XIX Bienal de Sevilla

samedi 17 septembre 2016 par Claude Worms

Cinco días de cante y de toque - du 15 au 19 septembre 2016.

Laura Vital (15/09) / David Palomar (15/09) / Hôtel Triana : "Álala", "Málaga" et "Jerez, palo cortado" (15, 16 et 17/09) / Jesús Guerrero (17/09) / Rocío Márquez - Fahmi Alqhai - Agustín Diassera (18/09) / Jóvenes Flamencos (17/09) / José Valencia (18/09)

Nous tenons à remercier tous les membres de "Comunicación y prensa" et "Protócolo" pour leur disponibilité et leur cordialité.

José Valencia : "De Sevilla a Cádiz (1969-2016)"

Théâtre Lope de Vega – 18 septembre 2016

Auteur : Juan Peña "El Lebrijano"

Réalisation : Pedro María Peña

Chant : José Valencia

Guitare : Manuel Parrilla et Juan Requena

Chœurs : Inma "La Carbonera", Amparo Lagares et Sergio Aguilera

Palmas : Manuel et Juan Diego Valencia

Artistes invités :

Danse : Pastora Galván

Violon : Faiçal Kourrich

En 1969, Juan Peña "El Lebrijano" enregistrait son premier LP, "De Sevilla à Cádiz", accompagné par Niño Ricardo et Paco de Lucía (cf : Hommage à Juan Peña El Lebrijano). Le duo des guitaristes symbolisait un passage de génération, également sous-jacent au style du cantaor, qui s’affirmait déjà sur la base des legs de sa propre famille (María "La Perrata", sa mère, et "El Perrate", son oncle), de son maître revendiqué, Antonio Mairena, et par-delà, des Pavón (Pastora "Niña de los Peines", son frère Tomás et son mari Pepe Pinto). Pour la Biennale 2016, El Lebrijano avait projeté un spectacle confrontant le programme de ce disque au flamenco de ce début du XXI siècle. Il en avait choisi lui-même l’interprète, José Valencia, désignant ainsi son principal héritier. On sait que le sort en disposa malheureusement autrement : le spectacle auquel nous avons assisté au Théâtre Lope de Vega a donc été partiellement dirigé par son neveu, le guitariste Pedro María Peña. Ajoutons que le répertoire de la soirée dépassait le strict cadre du disque de référence, et puisait également dans plusieurs enregistrements postérieurs : "El Lebrijano con Paco de lucía" (Polydor, 1970), "Senderos del cante" (Polydor, 1971), "El Lebrijano" (Philips, 1973) et "Arte de mi tierra" (Philips, 1974).

Si nous n’avons jamais contesté le talent de José Valencia, ni surtout la vaillance de son engagement physique sur scène (aux limites du raisonnable, et au péril de ses cordes vocales), avouons cependant que nous n’étions pas, jusqu’à ce concert, inconditionnel de son style vocal : trop uniformément en force, et donc à notre avis trop raide mélodiquement et trop plat rythmiquement, bien que toujours en place. Nous n’en avons été que plus heureusement surpris, et ravi, par son évolution vers plus de finesse musicale et de sobriété dans l’expression, que l’on peut sans doute imputer à l’étude des cantes de El Lebrijano, et peut-être aussi aux conseils du maître lui-même. Nous écrivons "cantes de El Lebrijano" parce qu’il s’agit pour l’essentiel de recréations de modèles mélodiques assignés traditionnellement à tel ou tel compositeur, d’une telle originalité qu’elle justifie assurément une nouvelle signature. L’apport majeur de El Lebrijano aura sans doute été une nouvelle conception rythmique de ces cantes, particulièrement flagrante pour les tientos et les soleares por bulería, mais également revitalisante pour les tangos, les soleares et les siguiriyas, voire les romances transmis par Antonio Mairena et la dynastie Peña. Pour ce faire, El Lebrijano avait mobilisé un impressionnant arsenal de techniques vocales : mélismes utilisés comme des outils rythmiques plutôt qu’ornementaux, micro-césures abruptes d’une précision chirurgicale, et surtout longues tenues dynamisées par des portamentos (attaques de certaines notes clés légèrement "par en-dessous" caractéristiques du style de Lebrija / Utrera, utilisées pour introduire des syncopes dans les lignes mélodiques) et des variations d’intensité sur une même syllabe, sur lesquelles le compás semblait littéralement rebondir.

Tous ces traits stylistiques supposent un contrôle de l’attaque et de l’intensité vocales que José Valencia ne maîtrisait pas jusqu’à présent (ou dont il ne se souciait guère…), et dont il usa avec un art consommé pendant toute la durée de ce concert, à l’exception des bulerías finales – un effet probable, bien excusable et compréhensible, de l’épuisement physique. Nous n’en prendrons qu’un exemple, une siguiriya de José de Paula ("Que desgracia es la mía…"), épreuve de phrasé et de placement des reprises de souffle d’autant plus redoutable qu’elle est peu spectaculaire : magnifique et émouvante version de José Valencia, parlée plutôt que chantée, globalement à mi-voix avec quelques brefs pics d’intensité glaçants, sur une mise en place dont la complexité et l’originalité défient l’analyse rythmique – image sonore instantanée d’une partition intérieure sans doute à la limite du conscient, derrière laquelle on devine cependant un travail de peaufinage acharné.

Les deux premiers tableaux du spectacle étaient destinés à planter le décor de la Lebrija cantaora. D’abord des romances et alboreás a cappella, chœur et voix soliste alternés, sur les medios compases de six temps caractéristiques de la soleá bailable "de la casa" (binaires pour le soliste, ternaires pour les chœurs, l’assemblage des deux formant des compases de bulería n’apparaissant que pour quelques remates) : artistes en demi-cercle et baile de patio à l’ancienne de Pastora Galván, tout en balancement des hanches et en arabesques des bras, pieds nus. Le lyrisme du violon solo de Faiçal Kourrich (compagnon attitré des tentatives de flamenco arabo-andalou de El Lebrijano), pour une composition intitulée "Maestro" diffusée off, nous accompagna ensuite dans un parcours aérien survolant el campo puis la ville (diffusion vidéo). A mi spectacle, une pause por cantiñas (dont, naturellement, celles de El Pinini et de la Niña de los Peines) permit à José Valencia de souffler un peu, et aux trois choristes de s’exprimer individuellement (Inma "La Carbonera", Amparo Lagares et Sergio Aguilera) – chorégraphie courte et efficace de Pastora Galván, en deux parties et deux costumes : bata de cola blanche pour le baile sévillan, puis robe noire pour un retour au baile de patio (changement de robe sur scène, pendant un intermède de violon solo en lieu et place du silencio).

