vendredi 28 février 2020 par Claude Worms
¡ Gracias a todo el equipo del Festival de Flamenco de Jerez y del Teatro Villamarta por su cordialidad y su disponibilidad, y por supuesto a los artistas ! - Compañía Manuel Liñán : "¡ Viva !" / La Chana, María Moreno, Mercedes Ruiz y Eduardo Guerrero : gala "Cádiz -Jerez" / Miguel Lavi : "Viejos retales" / David Carpio : récital de cante / Belén Maya et Juan Diego Mateos : "Ni tú ni yo" / Compagnie Sara Baras : "Sombras"
Jerez, Théâtre Villamarta / 28 février 2020
Compañía Manuel Liñán : "¡ Viva !"
Direction : Manuel Liñán
Musique : Francisco Vinuesa, Víctor Guadiana et Kike Terrón
Lumières : Gloria Montesinos
Costumes : Yaiza Pinillos
Son : Kike Cabañas
Danse et chorégraphies : Manuel Liñán, Manuel Betanzos, Jonatán Miro, Hugo López, Miguel Heredia, Víctor Martín et Daniel Ramos
Chant : David Carpio et Antonio Campos
Guitare : Francisco Vinuesa
Violon : Víctor Guadiana
Percussions : Kike Terrón
"¡ Viva !" est la suite logique, et sans doute l’aboutissement, de "Reversible" (2016). Il ne s’agit plus de passer d’un genre à un autre, mais d’ignorer une telle distinction ; donc de rendre définitivement caduc le fameux "décalogue" de Vicente Escudero en usant indifféremment des techniques et des codes de la danse flamenca considérés jusqu’alors comme exclusivement "féminins" ou "masculins". Manuel Liñán l’accomplit avec un tel tact, sans le moindre exhibitionnisme provocateur, sans céder à la tentation de l’histrionisme racoleur qui sévit trop souvent dans les spectacles de travestis - et, bien sûr, avec son immense talent de danseur et chorégraphe -, qu’il y aura sans doute un avant et un après "¡ Viva !" dans l’histoire du baile. De plus, il démontre que sa démarche n’est ni singulière ni liée à son histoire ou à ses options esthétiques personnelles, en partageant la scène, la danse et les chorégraphies (il ne se réserve que celles des ensembles et de ses propres solos) avec six artistes, tous admirables, de physiques, de personnalités et de styles on ne peut plus différents.
"Enfant, je m’enfermais dans ma chambre et je m’habillais avec la jupe verte de ma mère. Je m’ornais les cheveux avec des fleurs, je me maquillais et je dansais en cachette. Cette danse était impensable hors de ces quatre murs". Ces propos de Manuel Liñán, reproduits dans le synopsis et qu’il a souvent répétés lors d’interviews, pourraient aisément remplacer notre article. Les sept danseurs portent certes des vêtements féminins, des jupes et des robes de toutes sortes (tabliers, boleras, à volants, avec châles, batas de cola etc.), puisqu’il s’agit de libérer le travestissement de ces "quatre murs". Mais, passées les premières minutes d’étonnement, on comprend très vite qu’il ne s’agit surtout pas d’imiter la danse féminine, mais tout simplement de danser, et l’on ne voit plus que des corps dansants dont la caractérisation sexuelle s’efface derrière l’humanité singulière. Chaque spectateur aura ainsi partagé pendant près de deux heures, sans la moindre lassitude (le temps est passé très vite), les souvenirs de Manuel Liñán, que lui et ses partenaires transforment en autant d’œuvres d’art : l’ostracisme, la violence, les moqueries plus ou moins cruelles ou condescendantes, mais aussi la nostalgie, la fête, le partage, les amours, les rires, les joies grandes ou petites (celle d’essayer une nouvelle robe, ou d’échanger des bijoux, par exemple) etc., et un dénominateur commun, la liberté – ce n’est pas un hasard si l’on entend dès le deuxième tableau, parmi les letras des bulerías, le "Libres como el aire, libres como el viento…" de Juan Peña "el Lebrijano", après un prologue dramatique por saeta.
