mercredi 8 avril 2015 par Claude Worms
14ème Festival Flamenco de Toulouse, du 24 mars au 2 avril 2015 : David Carpio et Manuel Valencia / Daniel Casares / Niña Pastori
Après une session d’automne entièrement consacrée au baile, la programmation de l’édition de printemps du 14ème Festival Flamenco de Toulouse ne manquait pas de courage, pour ne pas écrire d’intrépidité : trois concerts de cante traditionnel, un récital de guitare, et... la Niña Pastori. Sans oublier les stages de guitare (Manuel Valencia) et chant flamencos (David Carpio), une rencontre - débat avec Alfredo Grimaldos, auteur d’une "Histoire sociale du flamenco", et la projection du documentaire "Paco de Lucía. La búsqueda".
Nous avons déjà eu l’occasion de vous dire tout le bien que nous pensons du premier enregistrement de David Carpio, "Mi verdad" (lire notre critique dans la rubrique "Nouveautés CD"). Nous n’avons pas pu assister au trois concerts qu’il a donnés, accompagné par son partenaire habituel, Manuel Valencia, à Labruguière (25 mars), puis à l’ Espace Croix Baragnon de Toulouse (26 et 27 mars). Comme les deux artistes proposaient un programme similaire à celui du CD, nul doute qu’ils auront comblé les aficionados purs et durs.
Daniel Casares est encore trop peu connu en France. Remercions le Festival de Toulouse de ne pas toujours tout miser sur la seule notoriété des artistes, et d’avoir donné à ce guitariste, virtuose et fin compositeur, l’occasion de présenter à l’ Institut Cervantes, le 31 mars, son nouvel opus, "Picassares", dont nous vous entretiendrons plus amplement à l’occasion de sa parution, qui ne saurait tarder.
Mais l’événement du Festival était sans aucun doute la venue à Toulouse de la Niña Pastori, que ses inconditionnels préfèrent d’ailleurs nommer familièrement et affectueusement María (María Rosa García García "Niña
Pastori" - Isla de San Fernando, 1978). La parfaite organisation d’un concert de cette envergure et de ce poids économique par un festival dont les moyens restent on ne peut plus modestes est déjà en soi un tour de force. On attend d’ailleurs toujours que la municipalité et la région (et les médias locaux...) se décident enfin à soutenir sérieusement une manifestation de cette qualité, qui de surcroît affiche complet pour la plupart de ses spectacles, année après année. Nos lecteurs nous pardonneront de nous répéter - c’est que la négligence des institutions locales se répète elle aussi de manière navrante, quel que soit par ailleurs le résultat des élections...
Il y avait donc de l’évènement dans l’air longtemps avant l’ ouverture des portes de la Halle aux Grains. Les terrasses des cafés de la place Dupuy étaient noires de monde - l’ambiance fébrile des grands jours : on y commentait d’avance la soirée, on y chantonnait les tubes du répertoire de María, ou l’on s’y entraînait aux palmas. Les 1250 places de la salle étaient vendues depuis longtemps, et de nombreux fans imprudents guettaient anxieusement la moindre rumeur de désistement. Il est rare qu’une artiste flamenca, surtout une cantaora, attire un public de passionnés venus des quatre coins de l’hexagone, voire de Londres, de Casablanca, de la Catalogne espagnole ou de Palma de Mallorca. Les communautés gitanes y étaient particulièrement bien représentées. Orphelins inconsolables de Camarón, leurs membres reportent (transfèrent ?) sans doute leur dévotion sur ses héritiers présomptifs, et singulièrement sur la Niña Pastori, adoubée dit-on par le cantaor légendaire lui-même - ce qu’affichait déjà la photo devenue mythique du livret de son premier enregistrement : María, jeune adolescente, avec Camarón ("Entre dos puertos", 1996).
