sur le canevas d’ un de ses "classiques" en technique pouce / index alternés. Honneur à Manuel Vallejo pour le cante, avec la diffusion d’ une Siguiriya de Jerez suivie du cambio de Manuel Molina – rappelons que Manuel Vallejo est l’ un des maîtres incontestés du cante, qu’ il enregistra pas moins de 213 cantes entre 1923 et 1950 (quasiment aucun déchet), et que nous lui devons pour une bonne part (à égalité avec Pastora Pavón et Canalejas de Puerto Real) la création de la Bulería "moderne". Bref, nous saurons gré aux artistes de nous avoir rappelé qu’ il y a une vie avant Paco de Lucía, Camarón ou Miguel Poveda.
Dialoguer sans baisse de qualité avec de tels modèles relève de la gageure. C’ est pourtant ce qu’ ont réussi le percussionniste José Carrasco, les deux guitaristes avec leurs propres compositions (Zambra solo de Jesús Torres et Granaína de Juan Requena, en introduction aux Cantiñas), et les chanteurs El Londro et David Lagos, dans un répertoire pourtant exigeant. Entre autres : Malagueña de Chacón et Jabegote (Lagos) et Fandango de Lucena (El Londro) pour le premier tableau, avant des Verdiales traditionnels ; Siguiriyas de Manuel Molina et de Manuel Torres, version Niña de los Peines (El Londro) et Siguiriya de Joaquín Lacherna, version Antonio Mairena, Cabal del Fillo et Toná (Lagos) pour le quatrième tableau ; Cantiñas del Pinini et cierre "por Romera" dans le syle de Chano Lobato (Lagos) et Alegría de Córdoba, chantée ad lib. pour compléter le silencio de la guitare (El Londro) pour le final.
Mais le temps est aussi, et surtout, dans la conception du spectacle, la matière première du rythme – serait-ce là le sens de l’ énigmatique "ligne musicale d’ Isabel Bayón de Jesús Torres" mentionnée dans la fiche technique ? Tout commence avec des bruits apériodiques, d’ où émerge progressivement une pulsation régulière, comme le tic-tac d’ une horloge. La pulsation est ensuite divisée en trois par les palmas des chanteurs. Les percussions et la danse regroupent ensuite cette battue périodique en blocs de six, par des accentuations alternativement ternaires (2.3) ou binaires (3.2). On croit alors évidemment entendre une Bulería, mais le guitariste nous détrompe en enchaînant sur une falseta traditionnelle ternaire (technique pouce / index alternés) de Malagueña. Après la Malagueña chantée ad lib, les cantes abandolaos enfoncent le clou : accompagnement binaire (3/4) et falsetas ternaires (6/8). En somme, le message est clair : au commencement était le folklore populaire, les Fandangos, et les groupes de six temps, binaires ou ternaires, qui accompagnent la danse traditionnelle pour les Verdiales, les Fandangos de Huelva, les Sevillanas… Les fameux "compases de 12" sont juste une question d’ agencements à géométrie variable (à notre avis déterminés par la carrure harmonique de l’ accompagnement de guitare) de deux blocs de six temps, l’ un ternaire et l’ autre binaire – ce que très logiquement illustrent les troisième, quatrième et cinquième tableaux, respectivement Guajiras, Siguiriyas et Alegrías avec "cierre por Bulería". Entre temps, le deuxième tableau a appliqué la même démonstration aux "compases de 8" : pas de différence rythmique fondamentale entre le fond populaire galicien (Farruca) ou mudejar (Zambra) réinterprété par le flamenco et le Tango ou la Rumba.
Le miracle de ce "Caprichos del tiempo" est que cette démonstration musicologique, un rien aride et abstraite, soit incarnée avec autant d’ élégance et de grâce que de musicalité.
Claude Worms
José Galán : "En mis cabales"
Théâtre Bernadette Lafont - Nîmes, 8 janvier 2014
Idée originale, chorégraphie et direction artistique : José Galán
Mise en scène et chorégraphie : Juan Carlos Lérida
Arrangements musicaux : Javier Gómez
Danse : José Galán, Vanesa Aibar, Reyes Vergara et Helliot Baeza
Chant : Inma la Carbonera et Paco el Trini
Guitare : Javier Gómez
Percussions : Luati
Violon : Leslie Ann Jordan
Le festival de Nîmes s’est ouvert sur un spectacle de grande qualité, dont le but principal était de démontrer que la richesse, c’est l’autre. En réunissant sur scène des artistes différents (certains considérés comme handicapés, d’autres dits "normaux"), José Galán a élaboré un programme musical de haute tenue, et a choisi de rendre hommage à des artistes qui ont dépassé leur handicap et ont marqué l’histoire du flamenco par leur talent : Le chanteur el "Loco Mateo" que l’ on disait névrosé, Tomás Pavón, "raro", qui refusait de chanter en public sauf pour un petit nombre d’ "entendidos", et qui par conséquent ne réussit jamais à faire carrière, Juana Valencia, qui, comme son nom d’artiste l’atteste ("la Sordita"), était sourde, ou encore la Niña de la Puebla, aveugle, magnifique figure du chant, qui portait avec élégance et sérénité ses grandes lunettes noires sur scène. José Galán a choisi de mettre à l’ honneur également cet immense danseur boiteux, Enrique "el Cojo", ainsi que "Miracielos", qui dansait en regardant en l’ air car il ne pouvait baisser la tête, et Enrique "el Jorobao" (le bossu) qui maîtrisait à la perfection le zapateado, selon le témoignage de son disciple Antonio el de Bilbao.
