XVI Festival Flamenco de Toulouse

Du 13 au 26 mars 2017

mardi 14 mars 2017 par Claude Worms

Laura Vital et Eduardo Rebollar en concert / Entretien avec Laura Vital et Eduardo Rebollar / Entretien avec María Luisa Sotoca et Pascal Guyon / Manuel Valencia : "Entre mis manos" / Entretien avec Manuel Valencia / Manuel Liñan : "Sínergia" / Alba Molina : "Canta a Lole y Manuel"

Des salles invariablement combles pour une programmation variée, imaginative et d’une belle tenue artistique. Faudra-t-il lancer une pétition pour qu’on s’avise enfin en haut lieu de donner à María Luisa Sotoca Cuesta et Pascal Guyon des moyens suffisants pour qu’ils puissent poursuivre dans des conditions budgétaires et matérielles plus décentes et moins épuisantes le travail culturel qu’ils accomplissent excellemment depuis déjà seize ans ?

Laura Vital : récital de cante

Instituto Cervantes – 13 mars 2017

Chant : Laura Vital

Guitare : Eduardo Rebollar

L’auditorium de l’Instituto Cervantes (environ 120 places) est certes un lieu idéal pour un récital de cante en duo traditionnel, mais nous avons rarement eu l’occasion d’assister à un échange aussi chaleureux et attentif entre deux musiciens et leurs auditeurs, dont les sourires épanouis pendant tout le spectacle, et longtemps après, étaient on ne peut plus éloquents. C’est que Laura Vital et Eduardo Rebollar sont non seulement des artistes de haut niveau, mais aussi des personnalités généreuses et attachantes, respectueuses d’un public qu’ils savent "recevoir" et mettre à l’aise en quelques mots, mais sans la moindre complaisance quant à la qualité musicale – sans doute est-ce la raison pour laquelle un couple (Mme Françoise Guilbot et M. Andres Pesquera, que nous associons volontiers à l’événement) qui avait entendu Laura Vital à Saintes cet été n’a pas hésité à se déplacer jusqu’à Toulouse pour goûter un nouveau moment de bonheur partagé.

Laura Vital allie, à un degré rare, une maîtrise vocale très "actuelle" à la spontanéité et la faculté d’improvisation propres au cante "à l’ancienne". C’est dire qu’aucun de ses récitals ne ressemble au précédent ou au suivant (si ce n’est par son exigence et son engagement), tant elle est sensible à son humeur du moment comme aux réponses de son partenaire et du public – d’une totale sincérité aussi : pas question pour elle de chanter une letra si elle ne ressent pas profondément, et dans l’instant, son ethos. C’est dire que chacun de ses concerts nous fait passer du rire (ou du sourire complice) aux larmes en une multitude de gradations intermédiaires – c’est peut de dire que le chant de Laura Vital "transmite". C’est dire aussi qu’elle assume des risques considérables avec une assurance stupéfiante, car cette transmission ne passe jamais par une surenchère expressionniste, mais toujours par un surplus de raffinement musical.

Elle peut aussi se le permettre car elle sait pouvoir compter sur la sécurité que lui apporte en permanence l’accompagnement d’Eduardo Rebollar – une complicité ancienne et rare, qui nous a fait penser à d’autres duos historiques, tels Pastora Pavón et Luis Molina, ou Isabelita de Jerez et Manolo de Badajoz. L’intuition instantanée du guitariste, qui repose aussi sur la connaissance encyclopédique du cante indispensable (ou du moins qui devrait l’être) à tout accompagnateur "de oficio", est particulièrement manifeste et efficace dans son usage des silences dans les cantes "festeros" (tangos, cantiñas, bulerías), qui laissent d’abord au chant tout l’espace nécessaire à son vagabondage ornemental, avant de le recueillir et de le relancer en fin de tercio par de vigoureux rasgueados ou une paraphrase de ses dernières notes mélodiques. Son accompagnement de la malagueña de La Trini ("Haciendo por olvidarte…") devrait être étudié dans toutes les écoles de flamenco : ses réponses exactes, quant à leur durée (juste le nécessaire à la cantaora) mais aussi quand à leur placement (une infime fraction de seconde avant que la dernière note du chant n’expire) l’ont transformée en un bloc organique au sein duquel chaque tercio se fondait en un vaste arc mélodique dont la guitare éclairait la cohérence à grande échelle. Ajoutons les rasgueados continus sur plusieurs compás "de sa fabrication" qui sont devenus l’une de ses signatures stylistiques et la faculté d’improviser des développements inattendus à partir de citations historiques (par exemple, une magnifique introduction aux siguiriyas, initiée "por Niño Ricardo" et achevée "por Jerez", non sans plusieurs remates successifs pour faire monter la tension et rendre un fugitif hommage à Parrilla de Jerez) : du grand art.

Comme de coutume, on aura pu apprécier une heure et demi durant la fine musicalité des interprétations de Laura Vital - sans artifices superflus, juste ce qu’il faut pour exprimer, dans tous les sens du terme, la moindre goutte du potentiel de chaque cante : caresser la mélodie en en ciselant suavement les contours par le seul placement rythmique et quelques césures ; ou, au contraire, souligner un mot par une brève profusion ornementale ; passer d’un mezza voce merveilleusement soutenu dans les graves à une fulgurance de puissance pour un cierre dramatique ; jouer des contrastes entre le découpage d’un vers en micro-séquences et la liaison sur le souffle de plusieurs vers successifs… Bref, quelque soit le cante et le palo, une sensibilité naturelle apparemment infaillible à l’exacte mesure des moyens vocaux qu’il convient de lui administrer. Les cantes de Laura Vital sont donc à la fois les "cantes de siempre" et ceux d’un "ici et maintenant", irréductiblement à la première personne, qui jamais ne se reproduira – comme, par exemple, une mariana en trois mouvements dont nous n’avions plus entendu une recréation aussi majestueuse depuis José Menese ; ou encore, une grandiose série de trois siguiriyas d’une extrême tension intérieure, dans une mise à nu poignante des gouffres d’émotions que peuvent recéler quelques "simples" cellules mélodiques répétitives (El Viejo de la Isla – Manuel Torres / Francisco La Perla / cabal del Fillo).

Nous conclurons donc par un bref résumé du programme, étant entendu qu’on pourra appliquer à sa totalité les quelques remarques qui précèdent : tangos (Enrique Morente / tangos de Triana / tango extremeño / Tía Marina Habichuela) / malagueña de La Trini, rondeña et fandango de frasquito Yerbabuena / marianas / cantiñas (alegría de la Perla de Cádiz / deux cantiñas de Pastora Pavón / rosa / deux cantiñas de Pastora Pavón) / siguiriyas (cf. ci-dessus) / fandangos du Huelva (dont un cante original et de magnifiques versions du fandango "valiente" de Alosno et du fandango de José Rebollo) / bulerías (dont des cantes de Juana Cruz Castro et de La Perla de Cádiz).

Une fois de plus, le Festival Flamenco de Toulouse est le premier en France qui ait offert à Laura Vital et Eduardo Rebollar l’opportunité d’un récital à la mesure de leur talent. Espérons qu’il sera suivi de beaucoup d’autres.

NB : sonorisation très claire et équilibrée, et lumières à l’avenant. Un grand merci à Stéphan Villières et Christian Moga, techniciens à l’Espace Croix Baragnon.

Lire également :

_ critique le l’album "Tejiendo lunas" : Tejiendo lunas

_ critique du spectacle "Mujeres de sal", XIX Bienal de Flamenco de Sevilla : Mujeres de sal

_ Entretien avec Laura Vital

_ Entrevista a Laura Vital

Claude Worms

Photos : Marie-Laure Cazeaux


Entretien avec Laura Vital et Eduardo Rebollar

Festival Flamenco de Toulouse, 13 mars 2017

Flamenco Web : votre connivence sur scène est évidente. Travaillez-vous ensemble depuis longtemps ?

Eduardo Rebollar : c’est simple. Nous collaborons professionnellement depuis dix-sept ans. Nous continuons actuellement et, je l’espère, pour longtemps.

