vendredi 16 septembre 2022 par Claude Worms
Patricia Guerrero : "Deliranza"
Séville, Teatro de la Maestranza, 14 septembre 2022.
Patrica Guerrero : "Deliranza"
Séville, Teatro de la Maestranza, 14 septembre 2022
Direction artistique et chorégraphie : Patricia Guerrero
Scénographie : Juan Dolores Caballero "el Chino" et Patricia Guerrero
Dramaturgie : Juan Dolores Caballero "el Chino"
Direction musicale : Dani de Morón
Composition musicale : Dani de Morón, Óscar Álvarez et Agustín Diassera
Danse soliste : Patricia Guerrero
Corps de ballet : Marti Corbera, Maise Márquez, Gloria del Rosario, Ana Pérez, Hugo Sánchez, Ángel Fariña, Fernando Jiménez
Chant : Amparo Lagares et Sergio "el Colorao"
Guitare : Dani de Morón
Claviers : Óscar A. Rifbjerg
Percussions : Agustín Diassera
Costumes : Pablo Árbol
Lumières : Manuel Madueño et Sergio Collantes
Son : Fali Pipió
" El sueño, actividad natural de la vida humana, es fuente de conocimiento, lo onirico es una categoría existencial relacionada con el subconsciente y en el trasfondo de los sueños, acecha una resignada y sonriente melancolía que, entre sus difuminados monstruos, refleja la soledad de la creación entre el sueño y el mito. Es un tiempo que no es marcado por ningún reloj, sino insinuado por el discurso de la bailaora." (extrait du livret du spectacle).
Figurer le rêve, et plus encore l’inconscient, par la danse est certes un projet original, mais une tâche ardue… Saluons d’abord sans réserve la performance physique et technique de Patricia Guerrero, qui danse pratiquement sans interruption pendant une heure et demie, seule ou avec tout ou partie du corps de ballet. Et avec quelle intensité ! C’est bien cette frénésie permanente, communiquée sans répit aux sept danseuses et danseurs de sa troupe et aux cinq musiciens qui les accompagnent, qui, nous semble-t-il, pose problème.
Le livret fait aussi référence à "Alice’s Adventures in Wonderland", mais nous n’avons trouvé nulle trace de l’humour et de la fantaisie de Lewis Carroll dans "Deliranza". Les rêves de Patricia Guerrero semblent tout uniment cauchemardesques. La pièce débute par un beau solo de la bailaora, sans musique, au cours duquel elle répète des pas, des postures, des cambrés, des braceos, des frappes sur le corps, etc. de plus en plus complexes, en séquences de plus en plus longues. Finalement, elle s’écroule épuisée, et, semble-t-il, s’endort et rêve. Le piano (Óscar A. Rifbjerg) lance alors par des accords atonaux, proches des clusters, une course à l’abîme, ou vers nulle part, sans fin — cf. la coda du spectacle, qui renoue brièvement avec son prologue comme si le temps discursif était aboli.
La scénographie est construite en permanence sur une division de l’espace (vide de décors) en un premier plan dévolu à la soliste et un arrière-plan où évolue le corps de ballet, plongé dans une pénombre d’où émergent par moments les silhouettes de groupes de danseurs en nombre variable. Le contraste est accentué par les costumes, clairs pour Patricio Guerrero, noirs pour tous ses partenaires. La plupart des tableaux sont ainsi des sortes de concertos chorégraphiques, ponctués de quelques pas de deux et de deux solos plus développés, d’abord por tango puis por siguiriya. Les musiciens restent le plus souvent invisibles, parfois vaguement discernables en fond de scène, surélevés par rapport au plateau.
Les chorégraphies de groupes alternent des défilés mécaniques synchrones martelés par les pieds des danseurs, telles des marches militaires terrorisantes, et des déambulations ou des courses sans ordre apparent, chacun(e) semblant fuir vainement quelque menace invisible ou poursuivre quelque chimère insaisissable. Les arrêts sur image sculptent des masses grouillantes agitées de bras tentaculaires. S’en détachent parfois un personnage informe et souffrant, tel le Schmürz des "Bâtisseurs d’empire" ou des Vladimir et Estragon qui attendraient vainement Godot, non en philosophant paisiblement mais en proie à une fébrilité incontrôlable. Dans un premier temps, la soliste résiste à toutes ces créatures ou tente de les apprivoiser. Deux nouveaux costumes marquent ensuite des changements de stratégie : elle pénètre dans ses rêves en robe verte, puis en prend la direction en robe rouge — un rouge sang à la tête d’un noir ténébreux, tout un programme…
Le retour sempiternel des mêmes images et des mêmes mouvements de groupe finit par neutraliser leur impact initial, malgré la symbiose de l’expression corporelle et de la danse et les personnalités très affirmées des danseuses et danseurs, adroitement mises en valeur par les costumes et surtout les accessoires — franges, chapeaux (parfois remplacés par des cannes), masques, etc. (Pablo Árbol). La diversité de style des partenaires de Patricia Guerrero varie par contre opportunément les pas de deux. Beaucoup jouent les rôles de doubles grimaçants de la soliste, dont ils imitent d’abord ponctuellement les pas et les postures, avant de les caricaturer au point de les rendre grotesques. L’extrême stylisation volontaire des codes des deux bailes traditionnels (relativement), au demeurant remarquables, tangos del Sacromonte (cantes par Amparo Lagares et Sergio "el Colorao") et siguiriya (en strict duo danse/guitare, avec Dani de Morón), en extirpe impitoyablement toute connotation émotionnelle— ce qui d’ailleurs est en parfaite cohérence avec le processus de déshumanisation à l’œuvre pendant tout le spectacle.
Lumières (Manuel Madueño et Sergio Collantes) et musique sont assignées à deux tâches nettement définies. Aux premières le nuancier des ambiances oniriques, finement décliné par des clairs-obscurs brusquement cassés par de violents éclairs lumineux (douches notamment), des dégradés de couleurs et des effets de transparences et de brumes. Au contraire, la musique est presque constamment oppressante, même si l’on y distingue parfois quelques bribes de soleares, tanguillos et autres bulerías, sardoniquement déchiquetées et rapidement englouties dans la pâte sonore. Les instruments sont souvent fondus en masses indistinctes de décibels, justifiées par le propos mais à la longue inopérantes et lassantes. La trame musicale, bannissant tout épanchement mélodique, est systématiquement construite sur de courts motifs ostinatos lourdement appuyés sur les temps forts et de surcroît martelés par les pieds des artistes du corps de ballet et par les percussions d’Agustín Diassera. Ce dernier officie avec sa maestria coutumière, mais nous y perdons trop souvent son art de la nuance dynamique infinitésimale. Cette conception musicale est certes logique du point de vue du projet, mais nous ne pouvons nous empêcher de regretter que de tels musiciens soient à ce point sous-employés.
Tout au long de "Deliranza", nous sommes passé constamment de la fascination admirative à l’ennui, et parfois à l’agacement. Ce qui prouve au moins que ce spectacle ne laisse pas indifférent. Il nous aura manqué quelques sourires et un peu de mélancolie (cf. ci-dessus, le livret).
Claude Worms
Photos : Archivo fotográfico Bienal de Flamenco / Claudia Ruiz Caro
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