jeudi 21 juillet 2011 par Muriel Mairet
Fin des articles de Muriel Mairet sur le Festival Arte Flamenco 2011 : entretien avec Luisa Palicio.
PIEL DE BATA
Danse et chorégraphie : Milagros Mengíbar et Luisa Palicio
Guitare : Rafael Rodríguez « el Cabeza »
Chant : Manolo Sevilla et Juan Reina
Le public a retrouvé l’ une des figures de la bata de cola, accompagnée d’ une jeune artiste maintes fois primée en Espagne. Le duo Milagros Mengíbar / Luisa Palicio fonctionne à merveille, puisque les deux artistes partagent une complicité d’ une dizaine d’ années qui laisse de la place au talent de chacune.
Accompagnées à la guitare par Rafael Rodríguez « el Cabeza », bien connu du Festival Arte Flamenco pour y être venu comme artiste et comme professeur à de nombreuses reprises, les deux artistes ont su rendre un éblouissant hommage à la bata de cola. Ici, le costume prolonge le corps de la danseuse. Il n’ est pas question d’ effets d’ esbroufe, les batas dansent au rythme des palos qui la mettent particulièrement en valeur : Guajira, Caña, Soleá et Alegrías. Au chant, Manolo Sevilla et Juan Reina, fidèles de Milagros ont fait preuve d’ une grande sensibilité. Cette représentation fut exceptionnelle, portant Milagros et Luisa au statut de divas.
Mont de Marsan, 6 juillet 2011 : entretien avec Milagros Mengíbar, Luisa Palicio et Rafael Rodríguez
Un homme et deux femmes
Muriel Mairet : Milagros, à quand remonte le début de votre histoire avec Rafael ?
Milagros Mengíbar : Rafael est le meilleur guitariste de toute l’ Espagne, que ce soit comme soliste ou comme guitariste accompagnateur du baile. Beaucoup d’ artistes se sont rendus compte, comme moi, qu’ il sait s’ adapter à tout le monde. Il te joue du « sur mesure » selon ta manière de danser. Sa guitare me convient parfaitement. C’ était quand, la première fois que je t’ ai appelé ?
Rafael Rodríguez : Pour Puebla de Cazalla.
Milagros : Pour le festival de Puebla de la Cazalla.
Rafael : il y avait tellement d’artistes là-bas…
Milagros : Là-bas, j’ ai pensé : « je pars à la retraite avec Rafael », dans le sens où je ferai tout avec lui, et puis c’ est tout.
Luisa Palicio : Ca fait combien de temps ?
Milagros : Combien …
Rafael : Pas mal de temps…
Milagros : Oui, pas mal…
Rafael : Nous avions quinze, vingt ans…
Milagros : Vingt ans ?
Rafael : Tu étais toute jeune…
Milagros : Toute jeunette, toute jeunette ! Tellement jeune que dans chaque ville où l’ on s’ arrêtait pour donner un spectacle, je t’ achetais tes costumes…
Rafael : Oui c’ est vrai. Je devais avoir vingt quatre ans, et toi dix huit…
Milagros : Oui.
C’ est une vraie histoire de confiance entre vous…
Milagros : Quand je danse, j’ écoute Rafael et je n’ ai besoin de rien d’ autre. Je danse sur ce que j’ entends, sur ce que Rafael me joue. Je sens que je respire, je suis en confiance totale. Parce qu’ il sait aussi ce que j’ aime faire dans mon baile. Je n’ ai pas besoin de tout vérifier par derrière, ni de deux semaines de répétition… Je lui dis de réserver la date du spectacle, et nous nous voyons tout simplement sur place au jour dit. Nous travaillons sans répétition.
Rafael : Ni le jour même de la représentation….
Milagros : Et non !
(Luisa rit).
Rafael : Dans la voiture, elle m’ a expliqué un petit peu la structure de la Caña, mais rien sur les Alegrías…
Mais vous avez des repères personnels ?
Milagros : Il n’ y a pas de codes entre nous.
Rafael : Le flamenco, c’ est le seul code entre nous, non ? Le baile a ses codes, mais ce ne sont pas les nôtres, ce sont ceux que tout le monde connaît.