Pour le reste, José Valencia nous a offert quatre longues séries d’anthologie des cantes de El Lebrijano, sans renoncer pour autant à leur imprimer quelques touches personnelles : soleares (Álcala et Triana) ; Siguiriyas (Jerez et Los Puertos, avec quelques emprunts bienvenus à Bastián Bacán pour la siguiriya de El Marrurro) ; et surtout soleares por bulerías (Tomás Pavón et Jerez) et tientos-tangos (Niña de los Peines, avec tous les classiques réinventés par El Lebrijano – qui se souvient encore que l’incise "Válgame Dios…" dans la letra "De Madrid han venido…", devenue de rigueur, est une création de Juan Peña ?), le tout mis en images par une gestuelle de José Valencia directement héritée de son maître. L’accompagnement de Juan Requena et de Manuel Parrilla, en solo ou en duo (en solo, respectivement : soleares / tientos et siguiriyas. Le reste du programme en duo) s’avéra plus qu’à la hauteur : inventivité des harmonisations et délicatesse mélodique des falsetas pour le premier ; version contemporaine du "toque jerezano" hérité de son oncle pour le second, touchant directement, sans fioritures, à l’essence musicale et émotionnelle de chaque palo.

Comme l’on pouvait s’y attendre, la soirée et les bulerías furent "rematadas" par l’adaptation de "La Tarara" créée par El Lebrijano, sans laquelle un festival d’été andalou des années 1970 aurait été inconcevable… mais il nous restait encore à admirer, en bis, la debla de Tomás Pavón.

Merci pour votre musique, maestros, et pour nous avoir rappelé tant de souvenirs qui nous sont chers.

Claude Worms

Photos : Bienal de Flamenco de Sevilla


Rocío Márquez / Fahmi Alqhai / Agustín Diassera : "Diálogos de viejos y nuevos sones"

Eglise San Luis de los Franceses – 18 septembre 2016

Chant : Rocío Márquez

Viole de gambe : Fahmi Alqhai

Percussions : Agustín Diassera

Par-delà les champs d’expressivité qui leur sont propres, les langages musicaux baroque et flamenco nous ont toujours semblés homologues par de nombreux aspects. Hiérarchisation et fonctionnalités des degrés de la tonalité ou du mode de référence, ostinatos, progressions par marches harmoniques, hémioles régulières ou occasionnelles, horizontales et / ou verticales : l’accompagnement du cante n’est pas si éloigné de la réalisation d’une basse continue. De même, si l’on veut bien oublier un instant la question du timbre et de la couleur vocale, on se convaincra aisément que les critères de qualité du bel canto baroque sont similaires à ceux du cante flamenco : maîtrise du souffle ("jipío"), ornementation virtuose ("rapidez de voz"), legato, messa di voce, "passagi" (pour le cante, inventivité des parcours mélodiques d’une note clé d’un modèle mélodique à une autre)… Rappelons à ce propos que Fahmi Alqhai et son ensemble l’ "Accademia del piacere", ont déjà mené à bien un projet similaire aux "Díalogos" présentés cette année à la Biennale, avec Árcangel et Miguel Ángel Cortés : l’album qui en résulta, "Las idas y las vueltas", était déjà de toute beauté (Las idas y las vueltas).

Cependant, on se gardera bien de conclure à une filiation de la musique baroque ibérique au flamenco, les ressemblances entre deux genres musicaux, aussi frappantes soient-elles, ne suffisant jamais pour établir, et encore moins prouver, ce type de théories généalogiques – d’où d’ailleurs la vacuité de celles qui voudraient à tout prix assigner au flamenco des origines arabes, persanes, indiennes, byzantines, ottomanes, juives, africaines… plus ou moins exclusives.

Par contre, il est évident que les musiciens baroques et flamencos, ne serait-ce que par leur leur rapport quotidien au texte musical (qu’il soit écrit ou transmis oralement) sont bien faits pour s’entendre – surtout quand il s’agit d’artistes de la classe de Rocío Márquez (chant) et Fahmi Alqhai (viole de gambe), et plus encore lorsque le percussionniste qui complète le trio est à la fois un orfèvre des couleurs sonores et un rythmicien infaillible (Agustín Diassera). Aussi, plutôt que de parler de fusion, ou même de "dialogue", pour caractériser ces "Díalogos de viejos y nuevos sones", utiliserions-nous volontiers le sous-titre suivant : "Les goûts réunis. Pièces de musique en trio".

Dès l’introduction de "Mi son que trajo la mar" (cantes de ida y vuelta – en fait une composition originale, effleurant occasionnellement quelques tournures mélodiques de colombiana ou de milonga), Fahmi Alqhai montra clairement qu’il n’entendait nullement reproduire, ni même "figurer", l’accompagnement de la guitare flamenca, mais bien inventer un idiome instrumental (avec les moyens de la viole de gambe) et musical (avec les conventions d’interprétation de la musique baroque) compatible avec le cante – une recherche comparable à celle de Rolf Lislevand pour la guitare baroque : notes tenues et bourdons à l’archet, doubles cordes, pincés, portamentos, glissandos… pour l’instrument ; ostinatos, "diferencias" et diminutions pour le langage. Quand la voix de Rocío Márquez se lova amoureusement dans l’ostinato de la viole de gambe et tressa un délicat contrepoint autour d’elle, le public comprit qu’il allait assister à un grand concert. Le lento qui suivit,
récitatif sur marches harmoniques en attaque pincée, développées ensuite à l’archet, couronné par une coda au cours de laquelle la cantaora détourna l’ornementation mélismatique traditionnelle en véritables "passagi" virtuoses par l’utilisation d’intervalles disjoints (sans doute l’héritage du style de Pepe Marchena et de l’enregistrement de l’album "El Niño" El Niño) acheva de nous en convaincre. D’autant plus qu’Agustín Diassera suivait les débats de très près, anticipant avec une intuition diabolique la moindre inflexion de ses partenaires et savourant à l’avance ses interventions, en général par quelques touches, frappes ou frôlements à peine perceptibles, mais dont l’absence se ferait cruellement sentir – observer ses gestes et les expressions de son visage pendant qu’il joue est d’ailleurs un spectacle en soi, et un cours pratique d’analyse musicale.