Si le propos de "¡ Viva" est si émouvant, et si beau, c’est sans doute parce qu’il est sincère, et, d’une certaine manière, apaisé. On n’y trouvera ni pamphlet, ni provocation. Les œuvres véritablement subversives ignorent les modes d’emploi et les manifestes iconoclastes. Il leur suffit d’être, avec une évidence – ici de la danse et de la musique – qui se passe de commentaires. ¡ A bailar ! donc, avec tous les moyens techniques possibles, et même impossibles tant les sept danseurs semblent avoir oublié ce que signifie le mot "technique". Depuis belle lurette, plus personne ne s’offusque de voir les femmes danser en pantalon et boléro, et se livrer à des zapateados aussi puissants et virtuoses que ceux de leurs homologues masculins. Il était grand temps que les hommes s’approprient, sans craindre d’être censurés, les levers de bata de cola ou les arabesques de châle. Sans parodie, le spectacle fait donc flèche de tout bois, et abolit non seulement les frontières de genre, mais aussi, en miroir, les frontières entre époques et écoles pour la danse, et entre cuplé et flamenco pour la musique. Au fil des tableaux, nous croisons ainsi fugitivement l’école bolera féminine, Carmen Amaya et Milagros Menjibar, mais aussi Antonio "el Bailarín", Mario Maya et Israel Galván ; La Argentinita, Miguel de Molina, Bambino, mais aussi des saetas, bulerías, soleares et fandangos por soleeá, peteneras, tangos de Triana et de Grenade, verdiales, fandangos de Huelva et "malagueña de baile" instrumentale, tarantos, alegrías, romera et cantiñas, milonga etc. on ne peut plus orthodoxes - David Carpio et Antonio Campos sont eux aussi touchés par la grâce de "¡ Viva !", comme Francisco Vinuesa (guitare), Víctor Guadiana (violon) et Kike Terrón (percussions) à qui nous devons des intermèdes en duos et trios instrumentaux de toute beauté. L’une des grandes forces du spectacle est de montrer à quel point la tradition flamenca (et, par-delà, andalouse), pour la danse comme pour le chant, peut redevenir contemporaine et dérangeante par un simple changement de perspective et de regard, sans qu’il soit besoin de lui tordre le cou. Après une adaptation originale de la "Canción del mariquita" de García Lorca, composée par Francisco Vinuesa et Kike Terrón (Diego Carrasco s’était naguère livré au même exercice), et en prélude aux soleares, un extrait de la conférence "Juego y teoría del duende" (García Lorca) est diffusé off, comme une question : cet être fabuleux ne serait-il autre que l’inspiration créatrice que porte en lui tout être humain, quels que soient sa culture, sa couleur de peau, son âge ou son sexe ? "¡ Viva !" lui apporte une réponse sans équivoque, qui devrait clore les sempiternelles polémiques.
La scénographie est structurée par un décor réduit au minimum : un rideau à franges métallique qui, selon qu’il soit ouvert ou fermé, nous montre les coulisses ou la scène d’un cabaret-tablao, et trois bancs dont les déplacements suffisent à dessiner l’espace de la représentation ou du bar où les artistes se réunissent après le travail, tard dans la nuit. Par contraste, cette sobriété qui frise l’austère met en valeur la bigarrure joyeuse des costumes, que ne renierait pas Almodóvar. Les lumières déclinent leurs couleurs en dégradés picturaux pour de beaux effets de groupe, arrêts sur image qui signalent les changements de tableau. Comme dans les films de Pedro Almodóvar également, ou de Charlie Chaplin, on passe constamment du rire aux larmes douces-amères, mais non du graveleux au mélodrame – dégradés de sentiments que nous partageons par la seule force de la danse, sans qu’il y soit besoin d’artifices théâtraux.
Pour une fois, nous ne dissèquerons pas le programme musical du spectacle, ni ne nous livrerons au jeu du "qui fait quoi ?" : ce serait contradictoire avec l’homogénéité d’un spectacle qui parvient à fondre des personnalités artistiques irréductibles en une œuvre collective insécable, et pour tout dire une cuistrerie. Manuel Liñán ponctue d’ailleurs les numéros en solo dansés et chorégraphiés par chacun de ses partenaires (à l’exception d’un duo, impliqué par l’évocation de l’école bolera) par des chorégraphies de groupe au sein desquelles on perçoit clairement le style de chacun, y compris dans les mouvements les plus synchrones : ¡ Viva Manuel Betanzos, Jonatán Miro, Hugo López, Miguel Heredia, Víctor Martín y Daniel Ramos ! De ce point de vue, les alegrías en sept batas de cola (à pois, naturellement) et châles qui peuplent tout le plateau d’ailes virevoltantes ("libres como el aire…") sont sans doute le point culminant de "¡ Viva !", et conduisent logiquement à son épilogue.
_ épilogue selon Manuel Liñán : après les alegrías, les sept danseurs, face au public (droit dans les yeux, por milonga) se dévêtent de leurs robes, se démaquillent lentement et abandonnent leurs perruques et leurs faux seins. Obscurité ; puis, seul en scène, allongé au sol, Manuel Liñán regarde les robes suspendues à des cintres, en une poignante image de poésie fellinienne. Depuis la salle, ses partenaires le rejoignent sur le fond sonore du "Déjame en paz…" de Bambino (nous avions entendu auparavant "Quiéreme como te quiro yo…").
_ épilogue selon Federico García Lorca : "El mariquita se peina en su peinador de seda / Los vecinos se sonríen en sus ventanas postreras / El mariquita organiza los bucles de su cabaza / Por los patios gritan loros, surtidores y planetas / El mariquita se adorna con un jazmín sinvergüenza / La tarde se pone extraña de peines y enredaderas / El escándalo temblaba rayado como una cebra / ¡ Los mariquitas del Sur cantan en las azoteas !
¡ Gracias Manuel !