Flamenco Web : vous vous étiez donc déjà rencontrés avant le spectacle sur la poésie du Siècle d’Or avec José Menese et Enrique de Melchor ("A mi soledades voy, de mis soledades vengo")…

Eduardo Rebollar : notre première rencontre a eu lieu quand Laura a remporté le concours des jeunes artistes flamencos de la Biennale de Séville. J’ai eu la chance qu’elle me sollicite pour l’accompagner et nous travaillons donc ensemble depuis cette année 2000.

Flamenco Web : vous arrive-t-il encore de vous surprendre mutuellement ?

Laura Vital : c’est précisément ce que j’ai dit tout à l’heure à une amie qui est venue me saluer, et qui nous a félicités tous les deux : "Eduardo ne cesse de m’étonner". Nous ne savons jamais à l’avance ce que nous allons faire, ni ce qui va se passer.

Eduardo Rebollar : je pourrais dire la même chose de Laura. Je crois vraiment que nous formons une sorte de couple artistique. Je pense qu’il doit toujours y avoir des surprises pendant nos concerts. Sinon, il n’y aurait plus de musique, cela deviendrait un travail routinier et ennuyeux. Nous ne répétons jamais. Je crois que notre complicité sur scène est toujours ressentie par les premiers intéressés, c’est à dire les spectateurs.

Laura Vital : dès la première fois où nous avons fait de la musique ensemble, c’était comme si nous nous connaissions depuis toujours. C’est quelque chose d’inexplicable.

Flamenco Web : vos programmes sont différents à chaque concert. Les prévoyez-vous longtemps à l’avance ?

Laura Vital : si nous ne changeons pas de programme, nous nous ennuyons, et cela se sent. Quand nous faisons plusieurs concerts au même endroit, nous ne reprenons jamais les mêmes cantes…

Flamenco Web : … mais vous y pensez longtemps à l’avance, ou dix minutes avant d’entrer en scène ?

Laura Vital : (rires) plus ou moins, et souvent moins…

Eduardo Rebollar : "sobre la marcha"…

Laura Vital : en fait, nous avons souvent du mal à communiquer un programme écrit aux organisateurs. Nous pouvons avoir quelque chose en tête, mais c’est le public qui est notre "thermomètre". Si je me tiens coûte que coûte à ce que j’ai en tête, cela signifie que je ne tiens plus compte des réactions et des attentes des spectateurs. Supposons que je sente que beaucoup d’entre eux sont des aficionados qui connaissent le cante : alors, je vais chanter "por siguiriya". Dans le cas contraire, j’insisterai sur des cantes plus légers, avec autant d’implication bien sûr. J’évite donc les programmes trop fermés.

Eduardo Rebollar : l’une des série cantes que Laura a chantée ce soir est la preuve que le public était très bon : les siguiriyas. Ce sont des cantes qui exigent des auditeurs "muy entendidos", ou très sensibles et mélomanes, et la cantaora doit s’y investir de manière hors normes. Parce qu’il ne s’agit plus seulement de technique vocale, il faut croire réellement à ce que disent les letras. Si tu chantes que ton père est mort, tu dois y croire absolument dans l’instant. C’est un au-delà de la musique, il faut transmettre ce sentiment de perte. Sur la scène même, pendant le concert, j’ai demandé à Laura si nous allions interpréter plutôt des soleares ou des siguiriyas. Le choix des siguiriyas signifie que Laura se sentait "muy a gusto".

Laura Vital : j’ai ressenti que le public était très réceptif, et que nous pouvions partager cela.

Eduardo Rebollar : le public le méritait, et il a parfaitement capté la profondeur de ces cantes. La siguiriya est un chant tragique, l’être humain y est toujours perdant car il y lutte contre la mort. C’est une lamentation sur le sort inexorable de l’être humain. C’est ce que tu dois dire quand tu chantes por siguiriya, et tu dois le dire avec tout le corps, pas seulement avec la voix. Quand on me dit qu’un artiste a chanté "joliment" ("bonito") por siguiriya, je réponds toujours qu’on ne peut ni ne doit chanter des siguiriyas joliment ; car dans ce cas, il ne s’agit plus de siguiriyas.

Flamenco Web : Laura a chanté ce soir la mariana, que l’on entend très rarement…

Eduardo Rebollar : Laura est une artiste qui a la capacité d’interpréter n’importe quel cante en se l’appropriant. La mariana fait partie de ces cantes peu attractifs que plus personne ne chante – pour la mariana, il faut remonter à des maîtres tels Bernardo el de los Lobitos, José Menese ou Miguel Vargas. Laura y met toute sa personnalité, et elle en fait un chant neuf. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait avec beaucoup d’autres cantes.

Flamenco Web : tu as structuré la mariana en trois parties, avec une progression implacable en intensité, sur un ambitus de plus en plus large et tendu. Est-ce quelque chose comme une partition intérieure conçue à l’avance ?

Laura Vital : pour te dire la vérité, quand je chante, je ne pense pas. Je crois d’ailleurs qu’il vaut mieux ne pas trop penser, même en amont. Nous aimons improviser… et nous amuser. C’est la seule manière de faire de la musique vivante, au moins pour le cante.

Eduardo Rebollar : c’est un jeu avec ce que tu sais déjà. Ce qui se passe, c’est que du coup nous jouons avec le feu. Nous sommes toujours à la limite, et c’est précisément ce que ressent le public. Nous pouvons plaire plus ou moins, mais je peux au moins t’assurer que nous ne passons jamais inaperçus, du fait des risques que nous prenons. La guitare doit chanter à l’unisson de la cantaora. Ce qui manque souvent le plus aux guitaristes actuels, c’est de savoir "recoger el cante". La cantaora fait déjà suffisamment en terme d’émotion et de musicalié, et c’est à toi de la recueillir et de lui donner encore un supplément d’âme. Cet instant précis n’est plus du ressort de la cantaora, mais du guitariste. Pour y parvenir, il faut naturellement connaître parfaitement le cante.

Flamenco Web : il me semble que c’est encore plus difficile pour accompagner les chants "libres", sans compás. Pour les soleares ou les tangos, le compás donne toujours un minimum de cohérence, quoi qu’il arrive. Mais par exemple, pour la malagueña de La Trini que vous avez interprétée ce soir…

Eduardo Rebollar : c’est comme si je savais exactement le temps dont Laura a besoin pour respirer. Les "cantes libres" posent un gros problème : si ta réponse est trop courte, tu obliges la cantaora à entrer trop tôt, et tu l’asphyxies littéralement. Dans la soleá, la guitare joue constamment, un compás, puis un autre… de sorte que la cantaora peut entrer quand elle le veut. Mais pour une malagueña, une taranta ou une granaína, il faut que le tercio commence juste au moment où la guitare se tait. Et ce n’est pas seulement un jeu de questions / réponses. Il doit y avoir une dynamique d’ensemble, en forme de crescendo. Donc, même s’ils paraissent identiques, tu ne peux pas répondre de la même manière au deuxième et au quatrième tercios, par exemple. Accompagner le chant est un métier, dont tu dois au minimum respecter les obligations professionnelles. Tu dois connaître plus de cantes que les cantaores eux-mêmes. Certains cantaores ou bailaores ont construit leur carrière sur un ou deux chants ou danses ; mais jamais cela n’est arrivé pour un guitariste. Ensuite, évidemment, c’est encore mieux si tu es artiste. Je crois que Laura et moi sommes de bons pédagogues, mais il y a tout de même des choses qui ne s’expliquent pas. C’est quand tu commences à emprunter des chemins que tu n’as pas appris que tu prends vraiment du plaisir.

Pour ma part, j’ai en plus la chance de travailler avec Laura, et c’est "un gustazo". J’ai d’ailleurs un problème : les cantaores me demandent souvent de jouer pour eux comme pour Laura, mais ça m’est impossible puisqu’ils ne chantent pas de la même manière. "es que no me sale, yo no soy una máquina...".

