"Mujerez" / "Nueva frontera del cante de Jerez"

jeudi 3 septembre 2009 par Claude Worms

"Mujerez" : 1 CD Bujío BJ - 191 (2009)

"Nueva frontera del cante de Jerez" : 2 CDs Bujío BJPS - 174 (2008)

Au commencement était un disque-culte : "Canta Jerez". Une idée géniale du producteur José Blas Vega pour le label Hispavox : réunir des cantaores de la même génération (nés dans le premier tiers des années 1930), du même quartier (le barrio Santíago), et tous plus ou moins apparentés ; reconstituer les conditions d’ une fête intime dans les studios, et laisser le magnétophone tourner, pendant dix heures consécutives... L’ entreprise était d’ autant plus aisée que la plupart des artistes travaillaient dans des tablaos madrilènes, sauf El Borrico, venu spécialement (et très exceptionnellement !) de Jerez, et Romerito, qui se trouvait alors à Séville. Le disque sortit en 1967, avec les meilleurs cantes de cette interminable session, tous indispensables, et accompagnés par les infatigables Paco Cepero et Paco de Antequera : Soleá par El Borrico ; Soleá et Siguiriya par Terremoto ; Cabales par El Sernita ; Siguiriyas et Martinete par El Diamante Negro ; Bulerías de Nochebuena et Soleares de Juaniqui par Romerito ; et Siguiriyas et Fandangos del Gloria par El Sordera..., sans oublier l’ inévitable "ronda de Bulerías" finale. Nous ne saurions trop vous conseiller de vous procurer la réédition CD de ce chef d’ oeuvre, si vous ne la possédez pas déjà ("Canta Jerez, varios artistas" - série "Historia del flamenco" : EMI 7243 5 27723 2, 2001).

Une telle initiative ne pouvait rester sans suite. En 1974, le double Lp "Nueva frontera del cante" de Jerez recevait le prix national du disque de flamenco : mêmes conditions d’ enregistrement, cette fois pour les cantaores de la génération suivante (réédition CD : BMG / RCA / El Flamenco Vive 74321732982, 1999). La Peña Flamenca de los Cernicalos organisa l’ entreprise, et se chargea de la sélection des artistes, avec toujours une forte représentation du barrio Santíago, mais aussi quelques natifs de La Plazuela. Le premier Lp était entièrement dévolu à Diego "Rubichi" et Manuel Moneo, le second présentant des cantaores un peu plus jeunes (El Garbanzo de Jerez, El Nano de Jerez, Juan Moneo "El Torta", Paco "el Gasolina", Luis de la Chicarrona, Mateo Soleá et Manolito de la Malena). Pour les guitares, rien moins que Parrilla de Jerez, Moraíto, Niño Jero, Rafael Alarcón et Alfredo Benítez. Des Bulerías chantées par El Borrico assuraient le lien générationnel, et la face B du second Lp était entièrement consacrée à... une "ronda de Bulerías".

Ajoutons enfin que Frédéric Deval s’ inspira certainement de cette "Nueva Frontera" pour produire le disque "Jerez, fiesta et cante jondo" (Auvidis Ethnic B 6750, 1991). Nous y retrouvons les frères Moneo (Manuel et Juan - Malagueña, Tientos y Tangos, Siguiriya, Soleá), Moraíto à la guitare (avec Niño Jero pour les Bulería) et l’ inévitable "ronda de Bulerías, avec une troisième génération de cantaores (outre les frères Moneo, Antonio de Malena, Mijita hijo, El Barullo et El Chico).

Les deux récentes productions du label Bujío continuent la saga. Une "mise à jour" avec "Nueva frontera del cante de Jerez", qui présente la nouvelle génération issue des mêmes quartiers et souvent des mêmes familles ; et un acte de justice bienvenu avec "Mujerez", les disques précédents ayant inexplicablement ignoré les cantaoras.

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Dolores Agujetas / Juana La del Pipa / Tomasa La Macanita

L’ histoire du cante de Jerez est marquée par un grand nombre de cantaoras importantes, de La Serneta à Melchora Ortega, en passant par Juana La Maccarona, Teresa Mazantinni, María la Serrana, La Loca Mateo, La Pompi, Isabelita de Jerez, Luisa Requejo, La Moreno, La Piriñaca, La Paquera, María Soleá... (Jerez est de ce point de vue un cas unique qui mériterait d’ être étudié : aucun autre lieu historique du cante n’ a connu, de manière continue, une telle présence de cantaoras plus ou moins professionnelles). Leur rendre un hommage discographique, par les voix de Juana La del Pipa, Dolores Agujetas, et Tomasa La Macanita, s’ imposait donc.