Claude Worms
Photos : Javier Fergo / Fastival Flamenco de Jerez
Jerez, Théâtre Villamarta / 29 février 2020
Gala "Cádiz-Jerez"
Danse et chorégraphie : Mercedes Ruiz, María Moreno et Eduardo Guerrero
Chant : Felipa del Moreno, Ismael de la Rosa "el Bola" et Miguel Rosendo
Guitare : Santiago Lara et Javier Ibáñez
Percussions : Paco Vega
Artistes invités : La Chana (danse) et Diego Amador (chant)
Direction artistique : Manuel Liñán
Lumières : Gloria Montesinos
Son : Ángel Olalla
Le gala "Cádiz-Jerez" était le point fort d’une journée exceptionnellement chargée (sans doute trop) au cours de laquelle se succédèrent huit concerts de midi à minuit, essentiellement aux Claustros Santo Domingo, un très beau lieu récemment ouvert au public mais pas forcément bien adapté à l’organisation de concerts, et accessoirement aux peñas Tío José de la Paula et Luis de la Pica. Soucieux de notre santé, nous nous sommes contentés de quatre d’entre eux : outre le gala, "Jerez, the Bulería Experience. Al compás del barrio de Santiago" (12h), "Flamenco de fiesta" (19h) et "Cuna del Arte" (24h). Le concept général consistait à reproduire sur scène une fête "spontanée" regroupant chanteurs, guitaristes et danseurs, toutes générations confondues, autour d’une ou d’un "patriarche". L’entreprise s’est heurtée aux contradictions habituelles en pareil cas. Le souci (louable) de donner à chacun(e) son moment de gloire, la courte durée des représentations et le nombre pléthorique des artistes présents sur scène ne laissaient guère le loisir nécessaire à l’improvisation et à la spontanéité, qui demandent du temps. Le parti pris de "fiesta", impliquant la réitération d’un nombre limité de palos (soleá, bulería por soleá, alegría, tango, bulería et, plus rarement, siguiriya), entraîna rapidement une certaine monotonie – d’autant que le déroulement des festivités reprenait systématiquement le même ordre convenu, avec son « fin de fiesta »obligatoire enchaînant "pataítas" sur "pataítas" de tous les participants, avec une nette insistante pas tout à fait innocente sur les petits derniers et leurs grands ou arrière-grands-parents. Comme toujours en ces circonstances, il y eu de courts instants de grâce, mais plus encore de temps morts. De ce que nous avons pu voir et entendre (rappelons nos nombreuses impasses), nous retiendrons surtout les alegrías et romera de Fanía Zarzana, que nous avons découverte à cette occasion, les siguiriyas du duo Juana la del Pipa et Diego del Morao, les soleares de Triana d’Antonio "el Carpintero", d’autres soleares dansées par Pepe Torres, les siguiriyas et cabales d’Enrique de Remache, et l’ineffable Tomasito (rap, hip-hop etc. por bulería) qui, passant par là sur le coup d’une heure du matin, réveilla le public et le mit dans sa poche en quelques secondes.
L’idée d’une telle journée n’est pas sans intérêt et mérite d’être reconduite, moyennant quelques retouches : des spectacles moins nombreux mais plus longs, laissant du temps au temps, et une salle de meilleure acoustique dont l’architecture serait plus propice à une vraie connivence entre les artistes et le public.
Le rythme soutenu du gala "Cádiz-Jerez" ne nous en sembla que plus délectable. Quelle que soit par ailleurs la qualité de leur danse, la succession des solos de Mercedes Ruiz, María Moreno et Eduardo Guerrero menaçait de tourner au catalogue disparate, voire au pire à la compétitions d’égos. Or, il n’est fut rien, et nous le devons à la direction artistique de Manuel Liñán, décidément infatigable, et à la direction musicale de Santiago Lara – ce dernier n’en était pas crédité sur la fiche artistique, mais il suffisait d’observer les signes discrets qu’il échangeait avec Javier Ibáñez (guitare) et Paco Vega (percussions) pour le comprendre. Pour donner au spectacle la continuité qui risquait de lui manquer, Manuel Liñán a imaginé un dispositif très simple, mais efficace. A la fin de chaque tableau, le soliste s’immobilisait, baigné d’une douche de lumière, dans un angle de la scène, alternativement côté cour et côté jardin, et mettait à profit la durée des applaudissements pour esquisser en silence quelques derniers pas et gestes de danse, en offrande à ses partenaires. La lumière de plus en plus tamisée finissait par le plonger dans l’obscurité, tandis que dans l’angle opposé, sur une progression synchrone, une lumière de plus en plus intense révélait son successeur. La musique de Santiago Lara doublait le procédé scénographique d’un fil conducteur sonore. Les deux fusionnaient parfois, quand l’enchaînement était confié aux cantaores : par exemple lorsque, après ses tonás, Felipa del Moreno entonna le "ayeo" de la caña ad lib. et a cappella, sortant de scène côté jardin à mesure qu’y entraient, côté cour, Ismael de la Rosa et Miguel Rosendo, le trio instrumental entamant dans la pénombre une paraphrase endiablée du motif traditionnel de l’escobilla avant qu’ils ne développent le même "ayeo" en mano a mano, cette fois a compás.