Flamenco Web : tu joues aussi beaucoup avec les silences…

Eduardo Rebollar : c’est quelque chose que j’aime beaucoup faire : laisser le chant à découvert pour mieux le recueillir ensuite. Cela crée un climat impressionnant. Tu es la première personne à me faire cette remarque, et ça me fait très plaisir.

Laura Vital : de temps en temps, nous prenons de bonnes résolutions, surtout quand nous devons enregistrer : nous allons répéter et fixer tel ou tel arrangement... Mais c’est toujours un fiasco, et nous terminons au bar d’en face à boire une bière et à discuter de cante. Si nous nous enfermons dans des schémas préconçus, plus d’adrénaline, plus de vérité… parce que je ne suis pas la même aujourd’hui qu’hier. Et le public non plus. Ce qui ne m’empêche pas d’admirer le travail de mes collègues, qui peuvent répéter leurs montages à l’identique quelles que soient les circonstances. C’est aussi très difficile. Mais nous en serions incapables l’un comme l’autre, même si nous le voulions.

Eduardo Rebollar : souvent, je me dis que si je le pouvais, j’interdirais les disques. Si les gens veulent écouter de la musique, qu’ils viennent au concert…

Laura Vital : … et la conception de l’enregistrement a changé. Maintenant, tout est parfait, mais factice… "Muchas mentiras...".

Eduardo Rebollar : la perfection m’ennuie, ce n’est pas la vie.

Flamenco Web : une dernière question sur votre métier de professeurs. Qu’enseignez-vous, et comment ?

Laura Vital : j’enseigne plusieurs disciplines au Conservatoire de Séville : histoire du flamenco, technique vocale, travail avec groupe instrumental, un peu de chant polyphonique et cours de cante proprement dit. J’essaye surtout de donner des outils aux élèves : nous travaillons la précision de l’intonation, le compás… Je leur donne le squelette, le mannequin des profils mélodiques, mais c’est ensuite à eux de l’habiller – avec une écharpe, un chapeau, un manteau... Il faut qu’ils cherchent et trouvent leur propre personnalité. En définitive, deux choses sont pour moi importantes : la transmission et la personnalité – cette dernière par dessus tout, même par rapport à la technique. On peut être "un pedazo de cantaor" et pourtant avoir une petite voix limitée. Celui-là va te rompre le cœur avec un simple tercio. Le contraire existe aussi.

Il doit exister une cohérence entre l’expressivité de l’interprète, jusque dans ses gestes et les expressions de son visage, et le sens de la letra qu’il est en train de chanter. Si tu n’est pas assez intuitif pour ressentir cette sensibilité au texte spontanément, il faut la travailler.

Les élèves suivent six ans de cours avec moi, puis quatre années supplémentaires au Conservatoire Supérieur. Mais l’enseignement académique n’est pas suffisant. Il faut le compléter par l’expérience vécue et le partage : écouter, aller dans les peñas... C’est au moins aussi important que les cours au Conservatoire, sinon plus. Pour ma part, comme il n’existait pas de cours de cante quand j’ai commencé, j’ai appris avec mon père, puis de manière autodidacte en écoutant les uns et les autres, et enfin sur scène. Je dis toujours à mes élèves qu’ils ont la chance incroyable d’avoir immédiatement à leur disposition tout ce que j’ai dû apprendre à force d’expériences, mais qu’ils ne doivent pas pour autant s’en tenir à être de "bons élèves". Ce que tu apprends sur scène et du public, personne ne peut te l’enseigner.

Eduardo Rebollar : je vais te dire un secret, de guitariste à guitariste. J’ai plus appris moi-même des cantaores que des guitaristes. J’ai eu la chance de pouvoir travailler avec la dernière génération des chanteurs "traditionnels à l’ancienne", comme José Menese, El Chocolate, Chano Lobato… ou José de la Tomasa et Calixto Sánchez qui, heureusement, sont encore avec nous. j’ai beaucoup vécu avec eux, et ils te disent des choses sûrement mal exprimées du point de vue de la technique de la guitare, mais beaucoup plus savoureuses du point de vue de l’expression des sentiments. Nous les guitaristes, nous sommes des idiots, à toujours vouloir plus de vélocité et de technique : "nos perdemos lo bonito de esto". La musique, ce n’est pas seulement, ni même principalement, de la technique. Il y a des gens qui ont des dons particuliers pour jouer les gammes très vite, d’autres pour le trémolo, d’autres pour toutes les techniques – comme Paco de Lucía, mais c’était Paco… Si tu n’as pas ces dons, ce n’est pas une raison pour passer ta vie à ne travailler que la technique et perdre ainsi le plaisir du partage de la musique avec tes partenaires et avec le public.

Propos recueillis et traduits par Claude Worms


María Luisa Sotoca

Entretien avec María Luisa Sotoca (directrice artistique du Festival Flamenco de Toulouse) et Pascal Guyon (président du Festival Flamenco de Toulouse)

Flamenco Web : depuis combien de temps travaillez-vous sur cette seizième édition du Festival Flamenco de Toulouse ?

Pascal Guyon : nous préparons chaque édition au moins une année à l’avance. Il nous faut d’abord trouver des salles. Nous ne sommes pas une institution qui disposerait de lieux de spectacle dédiés. Il nous faut donc trouver des accords avec des directeurs de salle, puis ébaucher un premier calendrier coordonné des dates du festival, en prenant en compte les vacances scolaires, les autres événements musicaux et culturels sur Toulouse, les autres événements flamencos en France et en Espagne, tout en essayant de construire une programmation cohérente.

María Luisa Sotoca : comme nous avons tout de même, au bout de seize ans, des partenaires fidèles, comme par exemple l’Espace Croix-Baragnon, l’Instituto Cervantes ou plus récemment le Centre Culturel Henri Desbals, nous connaissons bien la configuration des lieux, et nous tenons à toujours présenter des spectacles en cohérence avec les salles. Pour les scènes de petite jauge comme les trois que je viens de citer, nous avons l’habitude de mettre en avant le cante ou la danse en petite formation. Ce sont des espaces propices à la réciprocité entre les artistes et le public, et nous y programmons donc des duos ou des trios, pour rester sur des spectacles intimistes.

Pour les têtes d’affiche comme Rocío Molina, Estrella Morente ou Niña Pastori, nous louons le Théâtre Casino Barrière ou la Halle aux Grains. Nous adaptons toujours nos choix artistiques aux salles dont nous pouvons disposer.

Pascal Guyon : en fait, nous sommes ou bien directement producteurs, ou bien partenaires de directeurs de théâtres avec lesquels nous signons des accords pour entrer directement dans la programmation de leur saison. Ils nous font une entière confiance quant aux choix artistiques. Le but du festival est de présenter une grande diversité de spectacles de qualité, bien sûr, mais aussi d’en assurer une bonne accessibilité tarifaire. Nos partenariats avec les centre socio-culturels toulousains nous permettent d’offrir des spectacles à des tarifs exceptionnellement bas – par exemple, cette année, nos spectateurs pourront voir Alba Molina, ou Gema Caballero et La Tremendita, pour des tarifs compris entre 3 et 9 euros. C’est vraiment un privilège pour le public toulousain de pouvoir découvrir des artistes de ce niveau à ce prix-là.

María Luisa Sotoca : c’est d’ailleurs ce que nous avait dit Leonor Leal en novembre dernier lorsqu’elle est venue à Toulouse pour la session automnale. C’est une artiste qui s’intéresse à tout, y compris aux tâches administratives et techniques, et qui connaît bien nos difficultés. Elle était très surprise et très admirative du fait que nous rendions le flamenco si accessible.

Flamenco Web : comment choisissez-vous les artistes que vous programmez ?