Analyser longuement chaque pièce pouvant s’avérer fastidieux pour les quelques lectrices et lecteurs qu’il nous reste à ce stade de notre article, nous nous contenterons de quelques remarques glanées au fil du concert :

_ les silences assourdissants qui ponctuaient chaque occurrence des mots "Me muero", procédé baroque s’il en est ("Bambera de Santa Teresa").

_ après une superbe introduction en solo de Fahmi Alquai (nous avons pensé par instants aux "Sonates du Rosaire" de Biber), le récitatif à deux voix de la "Nana sobre El Cant dels Ocells" nous rappela que l’ une des origines de la musique instrumentale savante européenne est la contrefaçon de chants populaires, avec des moyens instrumentaux de type ornementation, diminution… Il n’est non plus anodin de souligner que Pau Casals adapta cette berceuse catalane pour le violoncelle, et qu’il avait coutume de conclure ses concerts avec elle, en symbole de paix, de fraternité et de liberté.

_ l’interprétation à deux voix, chant / percussions (répétons le, Agustín Diassera est aussi un adepte de la mélodie de timbres) de "La mañana de San Juan" : mélodie populaire sépharade et fandangos, dont une superbe version de celui de Pérez de Gúzman.

_ la réalisation surprenante de "Si dolce è’l tormento". Il s’agit d’une aria de Monteverdi publiée dans plusieurs anthologies de compositions diverses (la première à Venise, en 1624 : "Quarto scherzo delle ariose vaghezze"), récemment popularisée par la version de Philippe Jaroussky et l’ensemble "L’Arpeggiata" de Christina Pluhar (album "Teatro d’Amore", Virgin Classics, 2009). On pouvait donc s’attendre à une version résolument baroque… mais c’est pour cette pièce que Fahmi Alqhai choisit de positionner son instrument comme une guitare, et de jouer en arpèges et rasgueados, tandis que Rocío Márquez, par un chant sobre et limpide, menait cette merveilleuse cantilène vers les racines populaires des "nuove musiche" du début du XVII siècle florentin.

_ pas de surprise par contre pour les "Canarios", duo instrumental virtuose sur fond d’hémioles syncopées… jusqu’à ce que Rocío Márquez y fasse irruption pour une coda parlando haletante, la voix renforçant ici percussions, qui nous a rappelé certaines tarentelles napolitaines des XVII et XVIII siècles (telles, par exemple, celle qu’a enregistrées Antonio Florio la Capelle de’ Turchini - "Festa napoletana", Naïve, 2001)

_ la très belle idée du montage de "Aires de peteneras" : romance "Mi madre me metió a monja" (répertoire de El Negro del Puerto) sur bourdon de la viole de gambe, suivi de la petenera de La Niña de los Peines.

_ après une introduction "por martinete", les glissandos en doubles cordes dissonantes de Fahmi Alqhai pour la Siguiriya (cambio de Manuel Molina) - "quelque chose comme le "Omega" d’Enrique Morente", nous souffla notre ami Patrick Bellito pendant le concert. Ajoutons à cette très pertinente remarque que Rocío Márquez a inventé pour ce cante un style inédit, une sorte d’âpreté "jonda" mezza voce.

_ enfin, en bis, la délicieuse surprise d’un hommage à Antonio Machín, qui "chanta sûrement dans cette église", nous dit la cantaora : une émouvante version du boléro "Angelitos negros", saluée avec enthousiasme par Esperanza Fernández, à quelques rangs devant nous.

Gageons que ce "Diálogos de viejos y nuevos sones" trouvera aisément sa place dans les programmations des quelques festivals de flamenco et des quelques dizaines de festivals de musique ancienne français. Nous bisserons nous aussi avec plaisir.

Post scriptum : les trois concerts auxquels nous avons assisté à l’église San Luis de los Franceses (celui-ci, et ceux de Laura Vital et de Jesús Guerrero) étaient également mémorables. Saluons à cette occasion la qualité, la diversité, et l’audace de la copieuse programmation de ce cycle par la Bienalle de Famenco de Sevilla. Par ordre chronologique : Rocío Márquez - Fahmi Alquai - Agustín Diassera (quatre dates) / Dolores Aguejetas / Diego Villegas / Juana La Tobala / Laura Vital / Jesús Guerrero / Perico "El Pañero" / Rycardo Moreno / Ezequiel Benítez / María Terremoto / Manuel Cuevas / Jaime Heredia "El Parrón" / Antonio Moreno / Rafael de Utrera / Juan Requena / Manuel Moneo.

Claude Worms

Photos : Bienal de Flamenco de Sevilla


Gala de Ganadores del VI Certamen Andaluz de Jóvenes Flamencos IAJ

Théâtre Alameda – 17 septembre 2016

Chant : Andrés Fernández

Danse : Cristina Aguilera

Guitare : Ismael Rueda

Le Certamen Andaluz de Jóvenes Flamencos est organisé tous les deux ans par la Bienal de Flamenco de Sevilla, dans le cadre d’un programme d’art et de création pour la jeunesse intitulé "Desencaja", mené par l’Instituto Andaluz de la Juventud de la Junta de Andalucía, en collaboration avec l’Instituto Andaluz del Flamenco et le soutien de la Confederación Andaluza de Peñas Flamencas. Selon une heureuse tradition désormais bien établie, la Biennale, dans la programmation de chacune de ses éditions, présente un spectacle consacré aux lauréats des trois disciplines fondamentales du flamenco : chant, danse et guitare.

Signe des temps, les trois artistes programmés cette année sont tous issus de provinces andalouses considérées, bien à tort à notre avis, comme "périphériques" par les adeptes d’une théorie selon laquelle seul le flamenco de Basse Andalousie mériterait d’être pris en considération : Cristina Aguilera (baile) est née à Grenade en 1992, Andrés Fernández (cante) dans la province de Huelva en 1993 et Ismael Rueda (toque) à Málaga en 1991. Autre signe des temps, tous les trois possèdent déjà une assurance technique inimaginable à un si jeune âge (le concours est réservé aux moins de 25 ans) il y a seulement deux décennies.

Chacun d’entre eux avait soigneusement profilé les deux pièces auxquelles il était astreint en cartes de visites susceptibles de mettre en valeur sa formation technique et la diversité de ses talents. Chacun aussi avait choisi de faire appel à la collaboration de quelques partenaires pour tout ou partie de sa prestation. A ce propos, nous regrettons qu’on n’ait pas jugé utile de mentionner les noms de ces musiciens sur le programme – pour notre part, nous n’avons réussi à identifier que Moi de Morón, qui chanta pour Cristina Aguilera.