Le spectacle a débuté par un beau poème, "Le monde inimaginable", de José Galán, traduit en langage des signes, et par des Soleares dont le titre "Le llamaban raro" (on l’ appelait le bizarre) renvoie au chanteur Tomás Pavón. A l’ enregistrement de Pepe Pinto lui rendant hommage ("Con pena grande / gitano llora / que ha muerto Tomás Pavón / El rey de la Soleá") ont succédé les deux chanteurs présents sur scène, Paco el Trini, et Inma la Carbonera. La chorégraphie resserrée de José Galán évoluant dans le clair obscur d’ une lumière zénithale est minimaliste, sans taconeo, en duo avec les percussions et la batterie de Luati (jeu tout en finesse et riche palette sonore), ou avec les deux chanteurs et le guitariste Javier Gómez, qui prolonge habilement et sans hiatus le toque de Pepe Martínez (ce dernier accompagne Pepe Pinto dans l’ enregistrement diffusé off). L’ opposition de style entre les deux chanteurs, très complémentaires, est illustrée dès ce premier tableau par leurs interprétations successives d’ un même modèle mélodique de Soleá (Paquirri) : classicisme serein, basé sur une solide maîtrise du legato, de Paco el Trini (Soleá del Mellizo dans l’ interprétation de Tomás Pavón ; Siguiriya del Loco Mateo…) / expressionnisme d’ Inma la Carbonera (Fandango por Soleá "Porque morir es natural", cher à El chocolate et à Enrique Morente ; opposition, dans les Guajiras, entre la véhémence des "temples" et une sorte de sprechgesang à mi-voix pour les letras…).
Le violon de Leslie Ann Jordan (beaux passages en doubles cordes) assure l’ introduction de la "Guajira de la Sordita", inspirée par la danseuse sourde Juana Valencia, contemporaine de La Malena et la Macarrona, et qui se produisait dans les cafés cantantes de Séville a la fin du XIX siècle et au début du XX. La danseuse Vanessa Aibar a livré dans la plus pure tradition une interprétation élégante et légère de cette forme (tout comme le duo violon / guitare qui l’ accompagne, ponctué d’ échanges de pizzicatos), jouant gracieusement avec plusieurs éventails, semblant les sortir de sa manche, tel un prestidigitateur.
Excellente transition que celle des Campanilleros, d’ abord interprétés par la Niña de la Puebla elle-même, dans un enregistrement d’ époque, sur lequel Inma la Carbonera superpose sa voix, fusionnant avec celle de la Niña dans un premier temps, pour ensuite reprendre la main dans une interprétation plus contemporaine, plus ralentie, tandis que le danseur Heliott Baeza éxécute une danse acrobatique à la fois sonore (sonnailles au chevilles) et visuelle, en dessinant de sinueuses figures dans l’ air avec un long ruban. Lui succèdera sur la scène la danseuse Reyes Vergara dans un Garrotín savoureux. Ondulante et pétillante, Reyes illuminera le théâtre de son sourire.
Les Alegrías qui suivent, hommage au grand danseur Enrique el Cojo, réunissent tous les artistes sur scène, les danseurs faisant office de palmeros. José Galán nous transmet avec grand talent cet héritage chorégraphique del Cojo. Une danse toute en nuances, où le moindre mouvement d’ épaule, du poignet, des doigts, prend tout son sens, fascine le spectateur. José Galán reprend à son compte cet héritage : pas de déplacements spectaculaires, mais une inclinaison du corps, une expressivité des doigts. Saluons à nouveau l’ accompagnement de Javier Gómez, à l’ ancienne, notamment pour le "silencio" et la "castellana". Le guitariste est capable de passer du jeu le plus traditionnel à un style résolument contemporain (Siguiriya), ce qu’ il démontrera encore dans sa Malagueña, magnifique résumé personnel de l’ évolution de la guitare flamenca, de falsetas inspirées de Julian Arcas à des harmonies XXI siècle, en passant par Ramón Montoya.