María Luisa Sotoca : c’est mon travail, et je fais donc beaucoup de recherche sur internet. Mais ça ne s’arrête évidemment pas là. Je parle avec les artistes, nous partageons nos connaissances ; souvent, ils mentionnent de jeunes collègues dont on commence à parler dans le milieu… Je lis les critiques de différents sites web, en Espagne comme en France. C’est tout simplement un travail permanent. Et comme le festival a maintenant une certaine notoriété, nous sommes directement contactés par les artistes ou leurs agents, nous recevons des disques, des dossiers de presse…

Nous nous déplaçons également beaucoup pour voir des spectacles, en France comme en Espagne, à Nîmes, Paris, Barcelone, Madrid, Séville, Jerez… Quand nous le pouvons financièrement, ou bien quand on nous invite. Cela dit, ce n’est pas forcément déterminant quant à nos choix, parce que mon travail de programmatrice est de me tenir en permanence informée sur l’actualité du flamenco, les talents émergents, les dernières parutions discographiques. Il est vrai qu’en France on voit et on entend souvent les mêmes artistes. Nous nous efforçons donc aussi de faire découvrir au public des flamencos moins connus mais tout aussi talentueux.

Pascal Guyon : l’originalité de certaines de nos programmations est aussi liée à notre souci de présenter autant que possible toute la variété du flamenco actuel sans exclusives – que les artistes soient gitans ou non, de telle ou telle région d’Espagne, émergents ou confirmés… Le but est vraiment de présenter toute la palette flamenca, des stars aux artistes qu’on n’a pas encore vus en France. A ce point de vue, la programmation de cette année est vraiment exemplaire, puisque quasiment toutes les propositions sont des exclusivités françaises ou régionales. Nous pensons diriger un festival précurseur. D’ailleurs, cette recherche artistique que mène María Luisa nous a permis d’avoir Miguel Poveda avant qu’il ne soit "Miguel Poveda", dès 2003 ; Rocío Molina il y a presque dix ans, en 2008…

Pascal Guyon

Flamenco Web : comment construisez-vous la cohérence de vos programmations ? Par exemple, quatre femmes pour les trois concerts de cante…

María Luisa Sotoca : c’est vrai qu’il y a beaucoup de femmes, mais je m’en suis aperçue après coup. Ce n’était pas un propos délibéré. Je dirais également que nous avons des artistes confirmés, certes, mais qui ne sont pas encore des "figuras", bien que certains portent des noms illustres - Alba Molina ou Manuel Valencia par exemple.

Pascal Guyon : pour nous, ce sont tous des artistes qui méritent d’être mis en vedette. Beaucoup sont déjà venus à Toulouse pour de précédentes éditions, et notre travail est aussi de suivre leur évolution, leurs nouvelles propositions artistiques.

María Luisa Sotoca : presque tous les artistes programmés cette année sont des gens que nous connaissons bien, personnellement. Nous fonctionnons aussi aux coups de cœur, avec notre affect. Ce sont des personnes pour lesquelles nous avons une tendresse toute particulière…

Pascal Guyon : … et ce sont des artistes jeunes, talentueux et qui ont des choses à dire.

Flamenco Web : il n’y a donc pas de recherche de cohérence à priori. Vous suivez votre pente naturelle, et il en résulte forcément une cohérence à posteriori…

Pascal Guyon : ce que nous voulons, c’est présenter le flamenco en tant qu’art vivant dans son évolution actuelle. Un flamenco du XXI siècle respectueux de la tradition mais ouvert sur le monde. Les artistes d’aujourd’hui sont dans internet, dans les réseaux sociaux, à l’affût de ce qui se fait dans d’autres genres artistiques, et tout cela rejaillit naturellement sur scène. C’est à notre avis ce qui peut permettre au flamenco d’aller au-delà de son cercle "naturel".

María Luisa Sotoca : j’ai l’impression que les programmations françaises tournent un peu en rond, non seulement autour de quelques noms, mais aussi par la prépondérance de la danse sur le chant ou le flamenco instrumental. Notre originalité et notre cohérence tient aussi à ce que nous nous efforçons de trouver un équilibre entre les disciplines flamencas, entre artistes jeunes et artistes bien installés…

Pascal Guyon : … et toujours en cohérence avec les spécificités de chaque salle. Je crois qu’avec l’expérience, nous avons maintenant ce savoir-faire de programmateurs.

Flamenco Web : en termes de pur timing, à quelles dates avez-vous finalisé les contrats des cinq spectacles de cette édition ?

María Luisa Sotoca : … !!! Aujourd’hui par exemple, nous avons encore dû modifier un contrat.

Pascal Guyon : il est vrai que les relations avec les artistes, ou plus souvent avec leurs managers, peuvent s’avérer compliquées. De ce point de vue, le flamenco a encore beaucoup de progrès à faire en terme de professionnalisme, par rapport à d’autres genres artistiques. Pour ces problèmes contractuels, nous perdons souvent beaucoup de temps et d’énergie qui pourraient être mieux employés ailleurs. Dans les cas extrêmes, cela peut conduire à des renoncements parce que tel ou tel artiste ou agent provoque des problèmes qui, cumulés, finissent par rendre les choses impossibles. Il nous est arrivé de préférer renoncer à un projet plutôt que de nous mettre dans des situations intenables.

Mais la réalisation de spectacles n’est pas une science exacte. Nous travaillons sur de l’humain et l’accueil est pour nous un autre aspect très important de notre travail. Il est fondamental que les artistes se sentent comme chez eux, bien accueillis, respectés et aimés. Ils nous le rendent toujours sur scène.

María Luisa Sotoca : nous choisissons aussi des gens que nous apprécions humainement. Parce qu’il existe aussi d’excellents artistes avec lesquels nous ne travaillerons jamais, pour beaucoup de raisons…

Pascal Guyon : … ce qui réduit d’ailleurs le champ des possibles. Le flamenco est tout de même une niche, et si nous évitons certains agents, managers ou flamencos, il est vraiment indispensable d’aller à la découverte de nouveaux talents pour ne pas tourner en rond. Il arrive souvent que tel jeune artiste reçoive un prix important entre le moment où nous l’avons engagé et son spectacle à Toulouse : par exemple, récemment, Alfonso Aroca à La Unión ou Sara Calero à Jerez. Cela nous conforte naturellement dans nos choix artistiques.

María Luisa Sotoca : sans citer de noms, certains artistes ont tout de même tendance à se conduire en enfants gâtés. Nous essayons d’anticiper au maximum leurs demandes, et de les entourer au mieux, mais sans en faire trop non plus, pour ne pas tomber dans un engrenage de surenchères. J’ai rencontré d’autres programmateurs de festivals de flamenco européens en mai dernier à Málaga, à l’initiative de la Fondation de la SGAE.
Nous nous sommes retrouvés à l’automne pour la Biennale de Séville, qui nous avait invités, nous avons noué des liens et depuis nous échangeons des informations entre nous. Je me suis aperçue que nous avions tous les mêmes problèmes avec les mêmes agents, les mêmes artistes… Je pense qu’il serait important que nous soyons plus solidaires, que nous communiquions plus régulièrement entre nous et que cela se sache. De manière à ce que certains agents et artistes comprennent qu’ils ne peuvent pas être toujours en demande, sans jamais faire aussi quelques efforts vis à vis de celles et ceux qui, en définitive, achètent leurs spectacles.

Il faut vraiment aimer le flamenco pour continuer à le programmer en dépit de tous ces problèmes. Ce n’est pas un milieu facile.

Pascal Guyon : quand nous avons commencé à chercher des partenariats avec des théâtres, beaucoup de directeurs étaient réticents parce qu’ils avaient déjà tenté l’expérience et avaient été confrontés à trop de problèmes. C’est dommage, car le flamenco est évidemment un art digne d’être programmé dans les plus grandes salles, ce qui n’est pas toujours le cas à cause de comportements de ce genre.

Flamenco Web : quelles sont vos difficultés les plus importantes ?

María Luisa Sotoca : sans hésitation les problèmes de financement. Nos limites budgétaires nous empêchent de communiquer comme nous le souhaiterions, c’est-à-dire pas seulement localement, mais au moins au niveau national. La quasi-totalité du budget part dans la production artistique.