Sa carrière discographique avait été parrainée par Alejandro Sanz, qui signait deux titres sur ce premier CD ("Anoche me diste une beso" - Bulerías ; et "Fandangos del río" - Fandangos de Huelva), et plus tard le célébrissime "Caí" ("Cañailla", 2000). Parmi les autres signatures, on relevait celles de quelques orfèvres du "nuevo flamenco" de l’époque, tels Francisco Ortega, Carlos Lencero ou Ricardo Pachón. Les musiciens n’étaient pas non plus les premiers venus : Rafael Riqueni, Juan Manuel Cañizares, Moraíto, Ricardo Miño et son fils Pedro Ricardo (piano), José Manuel Nieto (basse), Tino Di Geraldo et Ramón Porrina (percussions)... Le programme oscillait entre répertoire flamenco proprement dit (un peu) et chansons à compás de Tango, Rumba, Bulería... (beaucoup). Vingt ans et huit albums plus tard (sans compter une compilation en deux CDs et un DVD - "Caprichos de mujer", 2009), si la voix a perdu sa verdeur adolescente et gagné en rondeur, en expressivité et en technique, la recette n’a guère changé, la Niña Pastori s’en tenant résolument au flamenco populaire qui a fait son succès. Ce qui n’est pas en soi une critique. Le genre, bien que souvent vilipendé, constitue un pan important de l’histoire du cante, illustré entre autres, avec des options musicales diverses selon les époques, par la Niña de la Puebla, Lola Flores, la Susi, Lole Montoya, Pepe Marchena, Juan Valderrama, Angelillo, Flores el Gaditano, Manolo Caracol, Miguel de los Reyes, el Príncipe Gitano, Rafael Farina, Bambino... - tous cantaore(a)s "por derecho", pour certains géniaux, à leurs heures.
Le récital commença difficilement par deux Cantes de Mina (entre Minera, Taranto et Murciana, à la manière de Camarón), plutôt raides et courts de
souffle, l’accompagnement de Diego del Morao n’aidant d’ailleurs guère la cantaora - il faut dire que le toque "por Minera" n’est pas vraiment une spécialité de la dynastie des Moraos, pas plus de Diego que de son père, son grand-père et son grand-oncle. On entra donc dans le vif du sujet avec les Alegrías et Cantiñas qui suivirent : trois Alegrías classiques tirées de l’album "Esperando verte" (2009), dont par deux fois le redoutable "cante de cierre" parfaitement phrasé et vocalisé, et deux Cantiñas intermédiaires (habiles paraphrases de la Cantiña del Contrabandista et d’une Cantiña de Rosa la Papera). Le groupe au complet, entré sur cette série de cantes, n’allait plus quitter la scène, et prit sa vitesse de croisière sur les "Tangos de la nana", un aperçu d’un nouvel album qui devrait sortir incessamment, et pour la présentation duquel la Niña Pastori a entrepris cette tournée intitulée "Lo que quiere el alma". Ces Tangos en mode flamenco sur Ré sont un archétype des compositions du répertoire de la Niña Pastori : la cadence flamenca de toujours relookée par des accords de mineur7, et quelques modulations bien senties, la plupart du temps vers les tonalités homonymes majeure et mineure, plus rarement vers les tonalités relatives. On ne prendra en exemple que l’estribillo de ces Tangos : une séquence IV - II - III - II - I (Gm - Eb - F - Eb - D), transformée en Gm - Cm7 - Dm7 - Cm7 - Eb - D. Le même type d’harmonisation suave est également fréquente pour les chansons en tonalité mineure. C’était le cas par exemple pour l’autre avant-première, "Dibujame deprisa", qui clôturait le spectacle, en Mi bémol mineur : pour l’estribillo, Ebm - Bbm7 - Abm7 - Ebm - Bbm7 - Abm7 - Ebm (en fait, en capo IV, positions de : Bm - F#m7 - Em7 - Bm - F#m7 - Em7 - Bm). Ajoutons que la dynamique de chaque section des chansons commence en général mezza-voce, se poursuit crescendo jusqu’à l’estribillo ou jusqu’à un pont modulant, puis reprend mezza voce..., le tout sur des tempos médiums qui mettent parfaitement en valeur le swing de l’interprète. Aussi simple que cela ; encore faut-il savoir trousser sur ces canevas des mélodies accrocheuses et aisément mémorisables, sans trivialité, et leur donner une âme. Comme on ne change pas une recette qui gagne, le public put se délecter tout au long du concert de ses multiples variantes. Ne voyez aucune ironie dans ces remarques : Chuck Berry, par exemple, dans un tout autre genre et sur de toutes autres harmonies, oeuvrait d’une manière similaire - ce qui ne l’a pas empêché de composer une impressionnante collection de petits bijoux.