Ismael Rueda commença par une taranta en solo, bien propice à la démonstration technique (arpèges, picados, trémolos, toque de pulgar, alzapúa…), mais aussi à nous prouver qu’il est aussi au fait des marqueurs traditionnels du palo (paseos sur l’accord de D7, traits au pouce et en alzapúa avec suspension harmonique sur l’accord de A(7) en quatrième position sur les trois cordes graves…) que de son harmonisation contemporaine. Son alegría en Mi Majeur, avec un percussionniste et deux palmeros (ils ont aussi chanté en chœur la cantiña del Pinini, très à la mode ces derniers temps) s’avéra fortement influencée par le style de Vicente Amigo – on pourrait trouver pire modèle… Beaucoup de trouvailles intéressantes, pas encore assez solidement intégrés dans la construction globale des compositions – affaire de temps et d’expérience. En tout cas, après Paco Javier Jimeno, Chaparro Hijo, Daniel Casares, Juan Requena… la relève de la guitarra flamenca malagueña semble en bonne voie.

Les chanteurs ne sont pas confrontés à ce type de problème, dans la mesure du moins où ils s’en tiennent à la traditionnelle série de cantes "classiques". Ce fut le cas d’ Andrés Fernández, qui releva d’abord brillamment le défi de trois redoutables siguiriyas (Francisco La Perla, Curro Durse - "Redoblaron campanas, Señores..." et Manuel Molina - "Qué remedio habra"), avec déjà une indéniable personnalité – par exemple, dans sa manière originale de négocier les fameux "ayes" intermédiaires de la première, en les utilisant pour infléchir le contour du modèle mélodique de référence. Il y eu d’autant plus de mérite que son accompagnateur semblait plus à l’écoute de lui-même qu’à celle du cante. Suivirent à nouveau des alegrías, de bonne facture mais sans surprises, si ce n’est, pour conclure, une reprise de la version d’Enrique Morente de l’estribillo "A la botica niña ¡no vayas sola !..." digne de son compositeur. Longtemps peu fertile en cantaor(a)es d’envergure, Huelva est décidément actuellement une grande pourvoyeuse de fortes personnalités cantaoras (Rocío Márquez, Argentina, Jesús Corbacho…).

Forte de son expérience du tablao et du très efficace soutien rythmique d’un guitariste et d’un percussionniste dont nous ignorons malheureusement les noms (sans compter Moi de Morón…) Cristina Aguilera était visiblement la plus assurée et la plus à l’aise sur scène de nos trois lauréats, avec déjà plus d’un tour dans son sac pour se gagner la faveur du public, mais aussi le talent de savoir intégrer toute la palette de ses ressources techniques en longues séquences chorégraphiques d’un seul tenant, sans interruptions inutiles. Ce fut le cas d’entrée pour la caña, sur deux cantes et deux "ayeos" successifs, suivis d’une escobilla virtuose, au cours de laquelle les mouvements des bras n’étaient toutefois pas toujours très harmonieusement intégrés au taconeo – final accéléré sur la soleá apolá "Todo el mundo le pide a Dios…", sans passage hors de propos à la bulería (merci !). Les tarantos sur trois cantes inspirés de Camarón ("Donde se divisa el mar…" et "Las vueltas que el mundo da…") et de Manuel Torres ("Dame la espuela…") mirent en évidence les mêmes qualités, avec notamment des marcajes joliment variés, sans la moindre redite. Un bel enchaînement du guitariste (falseta dans le style des tangos du Sacromonte) conduisit à une escobilla électrique, suivie d’un baile por tango on ne peut plus granaíno – tellurique, puissant, buste penché en avant et bras en dedans. Là encore, la "chispa" propre aux bailaoras de Grenade semble assurée d’un bel avenir.

Claude Worms

Photos : Bienal de Flamenco de Sevilla


Jesús Guerrero : Calma

Eglise San Luis de los Franceses – 16 septembre 2016

Composition et guitare : Jesús Guerrero

Percussions : Paco Vega

Basse : Manuel Sierra "Chechu"

Chant : Alba Carmona

Chant et palmas : Miguel Ángel Soto Peña "El Londro"

Danse et palmas : Antonio Molina "El Choro"

Nous avons déjà eu l’occasion d’écrire tout le bien que nous pensons du talent de compositeur et d’interprète de Jesús Guerrero à propos de son premier album, "Calma". Notre jugement a été confirmé par ce récital, la tension et l’émotion du concert du concert public en plus. La tension du guitariste se sera manifestée tout au long du programme par des tempos sensiblement plus rapides que pour l’enregistrement, sans que la précision de la mise en place et de l’articulation en souffre. Quant à l’émotion, le public la ressentit dès la rondeña initiale ("Rafaela"), par le poids des silences, des "bends" plus éloquents et des contrastes dynamiques plus marqués que dans la version enregistrée. La coda a compás de jaleo mit en évidence la maîtrise des rasgueados de Jesús Guerrero, qui, bien au-delà de leur pure valeur rythmique, avaient ici, comme dans bien d’autres pièces du programme, une véritable fonction compositionnelle.

Suivirent deux compositions inédites au disque. D’abord la Soleá "Entre la sombra y el alma", mêlant inextricablement en un flux continu des falsetas originales (pour lesquelles nous avons retrouvé avec bonheur la construction typique de la "manière" du compositeur (cf : notre critique du disque Calma), des paseos traditionnels en rasgueados remodelés rythmiquement avec beaucoup d’invention, et de fugitifs hommages à quelques maîtres du palo – traits dans les basses et falseta F – Eb –F – E en arpèges sur les trois cordes aigues à la manière de Pepe Habichuela ; remate G7 – Bm7(b5) – F – E de Ramón Montoya et gamme en picado dans le style de Sabicas sur l’accélération finale.