Pourtant, malgré les objectifs on ne peut plus louables de cet enregistrement, confessons d’ abord que l’ audition répétée de "Mujerez" nous laissent un peu perplexes, tant la qualité des interprétations captées, là encore, sur le vif, s’ avère irrégulière (le lecteur voudra bien ne pas nous suspecter de misogynie - nous avons maintes fois souligné dans cette rubrique l’ exceptionnelle richesse du cante flamenco féminin contemporain).

A toutes les époques de son histoire, le cante s’ est nourri de la confrontation dialectique entre deux types d’ artistes : d’ une part, des cantaores étroitement confinés à une tradition locale et / ou familiale, vécue et donc apprise (il ne s’ agit évidemment pas d’ une transmission "génétique", la "sangre" n’ a rien à y voir...) dès la petite enfance, mais par là même seuls capables d’ en préserver et d’ en réinterpréter le plus infime idiomatisme ; d’ autre part, des professionnels d’ une haute technicité, dont le rôle a toujours été de formaliser les foisonnantes variantes locales pour les transformer en objets musicaux parfaits et universels. Le flamenco doit sa survie, son dynamisme, et sa richesse aux uns et aux autres. Mais les premiers ne peuvent donner le meilleur d’ eux-mêmes que dans l’ ambiance intime des réunions de cante (dans lesquelles, au-delà de la voix, une bonne part de l’ émotion passe par des paramètres extra musicaux, la complicité des corps - des mains et des visages, la mémoire partagée des lieux et des modes de vie...), et dans un répertoire strictement adapté à leurs habitudes auditives et à un apprentissage intuitif qui ignore superbement les limites physiques de chaque voix singulière.

Nous touchons là à un problème récurrent de la critique flamenca. Dans son prologue, Juan María de los Ríos nous assure que "un ordinateur peut chanter avec technique ; seul peut chanter avec le cœur celui qui aime… ". José María Castaños, éminent spécialiste du cante de Jerez, écrit que "le terme "rite" est celui qui peut définir avec le plus d’ exactitude ce qui a été vécu pendant l’ enregistrement de ce disque. Parce que, au-delà d’ une simple réunion de cante, il s’ est agit, peut-être, de la recherche et de l’ arrachement de la mémoire collective d’ un peuple cantaor". Et, certes, il est impossible de douter de l’ engagement, de l’ intégrité, et du respect pour leur héritage, des trois cantaoras. Nous admettrons aussi volontiers (comme nous le fit un jour observer amicalement Norberto Torres) que les hasards de la naissance nous ont sans doute rendus irréductiblement étrangers à ce rituel. Mais il n’ en reste pas moins que finalement, à Jerez comme à Paris, l’ auditeur se trouve confronté à un objet froid, le disque, et à la voix désincarnée qui sort des enceintes. Il s’ agit finalement de musique, ce qui signifie que pour transmettre l’ héritage (surtout pour un répertoire aussi complexe et raffiné) et l’ émotion, au-delà des participants au rituel, il faut aussi un solide bagage technique. Pas seulement de la voix, mais aussi, et surtout, de la musicalité : le dosage infinitésimal des silences et des reprises de souffle, le placement de la voix et du texte, le choix des formes adéquates – et le choix est vaste pour le cante flamenco – à tel ou tel type de voix… (c’ est sans doute à tout cela que faisait allusion Rafael Romero quand il nous confiait dans un entretien : "Tenogo muy poquita voz, pero sé cantar").

Juana La del Pipa possède à l’ évidence ces talents : ses Tientos, Bulerías, Tonás, Fandangos, et surtout ses Soleares por Bulerías, dans un style proche de celui d’ El Borrico, justifient à eux seuls l’ achat de cet album (et ce d’ autant plus que ses témoignages enregistrés sont fort rares).

Dolores Agujetas fait preuve d’ un beau courage, qui frise la témérité, en s’ attaquant à un répertoire qui excède par moments ses capacités vocales (ambitus et legato) : six Fandangos (la fine fleur de Jerez : José Cepero, El Carbonerillo, El Gloria, Manuel Torres…) et surtout des Siguiriyas : commencées très classiquement par un cante de Loco Mateo / Manuel Torres, elles s’ achèvent de manière beaucoup plus incertaine par les très (trop) difficiles cantes de Tomás El Nitri / Juanichi El Manijero et de Manuel Molina / Manuel Vallejo. Elle se montre par contre plus à l’ aise dans les Soleares et surtout les Bulerías.