Pascal Guyon : pour nous, le cœur du festival est la programmation. Il est hors de question de transiger sur sa qualité pour baisser les coûts. Partant de là, nous ne pouvons pas mettre dans le communication ce que nous mettons dans l’artistique.

Notre programmation artistique n’est pas en rapport avec notre budget. Le budget moyen des deux sessions d’automne et de printemps tourne autour de 100000 euros. La proportion des subventions est en gros d’un tiers, et la billetterie de deux tiers, ce qui est atypique pour un festival. Normalement, c’est plutôt l’inverse. Le succès public est donc une condition sine qua non à la survie du festival. Heureusement, il ne nous a pas manqué jusqu’à présent. Mais toutes les associations ont vu leurs subventions baisser ces deux dernières années, par exemple de 10% puis 4% pour la ville. Par contre, pour la première fois cette année, la Junta de Andalucía va nous soutenir financièrement – modestement, mais c’est un premier pas et surtout une formidable reconnaissance du travail accompli.

María Luisa Sotoca : tout cela obère le développement du festival. Nous ne pouvons pas inviter des journalistes, ni créer les emplois qui nous seraient pourtant indispensables (webmaster, attaché de presse…). Il nous est impossible de pérenniser sur l’année mon propre poste de directrice, et il est même arrivé que je ne sois pas rémunérée du tout. En fait, nous sommes chaque année sur le fil.

Pascal Guyon : paradoxalement, quand nous voyageons en Espagne, nous nous rendons compte que le festival y est plus valorisé qu’ici, à Toulouse. C’est certes flatteur, mais tout de même illogique… Il va donc nous falloir trouver d’autres solutions, d’autres modes de fonctionnement, et réfléchir à l’évolution du festival pour les prochaines années.

Propos recueillis par Claude Worms


Manuel Valencia : "Entre mis manos"

Espace Croix-Baragnon – 16 et 17 mars 2017

Guitare et composition : Manuel Valencia

Percussions : Ángel Sánchez González "Cepillo"

Chant : Felipa del Moreno

Après le succès de son showcase à l’auditorium de la Fnac la veille, Manuel Valencia a fait salle comble deux soirs de suite à l’Espace Croix-Baragnon, avec un programme identique mais bien agencé qui reprenait la quasi-totalité des compositions de son récent enregistrement ("Entre mis manos"), à l’exception de la rumba "Najando" - ce dont nous ne nous plaindrons certes pas…

Si nous avions émis quelques réserves sur l’album (Entre mis manos), sa présentation en concert nous a nettement plus convaincu. L’interprétation de Manuel Valencia y gagne considérablement en dynamique et en subtilité – en "matices". Surtout, la sonorisation s’avéra nettement supérieure à la production du disque, donnant à l’instrument la présence et le mordant adéquats au timbre de la guitare flamenca en général, et au jeu incisif de Manuel Valencia en particulier. Pour n’en prendre qu’un exemple, les deux longs trémolos (minera et rondeña) qui nous avaient paru grêles et pour tout dire un peu insipides à l’audition du disque ont gagné lors de ces deux récitals un relief inédit, du fait d’un bon équilibre sur tout le spectre sonore qui permettait d’entendre parfaitement le chant des aigus et son harmonisation par la ligne de basse, pour une fois sans excès de réverbération et avec juste la rondeur qui convenait. De même, les cataractes d’alzapúa "à l’ancienne" (alternance P / i / P) que le guitariste déchaîne régulièrement dans ses siguiriyas ont bénéficié d’une réalisation sonore très analytique qui en restituait toute la fulgurance rythmique et la moindre nuance d’intensité. Il convient donc d’en remercier une fois encore Stéphan Villières.

Le récital commença par une version en duo (guitare - percussions) de la bulería por soleá "Gandinga", sans les cantes de l’album. C’est sans doute la raison pour laquelle Manuel Valencia y a ajouté une introduction por soleá très lente, dont le rubato confine parfois au phrasé ad lib. – une très belle utilisation, trop courte à notre gré, des dissonances de secondes et neuvièmes mineures caractéristiques du mode "por granaína" (sixième corde en Si comme pour la célèbre siguiriya de Gerardo Nuñez). Pour la suite, le guitariste se contente de pallier à l’absence de cante par la répétition périodique, légèrement variée quant au phrasé, d’une falseta très dynamique, basée sur une habile alternance arpèges / pulgar – cf. notre transcription : Entre mis manos

Nous avons retrouvé (et déploré) le même refus du développement pour l’introduction por minera au fandango "Velo de flor" : là encore, une superbe idée mélodique qui expose en quelques notes la couleur sonore de la minera, trop vite abandonnée pour le long trémolo qui suit. Le thème du fandango est construit sur la modulation traditionnelle du cante vers la tonalité relative majeure (ici Mi Majeur), non sans quelques détours moins attendus par le relatif mineur (Do# mineur). L’harmonie de ce matériau mélodique, qui fait usage de refrain, resurgit en filigranes lors de "couplets"
en arpèges, conclus par des "remates" spectaculaires en picado – bref, une sorte de "rondo por fandango". Les alegrías ("La fuente nueva", tonalité de La Majeur), de structure classique (falseta / remate / compases / llamadas…) mais avec quelques motifs mélodiques récurrents de type leitmotiv, nous semblent avoir beaucoup gagné en cohérence et en swing du fait du choix d’un tempo relativement modéré, et de l’accompagnement exceptionnel de Ángel Sánchez González "Cepillo".

Les mêmes remarques valent pour la première bulería ("Báilame", mode flamenco sur Do#), et notamment pour les deux très longues falsetas "a cuerda pelá", en picado puis au pouce, dont les savantes sinuosités qui nous ont rappelé le style de Manolo Sanlúcar s’appuient confortablement sur les indispensables ponctuations de Cepillo. Un "estribillo pegadizo" encadre quelques cantes de Felipa del Moreno – compás ravageur mais montée progressive vers la limite périlleuse de sa tessiture, d’autant qu’avec un capodastre à la deuxième case, le mode "réel" est en fait le mode flamenco sur Ré#. Avouons que nous ne comprenons toujours pas la fréquence de ces choix extrêmes, qui relèvent plus de l’exploit physique que de la musique, mettent en péril les cordes vocales et nuisent à la musicalité de l’interprétation – intonation approximative, raideur du phrasé et de l’ornementation… La toná et la debla qui suivirent démontrèrent d’ailleurs que l’expressivité du cante se passe aisément de ces surenchères démonstratives : a cappella, la cantaora y choisit spontanément un registre plus raisonnable, pour une interprétation beaucoup plus fluide et tout aussi intense. Entretemps, Felipa del Moreno avait eu tout le loisir de s’exprimer longuement por tango – Camarón ("Estoy pasando fatigas…") puis tangos extremeños et de Graná, plus précisément "del camino"). En trois falsetas, Manuel Valencia nous donna un aperçu exhaustif du "toque jerezano por tango" : falseta de pulgar façon Parrilla de Jerez, alzapúa et falseta en arpèges P / m / i alla Moraíto (mécanisme phrasé d’abord en triolets avec les basses sur le temps, puis déphasées par rapport à la pulsation par un passage en doubles croches sur le même arpège de trois notes).

Cepillo nous avait déjà donné un aperçu de sa virtuosité lors d’un réjouissant mano a mano avec le guitariste, sur arpèges répétitifs puis accords à contretemps, pour la coda de la bulería "Báilame". Il récidiva ensuite pour un court mais impressionnant solo, également por bulería. Le percussionniste a l’élégance de faire oublier sa technique dès qu’il s’agit d’accompagner ses partenaires. L’écouter s’immiscer sur la pointe des pieds dans le compás, faire monter progressivement la tension et enfin "tenir la baraque" avec juste ce qu’il faut de relances, ni trop ni trop peu, est en soit un régal. Avec les meilleurs percussionnistes actuels, l’accompagnement de la guitare a atteint le niveau de complémentarité du duo chant – guitare traditionnel. Ajoutons à ces qualités le tact et la courtoisie : lors du bis por bulería, Cepillo abandonna instantanément le cajón pour les "palmas sordas" dès que Felipa del Moreno chanta sans micro en bord de scène. ¡Arte !