Viennent ensuite les Sevillanas del Pali, enchaînées directement sur le final "por Bulería" des Alegrías (les Bulerías de Cádiz reviennent ponctuellement en leitmotiv entre les Sevillanas, et en constituent aussi la coda) au cours desquelles les quatre danseurs vont varier les figures, changer de partenaire, réinventer les mouvements, à deux, à quatre, suppléant le taconeo par des mouvements du corps. Dans "Mujeres bailaoras", Reyes Vergara et Vanessa Aibar exécutent une chorégraphie en duo avec châle sur la Malagueña, avec un très bel enchaînement "por Rondeña" et un final sur des Verdiales instrumentales (Leslie Ann Jordan s’ y livre à une réjouissante imitation du jeu traditionnel des "Pandas de Verdiales", avant de changer radicalement de style pour un accompagnement de l’ escobilla des Siguiriyas, qui évoquerait plutôt une Invention de Bach). Elles laissent ensuite la place aux deux danseurs qui se complètent merveilleusement sur les Siguiriyas. José Galán dans le plus pur style flamenco, et en référence à Enrique el Jorobao, connu pour sa maîtrise du zapateado, ne dédaigne pas le taconeo, tandis qu’ Helliot Vergara s’ exprime, lui, avec son corps, plutôt comme on le ferait en danse contemporaine. Ses déplacements saccadés s’ adaptent parfaitement au palo interprété et intitulé "Desequilibrio". Ils s’ harmonisent avec les percussions de Luati et le violon de Leslie Ann Jordan. Ce "desequilibrio" est un hommage aux danseurs "Miracielos" et Enrique "el Jorobao". Dans le final por Bulerías, les physiques influencent la danse : courbes et ondulations, pour Reyes, style sec et percussif pour Vanessa. Les artistes terminent tous ensemble, danseurs et musiciens, un spectacle riche en émotions et en talent.
José Galán, comme l’ indique le titre de son spectacle, "En mis cabales", a bien toute sa tête, et elle nous semble bien pleine. Ce chercheur et diplômé en Sciences Sociales, sensibilisé depuis sa jeunesse au thème du handicap, a relié ses deux mondes intimes et fondé en 2010, une originale "Compagnie de flamenco intégré". Le flamenco se moque de la normalité, et comme le démontre ce spectacle réalisé avec la collaboration de Danza Mobile, "association ayant pour but d’améliorer la qualité de vie des personnes handicapées à travers les arts scéniques", il gagne en intensité lorsqu’ il est porté par des artistes différents.
Maguy Naïmi
Photos : Jean-Louis Duzert
Geneviève Dumas travaille à la billetterie du Théâtre Bernadette Lafont. Elle nous a envoyé ce beau poème que lui a inspiré le spectacle de José Galán. Nous ne pouvions rêver meilleur épilogue. Esas cosas sólo pasan en Nîmes...
Un couple dans la pénombre
Le chant d’une femme s’élève
Et pleure la douleur et la beauté d’un peuple.
_ _
Un simple ruban rouge
Evoque une danseuse
Ou bien la flamme d’un feu de camp …
_ _
C’est le volcan du flamenco qui s’ouvre
Sa lave rouge plonge
Dans un océan d’amour …
_ _
Un fond orange …
Lever de soleil
Ou dernières lueurs d’un feu … ?
_ _
Un chapeau rouge …
Comme un soleil dans sa rotation
Tourne autour du cadran de nos vies ...
_ _
Un sourire sous ce chapeau
Comme une fête.
Comme la vie …
_ _
La danseuse tourne autour de la chaise.
Il tourne autour d’elle.
Elle tourne autour de lui.
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Tout est astres, rotation solaire.
La main, le bras, le corps tournent.
La robe, le foulard, les franges dansent
Comme l’univers ne cesse de tourner.
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Deux femmes derrière un châle
Qui vole, virevolte et s’envole
La femme devient oiseau de liberté ...
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Deux hommes se jugent, se jaugent
La lumière se fait crue
Rivalité ? Combat ?
Ils se quittent par une poignée de main …
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Deux couples maintenant
D’abord unis puis partagés ...
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Joie des guitares ...
Mélancolie du violon …
Les voix s’élèvent
Comme un cri de naissance ?
De mort ou de blessure … ?
Joie et douleur
Amour ou désespoir
La vie …
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La vie de chacun accompagnée par le groupe
Derrière, discret mais toujours présent ...
Un spectacle ’’sur la différence’’.
Je n’ai vu que grâce, complicité, fraternité et don de soi.
Merci.
Geneviève Dumas - le 8 janvier 2014
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