Les arrangements de Santiago Lara pour le trio instrumental étaient tous de grands moments de musique, passant sans hiatus de citations de clichés inscrits dans l’ADN de tel ou tel palo à des séquences harmoniques d’une grande originalité, souvent jazzy – sa fréquentation assidue du répertoire de Pat Metheny n’y est sans doute pas étrangère. C’est ainsi que la zambra chantée par Felipa del Moreno valait plus par son écrin instrumental que par le cante lui-même (ce ne fut par contre pas le cas des tangos, d’un swing redoutable). Ses introductions en solo pour les fandangos et le taranto étaient d’une égale qualité de facture. L’accompagnement des phases obligées des chorégraphies (escobillas et remates en général et, pour les alegrías, un très beau silencio en solo) ne tourna jamais à la routine, malgré leur répétition d’une pièce à une autre, grâce à une subtile caractérisation des tempi (rallentando/accelerando) et des intensités (diminuendo/crescendo) épousant étroitement le style de chaque danseur – cette fois, sa fréquentation assidue du "Tauromagia" de Manolo Sanlúcar n’y est sans doute pas étrangère. Encore lui fallait-il disposer de deux partenaires d’une égale intelligence musicale, ce qui est le cas de Javier Ibáñez et de Paco Vega. Ismael de la Rosa et Miguel Moreno sont de parfaits cantaores p’atrás (ce qui n’est en rien péjoratif), et ont été d’autant plus efficaces qu’ils opéraient systématiquement en duo (caña, soleares et fandangos, ces derniers sans danse). Nous avons admiré sans réserve les cantes de Felipa del Moreno, à qui revenait la lourde tâche d’assumer seule les alegrías et romera, les tonás, debla et siguiriya de cambio de Manuel Molina et le romance de Bernardo el Carpio, décidément très en vogue - nous l’avions déjà entendu par Miguel Lavi, et nous allions le réentendre en fin de soirée, aux Claustros de Santo Domingo, par Enrique de Remache. Nous persistons à penser que la cantaora vaut mieux que son récent premier album, et que le cante traditionnel lui sied mieux que le cuplé ou le tango-rumba light.
La confrontation des styles des trois bailaor(e)as aura été d’autant plus passionnante que la durée relativement courte dont ils disposaient les obligeait à concentrer leurs chorégraphies (une seule, ou deux pour Mercedes Ruiz) sur les traits saillants de leur personnalité et de leur style. María Moreno choisit judicieusement de présenter ses alegrías avec bata de cola et châle, dans lesquelles elle excelle, et qui deviendront sans doute sa marque de fabrique : un kaléidoscope incessant de techniques et de climat émotionnels qui donnent l’impression (fausse naturellement) d’une spontanéité et d’une improvisation permanentes, et des superpositions saisissantes de braceos et de cambrés lentissimes sur des zapateados d’une grande richesse de timbres. Por tonás a compás de siguiriya et soleares, Mercedes Ruiz nous régala une fois de plus de sa lecture hiératique du style Carmen Amaya, postures et remates jérézans en sus : mélodies de timbres et polyrythmies pour pieds et castagnettes, en pantalon et boléro naturellement (tonás) ; marquages du chant et braceos majestueux (soleares). L’exubérance aussi extravertie que maîtrisée d’Eduardo Guerrero transforma la caña en une démonstration haletante de zapateados puissamment vertigineux et de desplantes ravageurs. Prévisible mais imparablement séducteur : ce qui nous lasse parfois sur une heure et demie nous séduit toujours sur un quart d’heure. Au début du spectacle (alboreás et jaleos), Manuel Liñán avait pris soin de présenter ensemble les trois artistes, de sorte que leurs solos ultérieurs semblaient développer ce qu’ils avaient ébauché lors du premier tableau.
Après un court prélude por bulería par tous les artistes, c’est logiquement à Mercedes Ruiz que revint l’honneur de présenter, par un salut muet, l’hommage final à Antonia Santiago Amador "la Chana", que l’on présente habituellement comme l’héritière de Carmen Amaya. A soixante-quatorze ans, elle n’a rien perdu de son énergie et de son autorité. Baile de peso : elle resta assise, mais ses zapateados dialoguèrent a cappella, d’égal à égal, avec le chant de Diego Amador (bulerías por soleá), une lente élévation de ses bras suffisant à marquer périodiquement le tempo et l’espace du compás.
Claude Worms
Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez
Jerez, Bodegas González Byass / 27 février 2020
David Carpio : récital
Chant : David Carpio
Guitare : Manuel Valencia et Diego del Morao
Percussions : Carlos Merino
Palmas : Chicharito de Jerez, Carlos Grilo et Javier Penna
Artiste invité (danse) : Manuel Liñán
Direction artistique : Rafael Agarrado
Jerez, Bondegas González Byass / 28 février 2020
Miguel Lavi : "Viejos retales"
Chant : Miguel Lavi
Guitare : Manuel Parrilla
Violon : Bernardo Parrilla
Percussions : Ané Carrasco
Palmas : Juan Diego Valencia, Manuel Cantarote et Luis Cantarote "el Lúa"
Artiste invitée (danse) : Gema Moneo
Quand deux cantaores jerezanos chantent à Jerez pour le festival, ils chantent des cantes… jerezanos. Quand trois tocaores jerezanos… Les programmes des récitals de David Carpio et de Miguel Lavi étaient donc, pour les palos sinon pour les cantes, à peu près identiques. Aussi les traiterons nous dans une même critique.