Il est paradoxal, mais agréable, que pour un répertoire de ce genre, la mise en scène ait été aussi sobre (quelques rares volutes et figures géométriques serpentant au sol et vagabondant parfois dans les premiers rangs du parterre pour les lumières), et la posture de la cantaora résolument traditionnelle (elle ne s’est que rarement levée pour arpenter la scène), tout comme d’ailleurs la composition du groupe : deux guitaristes (Diego del Morao et Jesús Guerrero, un percussionniste (Julio Jímenez "Chaboli", fils de Jero, du groupe Los Chichos - c’est dire s’il pulsait joyeusement sur les Tangos - Rumbas), et deux choristes (Antonia Nogaredo et Sandra Zarzana). L’accompagnement des guitaristes alternaient la plupart du temps des entrelacs d’arpèges mettant en valeur les harmonies des compositions, et de vigoureuses rythmiques en rasgueados. Pour les falsetas, quelques véritables duos joliment construits, et des chorus sur accompagnement en mano à mano - rafales de pulgar et alzapúa sur les BUlerías (plutôt une spécialité de Diego del Morao) ; mitrailles de picados terminées dans l’extrême aigu pour les Tangos - Rumbas (plutôt une spécialité de Jesús Guerrero). Saluons au passage le courage de ce dernier, à qui échut le redoutable honneur de faire patienter le public, en solo, pendant l’unique changement de costume de la Niña Pastori. Comme à l’époque héroïque des festivals andalous des années 1970, le dit public, ou du moins nos voisins, semblaient considérer que plus de trente secondes de guitare soliste donnent le signal des conversations particulières, des changements de place intempestifs et des querelles subséquentes... Pour ce que nous avons pu en entendre, la Siguriya (témérité aggravée...) qu’il interpréta (en mode flamenco sur Si, avec une sixième corde en Si, nous a-t’il semblé) est une très intéressante composition que nous aimerions bien réécouter plus sereinement. Quoi qu’il en soit, les arrangements sont parfaitement rodés et d’une efficacité redoutable, d’autant plus que le rôle des choeurs excède largement la simple et sempiternelle reprise des estribillos, certaines compositions prenant parfois l’allure de véritables duos choeur - soliste.
La Halle aux Grains, du moins dans cette configuration en demie salle, offre une chaleureuse proximité entre les artistes et le public, qui sut gré à María de chanter pour lui, tant par son attitude et ses présentations, empreintes d’une amicale connivence, que par le choix des morceaux. Outre ceux que nous avons évoqués, un florilège d’airs connus de toutes et tous, souvent salués par des applaudissements ou accompagnés par des palmas dès les premières notes : "Caí" (suivi des deux Fandangos de Alosno, le premier très sobre, le second dans le style plus expressionniste de Paco Toronjo), "Imposible", "Santo Romero", "Como me duele", "Aire de molino", "Ya no quiero ser"... Et quelle autre cantaora pourrait s’offrir le luxe de tendre le micro au public pour le laisser entonner les refrains ? ("Valgame Dios").
A la fin du spectacle, María remercia longuement le public, María Luisa Sotoca, directrice artistique du festival, et son mari Pascal, aussi discret que dévoué et efficace. Toutes et tous le méritaient amplement. La longue "fin de fiesta", "por Bulería" naturellement, nous permit d’apprécier la voix d’Antonia Nogaredo, et des cantes cette fois traditionnels de la Niña Pastori, non sans un discret hommage à Camarón ("Vivire").
Il n’est nulle part écrit que le flamenco soit tenu d’être tragique et élitiste. Il peut aussi être joyeux et populaire, deux qualificatifs qui conviennent parfaitement à cette soirée. Nous n’avons vu sortir de la Halle aux Grains que des gens heureux. Et certains n’avaient visiblement pas l’intention que la fête s’arrête là, à en juger par les cercles qui se formaient autour de quelques chanteurs "espontaneos", et par les groupes en quête des bars les plus proches au rythme des palmas.
Claude Worms
Photos : Fabian Ferrer
Galerie sonore
Pour celles et ceux qui auraient manqué le premier épidode, ou pour les nostalgiques...
"Entre dos puertos" (Cantiñas) : Niña Pastori (chant) / Rafael Cañizares (guitare) / José Manuel Nieto (basse)
"Fandangos del río" (Fandangos de Huelva) : Niña Pastori (chant) / Rafael Riqueni (guitare) / Tino Di Geraldo (percussions) / Miguel Ángel Collado (arrangement de cordes)
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