Paco Vega (percussions) et Manuel Sierra "Chechu" (basse) avaient rejoint le guitariste sur scène pour la coda de la soleá. Ils enchaînèrent par des tangos résolument caribéens eux aussi inédits ("Tangos de la Guayabita" - mode flamenco sur Ré#, nous a-t-il semblé), construits sur le même modèle que la rumba "Café Noir" : énoncé du thème notes contre notes en duo guitare – basse, échanges de chorus entre les deux instruments ponctués de reprises du thème, systématiquement variés quant au phrasé et à l’ornementation, et breaks de percussions. Le foisonnement mélodique de la réalisation ne nuisait en rien à sa cohérence, fermement tenue par les marches harmoniques sous-jacentes, parfois soulignées par quelques ponctuations harmoniques suffisamment parcimonieuses pour ne pas morceler l’élan vital de la pièce. Les mêmes remarques vaudraient également pour "Hurry", un hommage à la musique populaire latino-américaine avec juste ce qu’il fallait de démonstrations virtuoses pour "chauffer la salle", qui nous permit une première fois de savourer le chant de "El Londro". Soulignons une fois de plus la qualité de ce grand et original cantaor (cf : El Londro "Luna de enero"), à notre avis encore trop sous-estimé, capable de réaliser des parties vocales impeccablement "sur mesure" quelque soit le contexte, ou de s’exprimer à l’occasion dans son propre style immédiatement identifiable. Ce qu’il fit d’ailleurs pour de très belles alegrías, (c’était déjà le cas il y a presque vingt ans, avec José Luis Montón, pour les alegrías "Me sabe a mar" - album "Aroma", Auvidis Etnic 1997) qui n’avaient en commun avec celles du disque que le titre, "La Carraca". Il s’agissait en fait pour le guitariste d’un exercice de style en Do Majeur (capodastre non compris…) : falsetas et accompagnement traditionnels, impeccables, avec l’apport attendu dans ce contexte du taconeo de El Choro, puissant et rythmiquement affûté, ni trop long ni trop court.

Un zapateado inédit (et sans titre) nous apporta le répit d’une autre pièce de haute virtuosité, avec quelques doublures de basse et un pont tendant vers la bulería, avant le recueillement nécessaire à l’audition du diptyque "El principio de todas las cosas" / "Anne Franck". Nous ne reviendrons pas ici sur ces deux fortes compositions, que nous avons décrites longuement dans notre critique du disque. Disons simplement que Alba Carmona chanta de manière plus âpre et expressionniste qu’en studio, mais avec autant d’engagement et d’émotion.

La rumba "Café Noir" a été menée sur un tempo d’enfer, à tel point que les palmeros ont eu grand mal à tenir la pulsation et à assurer les contretemps pendant le long chorus de guitare, suivi d’un solo de basse. Les musiciens semblaient enfin libérés de la pression du concert : bassiste fredonnant ses propres lignes lors de son solo, façon jazzman, quatre-quatre guitare / percussions pour la réexposition du thème et sourires épanouis de Jesús Guerrero adressés à ses partenaires ("oui, je peux le faire !").

Même aisance sereine et même chaleureuse complicité pour les bulerías finales, et donc, un public comblé et un chroniqueur heureux.

Claude Worms

Photos : Bienal de Flamenco de Sevilla


"Álala" / "Málaga" / "Jerez, palo cortado"

Hôtel Triana – 15, 16 et 17 septembre 2016

Comme de coutume, le patio de l’hôtel Triana accueillait cette année trois spectacles consacrés à des "territoires » flamencos" : Las Tres Mil Viviendas (Séville), Málaga et Jerez (respectivement les 15, 16 et 17 septembre) ? Avec des bonheurs divers…

"Álala" (alegría en caló)

Artiste invitée : Lole Montoya

Chant : Gritos de Guerra, Herminia Borja, Mari Vizzarraga, Joaquina Amaya, Carmen Amaya, Guillermo Manzano et Ramón Quilate,

Guitare : Eugenio Iglesias et Miguel Iglesias

Danse : La Toromba et El Torombo

Percussions et palmas : Bobote et Paco Vega

Avant d’être le titre d’un spectacle, Álala est le nom d’une association éducative et culturelle œuvrant dans le quartier de "Las Tres Mil Viviendas", un quartier périphérique de Séville du type de nos "cités", qui sert depuis trente ans à reloger les familles gitanes chassées de Triana par la spéculation immobilière, mais qui accueille également des familles immigrées et "payas". Comme toujours en pareil cas, les médias ne parlent de "Las Tres Mil" qu’en termes de drogue et de délinquance. Un long métrage de même titre, de la réalisatrice Remedios Málvarez, entend en montrer "la otra cara", celle des gens qui se lèvent à l’aurore pour travailler sur les marchés, des mères de famille qui assurent l’éducation au quotidien, et de l’école de flamenco qui, en partenariat avec le Centro Civíco Esqueleto et les collèges, veille à la scolarisation des enfants, assure des petits déjeuners et des goûters gratuits… bref, entend donner à la jeunesse du quartier l’éducation nécessaire à la liberté de choix de vie. Le film sera présenté le jeudi 22 octobre au Théâtre Alameda dans le cadre de la Biennale, puis à Madrid, et enfin le 29 octobre à "Las Tres Mil". Le mentor de la réalisatrice est l’une des figures artistiques du quartier, le guitariste Caracafé, qui donne bénévolement des cours à l’école de flamenco. Le flamenco est le fil conducteur du projet "Álala", parce qu’il reste le pain musical quotidien des enfants de "Las Tres Mil".

On comprend mieux ainsi le pur moment de bonheur spontané que nous offrit le spectacle présenté à l’hôtel Triana. Du flamenco qui ne cherche pas midi à quatorze heures, mais le simple plaisir du partage, dont certains protagonistes, tels Gritos de Guerra ou El Torombo, participaient déjà à l’album "Viejo Patio. Las Tres Mil Viviendas" (EMI, 1999). Le spectacle était construit rigoureusement en forme de triptyque, dont les deux volets extrêmes, symétriques, encadraient un mini récital de l’ "artiste invitée" : ouverture par deux succulents tangos-rumbas (Gritos de Guerra) ; cantes "por derecho" de Guillermo Manzano (martinete et siguiriyas pour la première partie, soleares et bulerías por soleá pour la seconde, avec La Toromba au baile) ; tangos de Triana en duos de voix féminines (Mari Vizarraga et Herminia Borja, puis Joaquina et Carmen Amya) ; baile pour finir (d’abord El Torombo "por alegrías", puis ’fin de fiesta por bulería" avec toute la troupe).