Depuis sa première programmation au palais Villavicencio en 2011 aux côtés de Moraíto, David Carpio est un habitué du Festival de Jerez, pour lequel il a notamment créé "Solos" en 2015, avec Manuel Liñán, Manuel Valencia et le contrebassiste Pablo Martín Caminero. Nous avions souligné à propos de ces spectacles, comme de son deuxième album ("Con la voz en la tierra", 2018) son intérêt pour le répertoire flamenco tout entier, dépassant de loin la gamme des cantes considérés traditionnellement, à tort ou à raison, comme idiomatiques de Jerez. Ce n’aura été le cas qu’à deux reprises au cours de ce récital : d’une part pour un impeccable triptyque liviana/serrana/siguiriya de cambio de María Borrico, pris à un train d’enfer suivi fougueusement par Manuel Liñán ; d’autre part pour la périlleuse jabera (le cantaor se garda prudemment de lier les tercios à la manière malaguène) qui faisait suite à un taranto de Manuel Torres, qu’il chanta avec l’urgence caractéristique du style d’Antonio Nuñez "el Chocolate". On notera également la construction originale des alegrías, dont les trois modèles mélodiques canoniques (saut d’octave façon Manolo Vargas compris pour le dernier estribillo) étaient encadrés par une asturiana traitée à la manière des anciennes jotillas de Cádiz – une idée qu’il a sans doute exportée du spectacle "¡ Viva !" de Manuel Liñán, auquel il participe.
Le reste du programme était plus attendu, mais interprété de main de maître, avec une plénitude vocale digne de El Sernita, pour rester en terres jérézanes : une série de chants a cappella pour commencer le récital, d’abord ad lib. puis a compás de soleá (tonás, romance et alboreá) ; malagueña-granaína et malagueña del Mellizo (avec les trois modulations en La mineur sur les tercios impairs de la version d’Aurelio Sellés) ; tangos, entre Jerez (Frijones et Tío Borrico) et Triana (dont le succulent "A pasar por la Calle Nueva…" cher à Pepe de la Matrona) ; siguiriyas (Manuel Molina, Tío José de Paula et cante de cierre de Paco la Luz) ; bulerías por soleá inspirées des incontournables de Tomás Pavón (allongement sur trois compases du premier tercio, chant sur le souffle de l’intégralité de "Nunca de mi ley falté…" etc.) ; un détour par Utrera (Gaspar de, en l’occurrence) por bulería et cuplés ; fandangos pour le bis, là encore à la manière de Chocolate.
En duo (serrana, bulerías) ou en solo, Manuel Valencia (malagueñas, alegrías, taranto et jabera) et Diego del Morao (tangos, siguiriyas et bulerías por soleá) furent, comme d’habitude, des partenaires idéaux pour un cantaor qu’ils connaissent et pratiquent depuis longtemps. Pour les falsetas, les deux guitaristes se réfèrent évidemment à la lignée Manuel Morao/Moraíto (Diego ne manqua pas de jouer la version de son père des "campanas" de Javier Molina pour les siguiriyas), mais n’en cultivent pas moins leur propre répertoire original - notamment Manuel Valencia (introduction du taranto et transition vers le rythme "abandolao" pour la jabera, entre autres).
L’engagement des artistes atteignit un sommet d’intensité à la fin des bulerías, lors d’un duo mémorable entre David Carpio et Manuel Liñán sur le cuplé "Tres puñales" : nous avons rarement vu un baile por bulería aussi habité et maîtrisé à la fois. Notre bonheur aurait donc été complet avec un son de meilleure qualité, et surtout moins assourdissant. Répétons le une fois de plus, "el cante no es para sordos".
Le programme du concert de Miguel Lavi, comme celui de son premier album de même titre ("Viejos retales", 2018), commença par d’émouvantes bulerías personnelles en hommage à Manuel Molina ("El niño del Encajero") reprenant l’estribillo de "Todo es de color" pour la coda, orchestrées avec le renfort de Bernardo Parrilla (violon) et Ané Carrasco (percussions). On retrouva plus tard les deux musiciens pour le romance de Bernardo el Carpio en trio voix/violon/percussions, joliment arrangé sans guitare sur un ostinato mélodique du violon, et dansé par Gema Moneo – ce qui est toujours un plaisir.
La plupart des cantes de la soirée étaient d’ailleurs tirés de ces "Viejos retales", et tous nous permirent d’apprécier la complicité du cantaor avec son guitariste attitré, Manuel Parrilla, Maestro incontestable du toque jerezano (pour une fois, le titre n’est pas usurpé) : on ne se lasse pas de ses paraphrases personnelles des falsetas de son oncle (tientos, siguiriyas, soleares, bulerías), ni des remates gigognes dont il a le secret (bulerías por soleá).