Du grand art également avec la rondeña solo "Entre mis manos", et plus encore avec la version de Manuel Valencia du toque por siguiriya de Manuel Morao ("Patriarca"), dont il est l’un des meilleurs interprètes actuels : reprises en échos assourdis de motifs mélodiques, brefs éclairs de picado en réponses à des thèmes de pulgar, crescendos, "recortes" et "apagados" millimétrés… Tout pour être heureux. Même bonheur enfin avec sa relecture du style de Moraíto por bulería, pimentée de quelques harmonisations plus contemporaines, en trio avec palmas et percussions ("Neferet").

Le public répondit avec enthousiasme à ce récital un peu court (une heure dix environ), mais riche en moments forts. Il en fut remercié d’abord par un bis généreux (cantes por bulería avec l’une des rares variantes entre les deux soirées : falseta de Paco de Lucía pour la première, de Manuel Morao pour la seconde), puis par une brève mais chaleureuse "fin de fiesta", avec Cepillo al toque et Manuel Valencia al baile.

Claude Worms

Photos : Fabien Ferrer / Festival Flamenco de Toulouse


Photo : Fabien Ferrer / Festival Flamenco de Toulouse

Entretien avec Manuel Valencia

Festival Flamenco de Toulouse – 17 mars 2017

Flamenco Web : étais-tu déjà venu au Festival Flamenco de Toulouse avant ces deux récitals ?

Manuel Valencia : je suis venu à Toulouse pour la première fois il y a cinq ou six ans avec Jesús Méndez, puis avec David Carpio pour la présentation de notre disque enregistré en direct pendant le festival de Jerez, enfin en trio avec David Carpio et le contrebassiste Pablo Martín pour le spectacle "Solos".

Dans ce festival, je me sens comme en famille. J’ai entière confiance en María Luisa et Pascal, avec lesquels je me suis toujours parfaitement entendu. Venir à Toulouse est plus un plaisir qu’un travail.

Flamenco Web : comment apprend-on la guitare flamenca actuellement à Jerez ? La méthode a-t-elle changé depuis l’époque de Javier Molina ou de Rafael del Águila ?

Manuel Valencia : non, l’apprentissage se fait encore à peu près de la même manière. Ici, on ne t’enseigne pas à lire la musique. Nous n’utilisons pas de partitions. Par imitation, tu apprends des positions de main gauche, des techniques de main droite, les règles de base de chaque toque, des falsetas… Nous nous en tenons à la transmission orale.

Flamenco Web : il me semble que pour les guitaristes de Jerez de ta génération, disons postérieure à celle de Moraíto et de Gerardo Nuñez, on peut distinguer deux courants stylistiques différents. D’une part, des guitaristes qui se situent clairement dans l’ "école de Jerez", dans la lignée de Manuel Morao ou Parrilla de Jerez, comme Diego del Morao ou Manuel Parrilla, bien que ce dernier soit un peu plus âgé. D’autre part, des guitaristes qui composent des pièces résolument plus "contemporaines", tels Javier Patino, Santiago Lara ou Bolita. Comment te situerais-tu par rapport à ces deux tendances ?

Manuel Valencía : je me sens un peu à mi-chemin entre les deux ("a caballo entre las dos"), parce que j’ai appris de ces deux écoles. Je ne sais pas si tu connais José Luis Balao. Il a été le maître de Javier Patino, Juan Diego, Bolita, Santiago Lara, Alfredo Lagos… rares sont les guitaristes de ma génération qui n’aient pas pris de cours avec lui. Or, José Luis Balao a une conception très personnelle de la guitare de Jerez, moins traditionnelle, plus influencée par la guitare classique, la guitare brésilienne, le jazz… Certains guitaristes viennent de cette école, et d’autres de celle de Manuel Morao – elles ne sont ni meilleures ni pires, juste différentes.

Manuel Morao et mon oncle Fernando Terremoto m’ont enseigné les bases, comment accompagner le chant… Mais ensuite j’ai cherché qui pourrait m’apprendre à aller plus loin techniquement, et surtout pour l’harmonie. De ces points de vue, je dois beaucoup à José Luis Balao et aussi à Gerardo Nuñez.

Flamenco Web : quand tu n’es pas en tournée, comment organises-tu ton travail, ton emploi du temps quotidien ?

Manuel Valencia : je commence par faire au moins une heure et demie à deux heures d’exercices techniques. Ensuite, je travaille mon propre répertoire et j’essaye de composer un peu, si l’inspiration vient me visiter.

Flamenco Web : comment composes-tu ?

Manuel Valencia : je commence à jouer, par exemple por soleá, en testant des idées, en m’engageant dans différentes voies, jusqu’à ce que je trouve quelque chose qui me motive, un premier fil conducteur ("un hilito"). Ensuite, je tire ce fil jusqu’à ce que j’obtienne quelque chose qui me semble complet et cohérent.

C’est parfois une séquence harmonique qui te vient d’abord à l’esprit, que tu vas décliner en arpèges, et dans laquelle tu finis par insérer une mélodie. Ou bien, au contraire, c’est une mélodie qui surgit, que tu dois ensuite harmoniser. Le processus est à chaque fois différent. Chaque falseta est un monde.

Flamenco Web : tu as composé une bulería por soleá en mode por granaína, avec la sixième corde en Si. As-tu emprunté cette idée à la siguiriya de Gerardo Nuñez ?

Manuel Valencia : oui, l’idée vient de là. C’est l’une de mes premières compositions pour guitare solo. J’ai donné mon premier récital en soliste lors du festival de Jerez, en 2010 je crois. On m’a proposé un passage d’une demi-heure. J’ai accepté tout de suite, mais je n’avais pas un répertoire suffisant pour une telle durée - juste une bulería, ou plutôt quelques falsetas por bulería. Je jouais aussi une belle rondeña de José Luis Balao, mais il me fallait d’autres compositions conséquentes, qui ne se résument pas à quelques falsetas pour chaque palo. Cette bulería por soleá a été ma première composition complète.

Flamenco Web : dans ton album, tu l’as enregistrée autour de deux cantes de Fernando Terremoto, qui nous avait malheureusement quittés...

Manuel Valencia : les cantes de mon oncle sont extraits d’un enregistrement en direct réalisé à Séville. L’ingénieur du son avait capté la voix et la guitare sur deux pistes séparées. La voix était très propre, et le chant dans un registre compatible avec le mode de ma composition. Ensuite, tout a été facile, parce que je connais parfaitement le style de mon oncle. Il suffisait de trouver un ordre cohérent entre falsetas et cantes. Si tu as écouté attentivement, tu te seras aperçu que je suis très discret pour l’accompagnement : juste quelques accords, et ce qu’il faut de réponses et de relances pour mettre le chant en valeur.

Flamenco Web : quand tu joues cette pièce en concert, sans cante, tu commences par un beau prélude très lent por soleá, que tu écourtes rapidement pour passer au tempo de la bulería por soleá. Il se passe à peu près la même chose pour tes introductions à la minera et à la rondeña. Tu exposes d’abord une superbe idée mélodique, qui te donne en plus un matériau harmonique riche, et l’on attend évidemment un développement substantiel. Mais là encore, tu coupes court rapidement pour passer au trémolo. C’est un peu frustrant...

Manuel Valencia : le problème, c’est que tu ne peux pas enregistrer des compositions trop longues. "Un tema de diez minutos cansa mucho". Si tu te réfères plus précisément à "Velo de flor", ce n’est pas une "minera con fandango". La minera proprement dite est une introduction au fandango, pas l’inverse - le fandango n’est pas une conséquence de la minera. J’ai cherché aussi une sorte de rupture entre la minera et le fandango : l’estribillo du fandango passe par Mi Majeur et Do# mineur, avant de revenir au mode por minera – un peu comme les cantes traditionnels.

Et pour revenir à ta remarque, ce n’est pas mal non plus de laisser les gens sur leur faim, pour qu’ils aient envie de plus.