Abrégeons le suspens : l’invitée d’honneur n’était autre que Lole Montoya. Il est des artistes touchés par la grâce (ou les dieux du duende…) sur lesquels l’analyse et le commentaires n’ont aucune prise, à moins de disposer de talents littéraire ou poétique dont nous sommes malheureusement fort dépourvus. Une voix moins limpide qu’il y a quelques décennies, dont les aspérité n’ont fait qu’accroître la puissance émotionnelle et le pouvoir de fascination, des graves à donner la chair de poule, et quatre classiques intemporels ("Dime", "Tangos marroquies", "‘Al alba con alegría" et "Romero verde")

Eugenio et Miguel Iglesias (guitare), et Bobote et Paco Vega (percussions et palmas) ont veillé de main de maître sur la solidité musicale et rythmique de l’ensemble du programme. Que du bonheur…

"Málaga"

Artiste invité : Carrete

Chant : Virginia Gámez, Simón Román et Antonio Luque "Canito"

Guitare : Juan Requena, Fran Vinuesa

Danse : Luisa Palicio, Ramón Martínez

Percussions : Juan Manuel Lucas

S’il existait un prix du spectacle le plus incompréhensible de la Biennale, celui-ci l’aurait remporté haut la main, à moins qu’il n’ait été déclaré d’emblée hors concours. Imaginez une soirée consacrée à Jerez dont les protagonistes mettraient un point d’honneur à ne chanter ni siguiriyas ni bulerías. Après la "ronda de cantes abandolaos" initiale (verdiales, cantes de Juan Breva, rondeñas et jabegote), nous avons attendu en vain quelques malagueñas, quelques cantes del Piyayo, ou des tangos et des bulerías du Perchel et de la Trinidad (El Cojo de Málaga, Miguel de los Reyes, La Pirula, La Repompa, La Cañeta…). Il s’agissait sans doute d’un souci délibéré de montrer que la "Malaga cantaora" ne se limitait pas à ces cantes : hors de propos parce que la preuve n’en est plus à faire depuis un bon siècle (cf : la soleá de Juan Breva, entre autres), et absurde parce que le titre de la soirée impliquait évidemment que l’on nous présente le patrimoine musical malagueño.

Pour le cante, nous oublierons pudiquement ces messieurs et ne garderons en mémoire que Virginia Gámez : granaína d’Antonio Chacón er media granaína de Manuel Vallejo ; et surtout des soleares "alfareras" dédiées à ses maîtres, Naranjito de Triana et Paco Taranto – magnifiques interprétations, sobres et sans concession, joliment accompagnées par Fran Vinuesa puis Juan Requena, qui obtinrent du public l’écoute recueillie qu’elles méritaient.

La taranta en solo de Juan Requena ("Dolores", de l’album "Arroyo de la Miel", 2015) aurait pu être un autre moment fort du spectacle, si elle n’avait été irrémédiablement gâchée par une sonorisation calamiteuse (cf : ci-dessous, post-scriptum)

Plutôt qu’à la "Málaga cantaora", nous nous attacherons donc à la "Málaga bailaora’, de fait à Luisa Palicio et à Carrete – sur une scène de cette envergure, pour se contenter de quelques "desplantes" façon tablao perdues dans d’interminables déambulations, il faut un charisme que ne possède pas Ramón Martínez (soleá por bulerías).

Comme de coutume, "Carrete fue mucho Carrete", avec canne, chapeau et gilet, naturellement. On a beau le connaître par cœur, s’attendre à toutes les astuces et à la roublardise de ce vétéran des tablaos de la Costa del Sol, on se laisse prendre à tout coup au jeu du "je sais que vous savez que je sais…" : "pellizco" et humour sur fond de taranto, ça ne se refuse pas ; et le public en redemanda.

Il reste que Luisa Palicio (avec Virginia Gámez – honneur aux dames) sauva définitivement la soirée avec un chef d’œuvre de chorégraphie "por alegrías". Elle y eu bien du mérite, compte tenu de la piètre qualité rythmique des cantes qui lui furent proposés. Rien que de très classique dans la forme - entrée en scène, "marcajes", "silencio" (sur une belle composition de Fran Vinuesa), "castellana", "escobilla" et bulerías de Cádiz, mais avec une construction globale sans ruptures ni temps morts, et une technique sans faille qu’elle a la courtoisie et la modestie de ne pas étaler complaisamment. Elégance, présence scénique, grâce aérienne des mains et des bras, musicalité du taconeo, un châle qui semble planer au ralenti malgré la rapidité et la virtuosité de ses arabesques : Luisa Palicio est incontestablement l’une des meilleures, sinon la meilleure, héritières de l’école sévillanne.

"Jerez, palo cortado"

Chant : Tomás Rubichi, Antonio de los Santos "Agujetas", Juana la del Pipa, Muguel Flores "Capullo de Jerez"

Guitare : Domingo Rubichi et Pedro Carrasco "Niño Jero"

Danse : Jesús del Berza et El Bó

Palmas : Jesús Flores et El Tequila

Nous attendions d’autant plus de cette soirée jérézane qu’elle était intégralement consacrée au cante, mises à part les inévitables "pataítas" du non moins inévitable "fin de fiesta por bulería". Notre déception fut à la mesure de notre attente : on frôla dangereusement l’indignité, compte tenu de la qualité de la tradition cantaora de la ville et de celle de la majorité de ses artistes actuellement en activité. Disons, pour faire court, que nous en sauverons les fandangos d’Antonio Agujatas et les trois cantes de Juana le del Pipa. Cette dernière nous avertit qu’elle ferait ce qu’elle pourrait – du moins le fit-elle honnêtement et avec son grain vocal inimitable (tientos-tangos, fandangos et buleías). Le reste consista pour l’essentiel en vociférations plus ou moins a compás (trouver à Jerez un artiste qui ne chante pas "por bulería" a compás relève du prodige – nous vous en tairons le nom, par courtoisie pour l’intéressé), et moins ou plus justes.

Dans ces conditions, Domingo Rubichi eut bien du mérite à sauver autant que faire se pouvait nombre de situations périlleuses, ce à quoi il s ‘employa sans ménager sa peine, avec quelques versions personnelles de falsetas de Parrilla de Jerez en prime – Niño Jero se contentant pour sa part d’accompagner El Capullo, avec sa verve rythmique coutumière pour les bulerías.

Post-scriptum : répétons une fois de plus que les cordes, vocales ou de guitare, sont des outils qu’il convient de traiter avec ménagement et respect. Dans un volume sonore général dont la seule finalité semblait être d’endommager nos tympans, les soirées de l’hôtel Triana ne nous épargnèrent ni les graves vrombissants, ni les aigus stridents, ni les balances primesautières. Ce fut malheureusement le cas, à des degrés variables il est vrai, de la plupart des spectacles auxquels nous avons assisté, à l’exception notable du concert du trio Rocío Márquez / Fahmi Alqhai / Agustín Diassera, et dans une moindre mesure de celui de Laura Vital. Se décidera-t-on un jour à traiter le flamenco aussi dignement que la musique dite "savante" ("Diálogos de viejos y nuevos sones" en l’occurrence). "El cante no es para sordos".