David Carpio et Miguel Lavi se sont abreuvés aux mêmes sources, mais les interprètent selon des esthétiques bien différentes. Miguel Lavi ne dispose pas de l’aisance vocale de son collègue, il doit constamment "se battre avec le chant", mais y gagne en intensité ce qu’il y perd en fluidité : "cante corto" impliquant de multiples césures qui, selon l’habileté du musicien, peuvent dévertébrer les modèles mélodiques, ou au contraire leur donner une dynamique rythmique et une expressivité inédites. Le modèle jérézan de ce type de cante fut sans doute Manuel Soto "Sordera", et Miguel Lavi s’est montré tout au long du concert son digne héritier, notamment dans les magnifiques bulerías por soleá, un genre privilégié du répertoire de l’un comme de l’autre. Sans toujours atteindre ce sommet, Miguel Lavi servit avec tout le respect et l’engagement requis le reste d’un programme "tout Jerez" : tientos et tangos ; malagueña-granaína de Manuel Torres et malagueña del Mellizo ; soleares (Juan Talega, La Andonda et Joaquín el de la Paula) ; siguiriyas (Manuel Molina, El Marrurro et cante de cierre de Juan Junquera) ; bulerías (dont un "Dinero…" presque aussi terrifiant que celui de La Paquera).
Claude Worms
Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez
Jerez, Sala Paúl, 27 février 2020, 19h
Belén Maya et Juan Diego Mateos : "Ni tú ni yo"
Chorégraphie : Belén Maya
Musique : Juan Diego Mateos, Antonio Soteldo "Musiquita", Jerome Kern et Mal Waldron
Direction : Fernando López
Danse : Belén Maya
Guitare : Juan Diego Mateos
Lumières : Miguel Ángel Vargas
Son : Chipi Cacheda
Nous avons commencé notre (trop) bref séjour à Jerez par un spectacle de danse flamenca "d’Art et d’Essai", auquel ne manquaient ni les déconstructions ni le débat d’après représentation avec le public. Le format de "Ni tú ni yo" est lui aussi fort rare, sinon totalement inédit : un strict duo danse (Belén Maya) / guitare (Juan Diego Mateos), que nous n’avions vu jusqu’à présent qu’à Nîmes en janvier dernier ("Impulso" : Rocía Molina et Rafael Riquen).
Mais, alors qu’ "Impulso" relevait plutôt de la performance, la nouvelle création de Belén Maya, sous son apparence d’improvisation, dissimule une construction rigoureuse, et pour tout dire "conceptuelle". Aussi sera-t-il utile d’en décrypter d’abord le symbolisme, ou du moins ce que nous en avons compris – avec l’aide des artistes… Sur scène, quelques chaises et, bien en évidence côté jardin, un gros tas de vêtements usagés que Belén Maya va passer de longs moments à trier, plier, ranger, déplacer etc. avant d’en tresser une longue corde dans laquelle elle s’enroule étroitement à la fin du dernier tableau. Parmi eux, une jupe verte "de tous les jours", choisie soigneusement banale, et plusieurs batas de cola : ce seront, pour l’essentiel, ses costumes de danse. Autant de vêtements, autant de périodes d’une vie - de l’enfance à la maturité en passant par les angoisses de l’adolescence -, avec ses joies, ses peines, ses routines quotidiennes, ses moments d’exaltation et d’ennui. Belén Maya se livre pendant tout le spectacle à un exercice d’introspection vestimentaire, essaye toutes sortes de tenues, les rejette, y revient comme l’on se remémore tel ou tel épisode vécu il y a des années. Alors qu’elle est sur scène de bout en bout, le spectateur devra s’habituer, après quelques minutes de désarroi, à ce qu’elle ne danse que par intermittence, et sans jamais mener une chorégraphie à son terme ni sacrifier à ses épisodes convenus (pas d’escobillas, pas de remates, de silencios etc.).
C’est donc à Juan Diego Mateos que revient la lourde tâche d’assumer la continuité du fil conducteur. La structure de sa musique est rigoureusement symétrique, divisée en deux parties comprenant chacune trois mouvements. Ce plan nous donne la clé de la signification globale de "Ni tú ni yo". Le passage de la première partie à la seconde est souligné par une conversation entre les deux protagonistes, qui récapitulent le scénario. Dès lors, des extraits de ce que nous avons déjà vu et entendu sont repris jusqu’au terme de la pièce, plus ou moins modifiés, écourtés, et surtout dans un ordre temporel différent. On aura compris que la remémoration biographique n’obéit pas à une chronologie linéaire de type occidental, avec commencement et fin, mais plutôt à une conception circulaire : nul besoin d’être adepte de l’hindouisme ou d’avoir lu Héraclite ou Nietzsche pour comprendre que musique et danse illustrent le mythe de l’éternel retour. Les compositions de Juan Diego Mateos récusent le développement – et les codes flamencos -, tout autant que les fragments chorégraphiques de Belén Maya. Il importe peu de reconnaître tel ou tel palo (ils foisonnent pourtant : taranta, soleá, tango, guajira, sevillana, minera, farruca, bulería, siguiriya), non plus que les emprunts aux pièces de ses trois albums ("Luminaria", 2003 ; "Respira", 2009 ; "Bedallama", 2017). Soulignons tout de même au passage la délicatesse et l’originalité de son style, que l’on retrouve dans ses arrangements pour guitare flamenca de deux standards du jazz ("All the things you are", de Jerome Kern ; "Soul eyes", de Mal Waldron), de même qualité que ceux qu’avaient réalisés Niño Josele pour Bill Evans et Santiago Lara pour Pat Metheny.