Flamenco Web : je t’ai écouté plusieurs fois jouer ta version du toque por siguiriya de Manuel Morao. Je sais que les tocaores prennent souvent ce que je vais te dire comme une critique, mais pour moi ce n’en est pas une. Il me semble que tu as beaucoup réfléchi à ton interprétation, à la dynamique, aux phrasés… un peu comme un concertiste classique qui analyse minutieusement une partition pour en extraire une lecture personnelle qu’il va ensuite reproduire plus ou moins à l’identique.

Manuel Valencia : non, ce n’est pas le cas pour moi. Pour la siguiriya en particulier, j’ai tellement assimilé ce palo que je ne sais jamais à l’avance comment je vais la jouer, pas même l’ordre des falsetas. Et je ne veux pas en fixer une version précise, je veux qu’elle soit différente à chaque fois.

Flamenco Web : quand Felipa del Moreno a chanté a cappella por toná y debla, comme il n’y avait pas de guitare, elle a choisi spontanément un registre confortable pour sa tessiture. Par contre, pour les deux bulerías, elle a chanté beaucoup plus aigu, en mode flamenco sur Ré# (respectivement : sur Do#, capo 2, puis sur La, capo 6). Elle était à la limite de ce qu’elle pouvait faire, et du coup, son chant était plus tendu et perdait à mon avis en fluidité et en nuances. Pourquoi de tels choix périlleux, d’ailleurs très fréquents dans le cante contemporain ?

Manuel Valencia : il est vrai que ça fait très haut… ! Mais c’est ce qu’elle me demande habituellement. Cela dépend aussi du moment, et des cantaores : si tu te laisses guider par l’émotion, tu tends à chanter toujours plus aigu ; si tu contrôles plus ce que tu fais, alors tu peux choisir un registre qui te permettra en effet d’introduire plus de nuances ("matices") dans ton interprétation. Mais comme Felipa chante avec son cœur et cherche toujours l’émotion…

Flamenco Web : quels sont tes projets ?

Manuel Valencia : pour mes récitals, je vais jouer en Grande Bretagne en juillet, et j’ai aussi une tournée prévue en Andalousie. Je vais également accompagner Jesús Méndez, David Carpio, La Macanita, Felipa…

Flamenco Web : allez-vous faire la promotion du dernier album de Jesús Méndez ?

Manuel Valencia : oui, nous commençons actuellement. Sur ce disque, je joue por siguiriya, bambera et bulería. Le programme est très varié : granaína y media, fandangos de Huelva, alegrías, tangos…

Flamenco Web : as-tu commencé à composer pour ton prochain album ?

Manuel Valencia : pour le moment, j’ai épuisé ("vaciado") mon répertoire (rires). J’ai bien quelques idées, mais il me faut encore les développer. C’est un long travail, qu’on ne peut pas planifier à l’avance. Les compositions de "Entre mis manos" vont sans doute encore évoluer en concert.

Propos recueillis et traduits par Claude Worms


Manuel Liñan : "Sínergia"

Espace Culturel Altigone (Saint-Orens) – 18 mars 2017

Chorégraphie et danse : Manuel Liñan

Chant : David Carpio et Miguel Ortega

Guitare : Victor Márquez "Tomate"

Il faut le voir (et l’entendre) pour le croire : sans l’image et le son, il est impossible de décrire "Sínergia". Le chroniqueur démuni serait donc fort tenté de jeter l’éponge avant même de commencer à écrire, et de renvoyer ses lectrices et lecteurs à la belle galerie de photographies que nous a offerte Fabien Ferrer (Manuel Liñan vu par Fabien Ferrer. Otra sínergia). Mais ce ne serait sans doute pas du goût de la Directrice Artistique et du Président du Festival Flamenco de Toulouse…

Tentons donc une première approche du spectacle, sans trop d’illusion quant à sa pertinence. Manuel Liñan est un musicien du mouvement, mais pas au sens où il poserait de la danse sur de la musique. Il compose, ou improvise, des partitions gestuelles dont on jurerait entendre non seulement le rythme, mais aussi les contours mélodiques, jusque dans ses chorégraphies "a cappella". Il serait malséant de parler ici de perfection technique : comme pour Belén Maya ou Rocío Molina, il s’agit là d’un prérequis qui va de soi, sur lequel il est inutile de s’attarder.

"De la musique avant toute chose" : par exemple dans la mise en espace de la rondeña de Ramón Montoya, en duo avec Victor Márquez "Tomate". Manuel Liñan incarne les ruptures de ton entre les différentes sections de la composition, en souligne les articulations ou les transitions, non par un mimétisme platement descriptif, mais par un véritable contrepoint visuel – un chef-d’œuvre. Car le bailaor pratique volontiers l’art de la fugue : il en esquisse le sujet par un bref taconeo, introduit un contre-sujet aérien en quelques volutes des bras, ajoute une troisième voix par le mouvement des poignets et des mains (avec ou sans "pitos"), voire une quatrième par la rotation du torse…

Comme Verlaine, Manuel Liñan "préfère l’impair". Ce sont cette asymétrie et cette polyrythmie gestuelles qui lui permettent au début du spectacle, et dans son avant-dernier tableau, de dialoguer avec le "Romance de Flor y Blanca Flor" (un des nombreux avatars de la Chanson de Roland) interprété par Agujetas el Viejo, non seulement avec ses parties psalmodiées mais aussi avec ses récits parlés – autre chef-d’œuvre (l’enregistrement, ancien, est naturellement diffusé off. On pourra en écouter d’autres versions par El Negro del Puerto et Dolores la de Cepillo).

Le baile de Manuel Liñan habite intensément l’espace scénique, sans qu’il soit nécessaire de le peupler d’accessoires : six chaises suffisent à en renouveler avec fluidité la géométrie, animée par les positionnements changeants de ses trois partenaires – séparés, en trio compact, à deux contre un… La présence ne s’explique pas… tout de même un peu. La danse "soluble dans l’air", telle que la pratique Manuel Liñan, peuple le plateau d’objets ou de partenaires fictifs en quelques impulsions précises mais inachevées, dont il nous laisse le soin de compléter la trajectoire. Cette poésie lunaire de gestes en engrenages, dont la mécanique implacable semble parfois lui résister, n’est pas sans évoquer Buster Keaton ou Harry Langdon – nous avons rarement entendu le public rire autant à un spectacle de baile : un rire léger, discret et joyeux à l’image de l’art de Manuel Liñan. Comme le Baptiste Debureau des Enfants du Paradis, il peut aussi passer par des crises de fragilité opiniâtre : il vient alors chercher refuge et secours auprès de ses partenaires, qu’il fixe intensément (supplication ou défi ?) ou dont il saisit les bras, comme si les siens lui faisaient défaut pour continuer à danser. On n’oubliera pas de sitôt l’image de David Carpio frappant de "nudillos" por siguiriya la semelle de l’une des chaussures du danseur, comme si ce dernier ne pouvait plus suffire à la tâche (carceleras, toná y martinetes).

"Sínergia" peut aussi être compris comme une suite, éminemment personnelle, de la "Edad de oro" d’Israel Galván. Outre un même format traditionnel (chant / guitare / danse), on y retrouve la même musicalité du taconeo, le même usage du corps dansant en corps sonore, le même sens de l’ellipse et le même jeu dilatoire sur les codes du baile traditionnel : de brèves escobillas virtuoses dont nous anticipons vainement le crescendo en arrêts sur images et poses emphatiques qu’il casse immédiatement par quelque mouvement impatient de la pointe du pied, Manuel Liñan joint "l’Indécis au Précis" et semble souvent hésiter entre "dos vereítas iguales". On peut au moins être sûr qu’il ne prendra ni l’une ni l’autre, mais quelque chemin de traverse insoupçonné. Le baile de Manuel Liñan est aussi insaisissable que le cante d’Enrique Morente, son compatriote.