Claude Worms

Photos : Bienal de Flamenco de Sevilla


Laura Vital : "Mujeres de sal"

Eglise San Luis de los Franceses - 15 septembre 2016

Chant : Laura Vital

Guitare : Eduardo Rebollar et Sócrates

Palmas : Perico de la Chana et Diego Montoya

Il y a tout juste vingt ans, Carmen Linares rendait un premier hommage au cante féminin, régulièrement oublié ou minoré dans la plupart des ouvrages traitant de l’histoire du flamenco ("Carmen Linares en antología. La mujer en el cante" - Mercury, 1996). Disons tout de suite que celui que nous offrit hier Laura Vital avec "Mujeres de sal" se situe au même niveau d’excellence, de respect et d’information historique, avec une esthétique et un sensibilité musicales très différentes, mais tout aussi délectables. Les cantes communs aux deux anthologies, tels les soleares de La Serneta, de la Jilica de Marchena et de la Roezna de Alcalá ou la malagueña de La Peñaranda montraient à quel point les grandes compositions du répertoire sont susceptibles de multiples lectures musicales et expressives... à condition de posséder la maîtrise vocale, l’intelligence et la sensibilité nécessaires - ce qui est à l’évidence le cas de Laura Vital. Par sa voix, les six cantes por soleá (pas moins) ont atteint quelques sommets d’émotion, notamment "Tu has perdido los papeles" et Cuando paso por tu puerta" (La Jilica - deux leçons de phrasé, ou comment mettre en valeur un contour mélodique par le seul art de la déclamation...) et "Yo sentí un escalofrio" (La Serneta), rendu par un magnifique contraste entre la puissance des deux premiers tercios et le mezza voce sur le souffle de la coda. La malagueña de La Peñaranda concluait quant à elle une série de trois cantes de tempo croissant : malagueña de la Trini ad lib / zarabanda de la Rubia de las Perlas "abandolada" sur tempo medium / malagueña de la Peñaranda sur un tempo effréné qui n’avait rien à envier aux pandas de Verdiales. Outre l’ambitus particulièrement éprouvant impliqué par cette suite tripartite, que la cantaora affronta sans effort apparent, chacun aura pu apprécier la saveur populaire de cette nouvelle version, après celle d’Enrique Morente (ad lib - 1967) et celle de Carmen Linares ("abandalado" medium - 1996) - sans oublier pour autant la version de la Niña de los Peines (1912).

Sans doute le projet est-il né d’une extrapolation du programme du récent et indispensable album de Laura Vital, "Tejiendo lunas" (Tejiendo lunas), qui comportait déjà sa version personnelle de la rosa, suivie de cantiñas de la Juanaca et de la Niña de los Peines, la zarabanda et des bulerías de Juana Cruz, María la Sabina et la Perla de Cádiz. Mais le récital anthologique (dans tous les sens du terme) de l’église San Luis de los Franceses proposait huit autres palos : outre les malagueñas, les cantiñas et les soleares déjà évoquées, la bambera de la Niña de los Peines ("Entre sabanas de Holanda") ; des cantiñas de "La Mejorana", Rosa "La Papera" et Rosario "La del Colorao" (également déjà retenues par Carmen Linares) ; la Farruca de la Niña de los Peines) ; des tangos de Juana "La del Revuelo" (remercions l’artiste de ne pas s’être contentée d’hommages à des références historiques incontestables mais très anciennes) ; deux tarantas du répertoire de la Niña de los Peines suivies d’un fandango de Lucena de Dolores "La de la Huerta" ; la siguiriya de María Borrico ; quatre fandangos de Alosno (María Limón, María "la Conejilla" et Juan María de Felipe pour les deux derniers) - sans oublier un coup de chapeau à La Sallago, Mariana Cornejo et María Vargas (merci pour elles et pour nous !) pour des bulerías concluant le concert en apothéose.

Un programme de cette envergure risquait cependant de se transformer rapidement en vaine démonstration d’érudition et de virtuosité. Rien de tel avec Laura Vital, qui sut sans la moindre faute de goût respecter les compositions originales tout en se les appropriant : on évita ainsi à la fois un récital monochrome nivelant le répertoire en fonction du style de l’interprète, et la succession insipide de "à la manière de", les deux écueils habituels du genre anthologique. Ce qu’on put vérifier dès la bambera initiale : deux versions successives de la même letra et du même modèle mélodique, d’abord ad lib. puis a compás de Soleá (selon l’usage établi par Fosforito puis Naranjito de Triana, dans leurs enregistrements de 1968 et 1970) - pour sa part, la Niña de los Peines l’avait enregistrée en 1950 "por Huelva"), avec un placement du texte et une ornementation nettement différents. La farruca, magnifique duo entre la cantaora et Sócrates pourrait à bon droit être signée Laura Vital, tant sa version offrait par la lenteur de son tempo, l’intériorité méditative de son interprétation et une coda personnelle, une nouvelle parure à une mélodie dont la simplicité apparente est difficile à mettre en valeur. On pourrait d’ailleurs en dire autant de la siguiriya de María Borrico : après une introduction accelerando de Sócrates, une recréation torrentielle et lapidaire qui laissa le public pantois. Les deux tarantas ("Un pañuelo me encontré" et "Un refajo" - enregistrées par la Niña de los Peines avec Luis Molina en 1914, la première étant souvent attribuée à "El Niño de las Balsas" et la deuxième sous-titrée "taranto" sur le 78 tours original) étaient d’autant plus poignantes que leur interprétation évitait la surenchère expressionniste ou la démonstration vocale gratuite, laissant à la "simple" (si l’on ose dire...) grâce mélodique le soin de nous émouvoir, comme pour le fandango de Dolores "La de la Huerta" qui suivit - où qu’ils soient, Antonio Ranchal et Curro de Utrera ont dû se réjouir d’une telle relation d’intimité entre la voix et son objet.