Deux épisodes centraux nous semblent résumer d’autres aspects fondamentaux du projet. Dans l’une d’elles, Belén Maya s’avance dans une allée de la salle, s’assied posément, et entreprend de peler des fruits (une grenade, des oranges etc.) disposés sur deux plats. La plupart des spectateurs ne peuvent pas la voir, mais peuvent suivre ses gestes projetés en fond de scène : les mains dansent une tâche ménagère. C’est donc également à une poétique du geste, qu’il soit ou non délibérément chorégraphique, que nous convie "Ni tú ni yo" (ajoutons que Belén distribuera les fruits aux spectateurs à la fin du spectacle : ses expériences vécues sont aussi les nôtres). Son style n’a effectivement rien perdu de sa poésie, en ce qu’il suggère plus qu’il ne démontre, avec l’évidence aisée qui d’une technique devenue une seconde nature - ses polyphonies gestuelles entre des pieds flamencos et des bras et des mains tour à tour inspirés du kathak ou de la modern dance sont éblouissantes. Elles est de ces danseuses dont un geste ou une posture assise immobile sont plus éloquents que des minutes de remates survoltés.
Les sevillanas sont un autre moment déterminant. Assis l’un en face de l’autre, de profil, les protagonistes échangent leurs rôles. Juan Diego Mateos joue la première, que Belén danse magnifiquement : quoi de plus "normal" ? Mais ensuite, la bailaora s’assied pour écouter le guitariste, et ne dansera plus jusqu’à la "parada" conclusive. A plusieurs reprises, les deux se croisent comme dans les sevillanas traditionnelles, mais pour changer de chaise, et le guitariste profite de ces mouvements pour esquisser quelques pas de danse. Donc, foin des rôles et des hiérarchies établis, pas de leader ni de vedette : "Ni tú ni yo". Les relations entre les deux artistes sont non seulement égalitaires, mais aussi fluctuantes : s’ils sont parfois en étroite complicité, il leur arrive aussi de mener leur vie en s’ignorant délibérément, voire d’entrer en conflit, comme dans la vie de tout un chacun.
A la fin du spectacle, Belén Maya passe ses trois batas de cola les unes sur les autres (ce dont elle tire au passage un bel effet plastique), traîne péniblement sa chaîne de vêtement, et y love étroitement son corps : une vie. Il en est de "Ni tú ni yo" comme des pièces de Marguerite Duras : on y entre difficilement, on n’est pas sûr de tout comprendre, mais, une fois capturé dans ses rets, on n’en sort plus : l’effet hypnotique est imparable.
Claude Worms
Photo : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez
Jerez, Théâtre Villamarta / 27 février 2020, 21h
Compagnie Sara Baras : "Sombras"
Direction et chorégraphie : Sara Baras
Musique : Keko Baldomero
Textes : Santana de Yepes
Lumières : Óscar Gómez de los Reyes
Costumes :Luis F. Dos Santos
Collaboration spéciale : Ara Malikian (violon)
Danse soliste : Sara Baras
Danse : María Jesús García Oviedo, Charo Pedraja, Cristina Aldón, Sonia Franco, Daniel Saltares et José Franco
Répétitrice (danse) : María Jesús García Oviedo
Guitare : Keko Baldomero et Andrés Martínez
Chant : Rubio de Pruna et Israel Fernández
Percussions : Antonio Suárez et Manuel Muñoz “Pájaro”
Saxophone, flûte et harmonica : Diego Villegas
Assister à "Sombras" quelques minutes après avoir vu "Ni tú ni yo" est à peu près aussi déconcertant que d’écouter un opéra de Meyerbeer après des madrigaux de Marenzio. Qui n’est pas coutumier du flamenco aurait peine à admettre qu’il s’agit bien dans les deux cas de la même musique, ce qui d’ailleurs est fort réconfortant quant à sa vitalité.