Soleares ; alegrías et cantiñas ; carceleras tonás et martinetes ; tangos (magnifique série : la Pirula / la Repompa, Niña de los Peines, de Triana – dont le modèle mélodique rarement chanté du "Tropezón que yo dí" de Pepe de la Matrona, de Graná… sans oublier le "taratatrán" de El Chaqueta et un fragment d’alboreá por tango en guise de refrain) : il va sans dire que le cante de David Carpio et de Miguel Ortega, souvent en mano a mano, aura été de bout en bout à la hauteur du baile ; avec quelques sommets, dont une soleá de Paquirri et une cantiña de Córdoba a cappella par Miguel Ortega, et les cantes "a palo seco" par David Carpio (cf. ci-dessus). Une suite composée de vidalitas et de milongas, sans danse, nous a aussi permis de goûter à loisir la complémentarité de leurs styles – coda sur la répétition du premier tercio de la vidalita ("Mi pena es más grande, vidalita…"), d’abord alternée puis à deux voix. Et la composition por rondeña de Victor Márquez "Tomate" (sans danse également) était digne de celle de Ramón Montoya à laquelle elle préludait.

Manuel Liñan, ou un "Art poétique" du baile. "Et tout le reste est littérature".

Claude Worms

Photos : Fabien Ferrer / Festival Flamenco de Toulouse


Alba Molina : "Alba Molina canta a Lole y Manuel"

Centre Culturel Henri-Desbals – 22 mars 2017

Chant : Alba Molina

Guitare : Joselito Acedo

1975 : le premier disque du duo Lole y Manuel, opportunément intitulé "Nuevo día", (Movieplay) annonce effectivement une nouvelle époque, non seulement du flamenco mais plus généralement de la musique populaire andalouse. L’audience de l’album, y compris à la radio et dans les juke-boxes, dépassa largement les milieux flamencos. A tel point que cette même année, le festival de Mairena del Alcor, haut-lieu du purisme intégriste s’il en fut, ne put éviter de programmer Lole y Manuel – à trois heures du matin, devant un public plutôt hostile… (Camarón y avait reçu le même accueil cette même nuit).

Manuel Molina Jímenez, Manuel Molina (Ceuta, 1948 – San Juan de Aznalfarache (Sevilla), 2015) n’était déjà plus un novice. Il avait enregistré dès 1971 un album de rock progressif avec Gualberto. "El Garrotín", l’un des titres au programme, avait fait grand bruit - beaucoup plus que quatre chansons qu’il avait ensuite enregistrées seul, en deux EPs singles, produits déjà par Ricardo Pachón, qui passèrent totalement inaperçues mais entrèrent ensuite dans le répertoire du duo. Ses collaborations épisodiques avec Smash lui donnèrent l’idée de former un trio de flamenco-rock, que la défection du guitariste Changuito réduisit au duo historique. Dolores Montoya Rodríguez "Lole" (Triana (Sevilla), 1954) était à l’époque bailaora professionnelle. Sa voix, alliée au talent d’auteur-compositeur et de guitariste de Manuel Molina, assura le succès immédiat de compositions qui avait été rodées quelques semaines au tablao La Trocha de Séville avant leur enregistrement . Certaines des chansons de "Nuevo día" étaient tellement en phase avec l’air du temps que deux cinéastes les utilisèrent dans la bande sonore de leurs films : Gonzalo García Pelayo (coproducteur du disque avec Ricardo pachón) pour "Manuela" (1975 – "Nuevo día")) et Carlos Saura pour "Deprisa, deprisa" (1981 – "Un cuento para mi niño")

"Pasaje del agua" (LP CBS, 1976) et "Lole y Manuel" (LP CBS, 1977) achevèrent d’imposer un répertoire constitué pour l’essentiel de canciones por bulería (on y trouve cependant quelques rares détours por tango et por alegría) - des canciones por bulería d’un genre radicalement nouveaux. D’une part parce qu’il ne s’agissait pas de chansons déjà connues adaptées à la bulería, mais bien d’œuvres originales d’un cantautor (Manuel Molina) dont les textes et les mélodies en épousaient le compás avec un merveilleux naturel. D’autre part, parce que le duo y inventait, sinon un palo, du moins une variante promise à un bel avenir, la bulería lenta (¡pero muyyy lenta !) – subsidiairement parce que pour les albums, le duo utilisait ça et là la guitare électrique, la basse ou le mellotron (pour "Nuevo día", Carlos Cárcano, claviériste du groupe Granada).

2016 : quarante ans plus tard, paraît un album intitulé "Alba Molina canta a Lole y Manuel" (Universal). La fille de Lole Montoya et Manuel Molina y rend un vibrant hommage à ses parents, qu’elle n’aurait sans doute jamais osé entreprendre du vivant de son père. Pour un répertoire aussi connu et des chansons aussi parfaites, deux options seulement étaient envisageables : des arrangements radicalement différents, notamment quant à l’instrumentation, ou une sorte de reconstitution historique. La longue amitié d’ Alba Molina avec le guitariste Joselito Acedo l’a conduite à choisir la seconde option, en strict duo chant - guitare. C’est que Joselito Acedo, formé par son père puis par son oncle, Rafael Riqueni, a longuement travaillé avec Manuel Molina et en a parfaitement assimilé le style - Lole et Manuel Molina figurent d’ailleurs séparément au casting de son premier album, "Andando" (2015). Certains de nos lectrices et lecteurs se souviendront sans doute également de son accompagnement impeccable pour Lole, lors du spectacle "Álala" programmé par la dernière Biennale de Séville (2016).

Le concert présenté au Centre Culturel Henri-Desbals reprenait tous les titres du disque d’Alba Molina, choisis essentiellement parmi les trois premiers albums de Lole y Manuel, avec quelques emprunts à "Casta" (LP CBS – 1984). Dans l’ordre du programme : "Díme" (1976), "Recuerdo escolar", pour le texte duquel nous avons une tendresse particulière – entre "El florido pencil" d’Andrés Sopeña Monsalve et la bande dessinée "Paracuellos" de Carlos Giménez (1977), "Romero verde" (1977), "Al Mutamid" (1984), "Desde Córdoba a Sevilla" (1984), "Todo es de color" - quelques larmes d’Alba Molina pour une chanson "qui pourrait être un hymne mondial" (1975), "Balcón", dont l’introduction (une séquence de power chords sur les trois cordes graves, por taranta) a sans doute inspiré Diego Carrasco (1984), "Nuevo día" (1975), "El río de mi Sevilla" (1975), "Tu mirá" (1976) et un magnifique "Cuento para mi niño", avec une introduction originale de Joselito Acedo (1975) pour finir. Ajoutons à cette liste, qui aurait largement suffi à nous combler, un titre du deuxième disque d’Alba Molina ("Para mí"), un hommage por bulería à la familia Montoya (introduction ad lib. por taranta du guitariste, avec quelques arpèges sur de savoureux accords alla Pink Floyd) et surtout, en bis, une longue série de letras por bulería inédites de Manuel Molina, avec deux longues falsetas "a cuerda pelá" de Joselito Acedo que nous ne sommes pas près d’oublier.

Le répertoire de ce concert était inscrit dans la mémoire de la majorité des spectateurs, au point que certains les fredonnaient avec Alba Molina – c’était la bande sonore d’une partie de leur vie. Elles rappelaient évidemment aussi des "vivencias" intimes à Alba Molina, qu’elle partagea avec le public en présentant chaque chanson avec émotion. Il serait donc sacrilège de nous livrer ici à une dissection musicale. Disons simplement que les interprétations d’Alba Molina et Joselito Acedo sont à la fois fidèles aux originaux et suffisamment personnelles pour nous dissuader de nous livrer au vain exercice de la comparaison (cf. Galerie sonore).

Claude Worms

Photos : Fabien Ferrer / Festival Flamenco de Toulouse

Galerie sonore :

Lole y Manuel
Alba Molina y Joselito Acedo

Lole y Manuel : "Nuevo día" (Movieplay, 1975)

Alba Molina y Joselito acedo : "Nuevo día" (Universal, 2016)


Lole y Manuel
Alba Molina y Joselito Acedo




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