mardi 20 avril 2010 par Claude Worms
Vol. 1 : El Turronero
Vol. 2 : La Paquera de Jerez
Vol. 3 : El Chocolate
Vol. 4 : Terremoto (padre)
Vol. 5 : Naranjito de Triana
Cette première (espérons le...) série de documents issus des archives sonores de Ricardo Pachón, enregistrés en direct lors des festivals andalous de 1977 et 1978, est un pur bonheur proustien pour les aficionados de ma génération.
Pendant ces années 1970, l’ Andalousie offrait chaque fin de semaine quantité de festivals dont les affiches feront rêver nos jeunes lecteurs. Quelques témoins majeurs du cante du début du siècle (La Piriñaca, Juan Talega, Joselero...) étaient encore en vie, et en pleine forme... Les grands maîtres de la seconde moitié du siècle étaient en pleine maturité : La Perla de Cádiz, La Paquera, Antonio Mairena, Fosforito, Chano Lobato, Luis Caballero, Naranjito de Triana, Terremoto, Manuel Soto "Sordera"... Quant aux "jeunes talents prometteurs"... : Carmen Linares, Rosario López, José Menese, Enrique Morente, Camarón, Pansequito, Rancapino, El Lebrijano, Agujetas, Diego Clavel, Calixto Sánchez, Luis de Córdoba, Manuel Gerena, José Sorroche... (j’ en oublie, naturellement).
Mais si chaque festival était une fête pour le public, les artistes étaient soumis à rude épreuve. Plantons le décor : des programmations marathoniennes commençant vers minuit (si tout allait bien pour la sonorisation) et se terminant à l’ aube. C’ est que chaque bourgade avait à coeur d’ aligner encore plus de stars que les voisines, et qu’ il fallait aussi ménager une place aux amateurs ou semi-professionnels de la peña locale. La sonorisation, souvent défaillante, devait atteindre un volume suffisant pour rivaliser avec le (ou les) bar aménagé dans l’ enceinte en plein air, voire avec une fête foraine toute proche, et l’ on privilégiait donc le nombre de décibels à que la qualité du son.
La voix du cantaor devait se frayer un chemin dans le brouhaha des conversations d’ un public chaleureux, mais turbulent et impitoyable, qui venait souvent avec des provisions, solides et liquides, que l’ on partageait avec ses voisins. Mais, alors même que personne ne semblait vraiment écouter ce qui se passait sur scène, un tercio particulièrement réussi provoquait instantanément une ovation générale. Quant aux guitaristes, ils préludaient dans l’ indifférence générale, les choses sérieuses ne commençant réellement qu’ avec le cante.
Dans ces conditions, obtenir un minimum de silence était la préoccupation première des artistes, qui déployaient des stratégies personnelles avec des bonheurs divers. Le plus simple était naturellement de le demander :
_ Naranjito de Triana : "¡ Vamos escuchando un poquito la guitarra hombre !"
_ El Chocolate : "Quiero que pongan un poquito de silencio".
D’ autres tentaient de s’ imposer par une démonstration préalable de virtuosité, devenue une signature attendue par le public : La Paquera par ses "temples" aussi inventifs que tonitruants ; Paco Cepero par quelque falseta por Bulería avec pouce pyrotechnique, et contretemps et syncopes en cascades...
A la fin du festival, le travail était loin d’ être fini : après un éventuel passage obligé par la réception des sommités locales, et quelques nouveaux cantes pour les invités (pour assurer une nouvelle invitation l’ année suivante), il fallait reprendre la route (celles de l’ Andalousie de l’ époque), pour enchaîner sur un autre festival, parfois à quelques centaines de kilomètres.
Si les festivals ont sorti de la misère un grand nombre d’ artistes, les cachets n’ étaient en rien comparables aux sommets délirants que l’ on atteint aujourd’ hui, et il fallait engranger intensivement pendant la saison d’ été, pour parer aux vaches maigres du reste de l’ année. Les cantaores étaient attendus sur le répertoire qui avait assuré leur renommée, et devaient donc renouveler les mêmes exploits nuit après nuit. Ils jouaient leur peau sur scène, et certains y laissèrent tout ou partie de leurs cordes vocales. Dans l’ éventualité d’ une possible défaillance, la plupart assuraient au préventivement leurs arrières : Terremoto ne commence jamais un récital sans demander l’ indulgence des spectateurs ("Me vaís a perdonar porque he estdo una semana malito con la garganta..."). Il fallait aussi compter avec les velléités de censure des "puristes" : ainsi, Naranjito de Triana explique aux "soldaítos del flamenco" pourquoi il considère licite de chanter le Polo après une série de Soleares de Triana (pour ne pas être accusé du pêché majeur de "mezcar", ou "cruzar los cantes").