Quels que soient son titre et son argument supposé, on sait que chaque nouveau spectacle de Sara Baras consistera en une série de tableaux (ici treize, pour une durée de presque deux heures) correspondant chacun à un palo, sans plus de fil narratif. Rien de plus traditionnellement classique donc, à ceci près que la scénographie, les lumières et les chorégraphies à grand spectacle sont conçus selon les critères de qualité du show à l’américaine. Il y a longtemps que Sara Baras a déposé le label "Flamenco sur Broadway", dont elle détient la quasi exclusivité et qu’elle défend sur les cinq continents. On ne verra dans ces propos aucune ironie : des chorégraphies synchrones de la troupe au plus infime geste de la soliste, en passant par les espaces laissés aux applaudissements et même sans doute à leur durée (comme toute meneuse de revue experte, Sara Baras fait ce qu’elle veut du public), tout est minutieusement réglé et mesuré dans les moindres détails. On peut ne pas partager cette conception extravertie du baile, mais il faudrait être incurablement rabat-joie pour bouder son plaisir devant une telle perfection de facture, même si paradoxalement elle menace parfois de glacer les escobillas et les remates les plus impétueux, dont elle est si proverbialement prolixe.
Inutile d’ajouter qu’une telle exigence de professionnalisme haut de gamme s’applique également à toutes les autres composantes visuelles de "Sombras" : lumières (Óscar Gómez de los Reyes, rideaux de scènes et costumes (Luis F. dos Santos - dont les fameuses robes à volant multiples dont Sara Baras tire, avec force voltes et pirouettes, des effets flamboyants de corolles déployées, volutes serpentines, flammes scintillantes etc. Le corps de ballet est impeccable (María Jesús García Oviedo,Charo Pedraja, Cristina Aldón, Sonia Franco, Daniel Saltares et José Franco), et la chorégraphe en use de toutes les manières (stricte synchronisation des six danseurs, dissociations en quatre + deux, trois + trois etc.) et selon toutes les géométries spatiales (diagonales, frontales, circulaires) et posturales (de face, de profil, ou de dos) possibles, pour configurer ici un concerto grosso, ou là un concerto de soliste.
Si Sara Baras se réserve naturellement de nombreuses et longues chorégraphies solistes, elle prend grand soin de mettre brièvement en vedette chacun de ses partenaires, qu’ils soient danseurs ou musiciens. Outre des solos à différents moments du spectacle, ces derniers se voient d’ailleurs offrir un intermède qui leur est exclusivement dévolu, por tango. Avec deux guitaristes (Keko Baldomero et Andrés Martínez), deux percussionnistes (Antonio Suárez et Manuel Muñoz "Pájaro"), un saxophoniste-flûtiste-harmoniciste (Diego Villegas et deux chanteurs (Israel Fernández et Rubio de Pruna), le son peut s’avérer agressivement compact, mais, comme pour les chorégraphies, les arrangements jouent habilement de diverses associations de timbres, pour les introductions et l’accompagnement des multiples escobillas en particulier – on en retiendra, entres autres, la farruca de Keko Baldomero (n°2), la brève pièce pour violon d’Ara Malikian ("Travesia", n°10) diffusée off, ou encore le duo de Diego Villegas avec Sara Baras por bulería (n°12) – paraphrases d’un cuplé por bulería et d’une bulería corta de Jerez comprises, le tout couronné avec le renfort des percussions par un déchaînement bluesy façon Illinois Jacquet. La seule réserve que nous formulerons sur ce plan musical est le choix des chanteurs, tous deux trop uniformément "camaronesques" pour varier efficacement la couleur vocale quand ils interviennent en mano a mano. Ils n’auront par ailleurs nullement démérité, même si à titre personnel nous avons préféré la finesse d’ornementation d’Israel Fernández (farruca) à la puissance de Rubio de Pruna (mariana) – mais c’est là une affaire de goût personnel.
Encadrées par deux tableaux de groupe en ombres chinoises (les "Sombras" qui nous furent également rappelées au n° 8), les autres pièces du spectacle déclinent ce que nous venons de décrire au fil des palos : farruca, romance et martinete por siguiriya, serrana, zapateado, valse, mariana, alegrias et bulerías. Sara Baras y démontre, avec sa fougue et sa générosité coutumières, les qualités qui ont fait d’elle l’ambassadrice la plus universellement célèbre de la danse flamenca des deux dernières décennies : une présence scénique incarnée dans des desplantes sculpturaux, des braceos fluides, des voltes majestueuses, et surtout des pieds d’une puissance, d’une rapidité et d’une précision diaboliques – entre autres, dans la farruca et les alegrías qui sont ses marques de fabrique, les alternances hallucinantes d’accelerando/crescendo et de rallentando/diminuendo dont elle use et abuse parfois, mais dont le public ne se lasse pas. Ajoutons enfin que la farruca annonçait dès le début de "Sombras" la référence au musical américain : comme dans le "Bojangles of Harlem" de Fred Astaire pour le film "Swing Time", Sara Baras danse avec ses ombres portées sur le fond de scène – toutefois sans que celles-ci ne se rebellent, comme dans le film de Christopher Case (1936).
Ovation triomphale du public (unanimement debout, naturellement…), répétée longuement lorsque Sara Baras rendit hommage à Juana del Pipa, qui la rejoignit sur scène pour une seconde "fin de fiesta", cette fois (peut-être) improvisée.
Claude Worms.
Photos : Javier Fergo / Festival Flamenco de Jerez
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