Le swing dévastateur de La Macanita convient parfaitement aux excellentes Bulerías (cantes de La Paquera, La Perla de Cádiz, et El Gloria) qui concluent l’ enregistrement, et sauve des Soleares aux mélismes bien raides, surtout pour les cantes de Cádiz initiaux. Par contre, le choix du Taranto, de la Cartagenera, et surtout des Malagueñas de Manuel Torres et d’ El Mellizo nous reste mystérieux : pour des formes où la conduite de la ligne mélodique est à ce point déterminante, les défauts de justesse, et, plus encore, un phrasé segmenté arbitrairement, s’ avèrent rédhibitoires. Les deux artistes semblent miser exclusivement sur leur timbre vocal (superbe) et leur puissance d’ émission. Rappelons une fois de plus que le cante de Jerez ne saurait se limiter à ces deux variables : outre Antonio Chacón et Cobitos, plutôt atypiques, on pourra se rappeler les exemples de José Cepero, Juan Mojama, El Sernita… Et même des artistes plus proches de l’ esthétique "standard" de Jerez (du moins telle que l’ imagine une certaine "afición"), comme El Borrico, La Piriñaca, Terremoto, La Paquera ou même Agujetas, n’ ont jamais été des partisans exclusifs du fameux "cris", qu’ ils savaient préparer par des moments d’ intense recueillement, et réserver à quelques instants culminants de leurs interprétations.

Nous comprenons bien que le live absolu, et le parti pris de ne rien corriger (qui nous change d’ ailleurs heureusement des productions aseptisées ) comportent quelques risques. Peut-être aurait-on pu, cependant, prolonger la réunion et n’ en garder que le meilleur (comme en 1967), ou tenter de conseiller les artistes quant à leurs choix. En l’ état, et malgré ces réserves, espérons que cet album sera la première pierre, perfectible mais méritoire, d’ une série discographique consacrée aux cantaoras jerezanas (il n’ en manque pas).

Il va sans dire que Moraíto accompagne parfaitement ce répertoire et ces cantaoras (Juana La del Pipa et Tomasa La Macanita), qu’ il connaît mieux que quiconque. Le jeune Dieguito Agujetas soutient sa mère très sobrement, mais efficacement.

2008 : troisième chapitre de la saga, avec une nouvelle version de la Nueva frontera del cante de Jerez, conclue comme de coutume par une très longue et intense "ronda de Bulerías", ici a capella.

Pour le cante, on notera tout de même un net élargissement du répertoire, avec notamment un Romance "a palo seco" qui évoque plus Los Puertos que Jerez, et un retour en grâce d’ Antonio Chacón (Granaína y Media Granaína, et Malagueña). Quatre cantaores nous semblent promis à un bel avenir : Ezequiel Benítez, dont la technique vocale très sûre et le timbre évoquent El Sernita (Soleá por Bulería et Malagueña de Chacón) ; Jesús Méndez, d’ une intense expressivité (Romance et Fandangos) ; Jesús Carpio "Mijita", pour une interprétation très originale de Soleares, très lentes et articulées autour de longs silences finement dosés (une manière de chanter plutôt rare à Jerez, et que l’ on retrouve dans ses Tonás) ; enfin, Pedro Garrido "Niño de la Fragua", auteur d’ une belle version des Granaínas de Chacón.

Juan Fajardo Moneo "Moneito" (Tientos), Manuel Carpio "Juanilloro" (Bulerías et Tangos), Antonio Peña "El Tolo" (Siguiriya et Soleá), Joaquín Marín "El Quini" (Bulerías), David Carpio (Taranto de Manuel Torres), Luis Lara "Luis de Pacote" (Bulerías) et Manuel Garrido "Manuel de la Fragua" (Bulerías) s’ acquittent fort honorablement de leurs tâches, malgré quelques maladresses de phrasé et quelques incertitudes d’ intonation (défauts de jeunesse sans doute perfectibles). On détectera ça et là dans leurs cantes quelques inflexions d’ El Borrico, de Manuel Soto Sordera, de Terremoto, et d’ Agujetas : l’ école de Jerez se porte plutôt bien...

Le jeu de Manuel Valencia, Juan Manuel Moneo et Pepe del Morao combine de manière astucieuse les traits personnels et les citations de quelques grands "anciens" (essentiellement Parrilla de Jerez et Moraíto, mais aussi Niño Ricardo - l’ introduction des Siguiriyas par Juan Manuel Moneo). Enfin, si Miguel Salado semble peu inspiré par les Tangos, il est par contre l’ auteur d’ une belle et originale introduction "por Granaína".

Claude Worms

Galerie sonore

La BBK, productrice de l’ enregistrement, ne souhaitant pas que nous illustrions notre critique de "Mujerez" par des extraits de plus de trente secondes, nous ne pouvons vous proposer que des extraits de "Nueva frontera del cante de Jerez"

Ezequiel Benítez : Malagueña de Chacón / guitare : Manuel Valencia

José Carpio "Mijita" : Soleá (extrait) / guitare : Juan Manuel Moneo

Jesús Méndez : Romance

Pedro Garrido "Niño de la Fragua" : Granaîna y Media Granaína de Chacón (extrait) / guitare : MIguel Salado


Ezequiel Benítez / Malagueña
José Carpio "Mijita" / Soleá
Jesús Méndez / Romance
Niño de la Fragua / Granaína




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