La cantora nous démontra ainsi une fois de plus, s’il en était encore besoin, qu’il n’y a pas de cantes mineurs, à condition de prendre le temps d’analyser avec intuition et rigueur l’ADN musicale de leurs modèles mélodiques - à preuve, les fandangos de Alosno, encadrés par un estribillo original de Laura Vital, bien mis en valeur par la souplesse du balancement rythmique de l’accompagnement et des falsetas d’Eduardo Rebollar, avec arpèges idiomatiques et paseos inspirés du style traditionnel de "El Pinché", non sans quelques compases sur les enchaînements continus de rasgueados en triolets de doubles croches (technique i / a / i alternés) qui sont devenus l’une de ses marques de fabrique. Il en usa aussi avec habileté, et à la grande joie du public, sur les bulerías et les tangos - deux séries de cantes que Laura Vital dansa, vocalement autant que gestuellement, avec un swing et une allégresse communicatifs, tout en en réinventant brillamment les phrasés rythmiques (les tangos de La Revuelo par exemple, entre Triana et Extremadura, sans les escapades "por tanguillo" dont leur créatrice était coutumière).

Deux palmeros aussi discrets qu’efficaces (Perico de la Chana et Diego Montoya, deux guitaristes de styles très différents et néanmoins complémentaires, et une cantaora en pleine maturité : un concert que nous n’oublierons pas de si tôt, et qui, espérons le, fera l’objet d’un prochain album - pourquoi pas "live"...

Claude Worms

Photos : Bienal de Flamenco de Sevilla


David Palomar : "Denominación de origen"

Teatro Lope de Vega – 15 septembre 2016

Chant : David Palomar

Guitare : José Quevedo Bolita, Rafael Rodríguez "Cabeza" et Óscar Lagos

Palmas et chœurs : Anabel Rivera, Reyes Martín et Roberto Jaén

Danse : María Moreno

"It don’t mean a thing if you ain’t got that swing"… De swing, David Palomar ne manque pas, mais pas n’importe lequel, celui de Caí – jusque lorsqu’il nous conte, a compás ça va de soit, quelques anecdotes dont on aura deviné que les protagonistes ne sont autres que Chano Lobato, el Chato de La Isla, Pericón…

Nous avions beaucoup aimé le premier enregistrement de David Palomar ("Trimilenaria", autoproduction, 2008 - Trimilenaria), un peu moins les deux suivants - le dernier de titre identique à celui du spectacle ("Denominación de origen"), qui nous laissera un souvenir mitigé. Mais ne boudons pas notre plaisir : le long (trop ?) "show flamenco" qu’avait visiblement choisi de nous présenter le cantaor recelait tout de même nombre de temps forts, de la comédie à la tragédie. Après la diffusion off de la voix de Mariana Cornejo, David Palomar commença par la minera de son deuxième album ("La Viña cantón independiente")… et confirma ainsi que ce cante ne compte pas précisément parmi ceux qui lui conviennent le mieux. Les malagueñas (El Canario et El Mellizo), chantées de manière très sobre, auraient été beaucoup plus convaincantes si les interventions intempestives de Rafael Rodríguez "Cabeza" n’en avait perturbé à plusieurs reprises la cohérence mélodique – le guitariste se racheta brillamment par la suite, tant par sa manière inimitable de détourner le "toque antiguo a cuerda pela’" que par la pertinence de ses accompagnements (siguiriyas, soleares…).
Peut-être faut-il mettre sur le compte d’un souci exagéré d’ "encyclopédisme" quelques erreurs de choix, dont la série liviana / serrana / sigyiriya de María Borrico fut sans doute la pire. David Palomar est un excellent spécialiste du "cante corto" façon gaditane (tout un art en soi), mais ce n’est évidemment pas celui qui leur convient (la même remarque, dans une moindre mesure, pourrait s’appliquer également aux siguiriyas de Curro Dulce). Ajoutons que la sonorisation calamiteuse de la guitare n’arrangea, dans un niveau sonore général déjà trop chargé en décibels.

Après un début de concert donc un peu laborieux, le spectacle trouva son véritable rythme avec une suite garrotín / cantes del Piyayo / tangos de Triana menée de main de maître, sous les auspices de Chano Lobato et avec l’accompagnement savoureux de Rafael Rodríguez (introduction en pizzicato, falseta en picado imitant le cuatro "con regusto cubano"…). L’entrée en scène de José Quevedo "Bolita" et d’ Óscar Lagos changea naturellement la couleur sonore du récital : harmonies jazzy, paraphrases mélodiques et chorus à l’avenant, d’abord pour un élégant bolero por bulería, puis pour des sevillanas très lentes, à la manière de Manuel Pareja Obregón, dont les quatre letras originales rendaient hommage à Manolo Caracol, Lola Flores, Paco de Lucía et Camarón

La mise en scène du show commença d’ailleurs véritablement avec ces sevillanas, remarquablement dansées par María Moreno (qui récidiva avec autant de talent pour les soleares), par une évocation de séquences des films du duo Flores / Caracol. On nous permettra de juger moins heureux, même en tenant compte d’un second degré parodique, les véroniques et le salut depuis le ruedo qui encadraient des Alegrías classiques, "toreras" il est vrai, parfaitement chantées de manière très traditionnelle – la première dans le style épuré de Pericón.

Après une très originale farruca en solo de Jesús Quevedo "Bolita", une longue série de soleares fut la séquence la plus intense du concert, surtout à partir de moment où, après l’escobilla de María Moreno, David Palomar entreprit l’ascension, sur une scansion rythmique évoquant une lente bulería al golpe, de trois pics successifs (José Iyanda, cante de cierre de Paquirri et romance à la manière d’Utrera / Lebrija) dont il vint vaillamment à bout, penché en avant et les poings fermés rageusement sous sa chaise – et pas pour la galerie…

Après cette rude et belle épreuve, le cantaor et le public avaient bien besoin d’un retour au show et à la fête, cette fois définitif. Cela commença par une rumba façon dancing avec boule multicolore au plafond, depuis les aigus vertigineux de Pepe de la Matrona jusqu’aux harmonies apportées par Enrique Morente dans son album "Negra, si tú supieras".
De la source au flamenco contemporain pour la rumba, parcours inverse pour les tanguillos : du balancement ternaire syncopé inauguré par Camarón au Carnaval, avec une bandurria et trois personnages en uniformes de comparsa… qui se contentèrent d’exécuter les palmas et d’esquisser un estribillo en chœur avant la coda. Si bien que l’on se demandait un peu ce qu’ils étaient venus faire sur scène : pour le coup, le palo s’y prêtant parfaitement, nous attendions un peu plus d’imagination outrancière et de caricature dans le burlesque ; ce que nous apportèrent les letras des bulerías de Caí qui s’imposaient pour conclure la soirée. ’Denominación de origen" ? : "Torotrón… eso son cosas que dice usted…".

Claude Worms

Photos : Bienal de Flamenco de Sevilla





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