Les cinq Cds reflètent fidèlement cette ambiance, et constituent donc de précieux documents historiques. Sur le plan artistique, ils donnent à entendre un cante en état d’ urgence et de risque permanents. Nous sommes loin du raffinement musical auquel nous ont habitué les confortables conditions d’ enregistrement actuelles. Mais l’ intensité émotionnelle des interprétations fait plus que compenser les quelques imperfections techniques qui apparaissent ça et là.
Chaque artiste se concentre naturellement sur les points forts de son répertoire, ce qui nous vaut de passionnantes comparaisons entre plusieurs interprétations. Elles conduisent à relativiser quelque peu la légende de l’ improvisation permanente : chacun répète en fait des phrasés soigneusement peaufinés, les variantes portant plutôt sur les stratégies mises en oeuvre pour contourner les difficultés vocales du moment, ou encore pour s’ adapter au jeu d’ un nouveau guitariste.
Seul Naranjito de Triana ne déroge pas à sa réputation de cantaor encyclopédique : Soleares de Triana et Polo, deux séries Fandangos del Gloria, Petenera, Tangos de Triana, Caracoles, et Malagueña de Chacón et Fandango de Frasquito Yerbabuena.
Pour les autres volumes :
_ El Turronero : quatre Bulerías, deux Tientos, des Tarantos, et des Alegrías
_ La Paquera de Jerez : trois Bulerías, trois Tangos, et des Fandangos (El Gloria, à nouveau)
_ El Chocolate : deux Tarantos (Manuel Torres), deux séries des trois mêmes cantes por Siguiriya (Joaquín La Cherna, Paco La Luz, Manuel Torres), trois séries de Fandangos personnels, et une riche gamme de cantes a palo seco, répartis sur trois enregistrements (la Debla de Tomás Pavón ; trois Tonás, dont le rare modèle d’ El Tío Rivas ; deux Martinetes)
_ Terremoto : deux séries de Soleares, deux séries de Siguiriyas (dans le même répertoire jérézan que celui du disque d’ El Chocolate, avec à nouveau le cambio de Manuel Torres), des Bulerías et des Tientos.
On n’ aura garde d’ oublier les guitaristes : Paco Cepero, volubile et régulièrement ovationné par le public ; le jeune Enrique de Melchor, sous l’ emprise du style de Paco de Lucía ; Manuel Morao, idéal naturellement pour le cante de Terremoto ; et les regrettés et trop oubliés Manolo Domínguez, dont la longue carrière d’ accompagnateur du baile explique sans doute la précision rythmique, et José Cala "El Poeta", dans un style puissant à la croisée du jeu de Niño Ricardo et du toque de Jerez.
On ne saurait trop louer l’ initiative du Centro Andaluz de Flamenco et de l’ Agencia Andaluza para el Desarollo del Flamenco, en regrettant toutefois l’ absence d’ un appareil documentaire conséquent (dates et lieux des enregistrements, letras...). Nous ne comprenons pas non plus pour quelle raison obscure des documents de cette importance ne sont pas commercialisés. C’ était déjà le cas pour un autre monument à la gloire du cante de Málaga, en vingt CDs, que nous avons chroniqué en son temps. Les questions de royalties sont-elles si ardues à résoudre ?
Claude Worms
Falsetas
Manolo Domínguez : Soleá
José Cala "El Poeta" : Siguiriya
Manuel Morao : Tientos / Tangos
Paco Cepero : Bulería
Enrique de Melchor : Bulería
Galerie sonore
El Turronero : Bulerías (extrait) / guitare : Paco Cepero
La Paquera de Jerez : Tangos (extrait) / guitare : José Cala "El Poeta"
El Chocolate : Taranto - Manuel Torres (extrait) / guitare : José Cala "El Poeta"
Terremoto : Siguiriyas - Paco La Luz, Manuel Torres (extrait) / guitare : Manuel Morao
Naranjito de Triana : Polo et Soleá apolá / guitare : Manolo Domínguez
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