Milagros : Ce dont il s’ agit ici c’ est de connaître son métier. Une personne joue, l’ autre chante, et moi je danse. Les repères sont les mêmes pour tout le monde : les letras, llamadas… La structure est une formule, mais tout le monde la connaît, même s’ il peut exister quelque chose de spécial dans la manière de monter les chorégraphies... Même si quelques fois, nous faisons quelques écarts aussi. Mais ce n’ est pas grave…
Je vais te raconter… Un jour, Rafael s’ était fâché avec une personne et ne pouvait pas m’accompagner… J’ ai appelé sept guitaristes, mais je n’ avais pas confiance en eux. Pas parce qu’ ils jouaient mal, mais tout simplement parce que je ne trouvais pas cette confiance que je partage avec Rafael. Il y a entre nous… Comment dit-on ?
Rafael : Une connexion.
C’est une vraie rencontre d’ artistes…
Rafael : C’ est évident.
Milagros : Je n’ ai pas besoin de regarder Rafael, quand il joue, cela arrive directement ici (elle montre son cœur). Il peut me jouer tout ce qui lui plaît, je le suivrai toujours. Tu danseras toujours bien s’ il joue pour toi. C ’est sûr !
(A Luisa) Pour le baile c’ est le meilleur !
Et toi Luisa, qu’ en dis - tu ?
Milagros : C’ est moi qui l’ ai influencée !
Luisa : Evidemment !
Milagros : Elle m’ a appelée un jour pour me dire qu’ elle préparait quelque chose, et je lui ai conseillé d’ appeler Rafael… C’ est ce qu’ elle a fait.
Luisa : C’ est vrai que je le connaissais à travers elle depuis de nombreuses années. La première fois que je t’ ai contacté c’ était pour le concours de Cádiz, non (Concurso Nacional de Bailes por Alegrías, en Cádiz , 2002) ?
Rafael et Milagros : Oui.
Luisa : Tu es venu m’ accompagner pour la finale, parce que pour la demi-finale, tu n’ étais pas libre.
Rafael : Et tu as gagné ce concours !
Luisa : Oui.
Milagros : Tu l’ as gagné aussi parce qu’ il était là.
Luisa : Oui. Ca fait presque dix ans.
Milagros, comment as-tu rencontré Luisa ?
Milagros : Par une très grande amie, qui était son professeur et avec qui j’ ai travaillé de nombreuses années : Carmen Juan. Elle s’ est mariée, puis elle est partie vivre à Málaga, où elle a monté son école de danse et où Luisa a pris des cours. Carmen s’ apprêtait à laisser tomber son école, ou hésitait à passer la relève pour la diriger. On en parlait ensemble, et je suis venue la voir pour l’ aider un peu. Nous nous sommes retrouvées toutes les trois à un déjeuner avec le mari de Carmen. C’ était un week-end.
Luisa : J’ étais petite, j’ avais quatorze ans.
Milagros : Puis, je t’ ai conseillé de te présenter au concours de Marbella, organisé par la Fondation Cristina Heeren. Le prix du concours consistait en un peu d’argent, mais aussi en une bourse de la Fondation. C’ était intéressant pour elle, et cela permettait de voir venir un peu les choses. Elle s’ est présentée seule, et elle a remporté les deux prix : Cádiz et Marbella. Fernando Iwasaki Cauti, le directeur de la Fondation, l’ a accueillie à bras ouverts…
Luisa : Mais avant de partir pour la Fondation, j’ ai étudié trois ans avec toi.
Milagros : Bien sûr, le week-end, à la maison.
Rafael : Luisa est de l’ école de Milagros, elle a son style. Maintenant, elle s’ inspire de ses idées personnelles, mais au début son baile était l’ équivalent de celui de Milagros. C’’était ta meilleure élève, n’ est – ce pas ?
Milagros : Oui, sans aucun doute. Pour ce Festival de Mont-de-Marsan, ce n’ est pas moi qui ai emmené Luisa avec moi. Sandrine Rabassa (directrice du Festival) voulait une programmation différente de celle de Javier Puga. Elle m’ a demandé si je connaissais quelqu’ un qui représente la nouvelle génération ; si j’ avais une élève particulière à lui faire découvrir. J’ ai pensé tout de suite à Luisa, et je crois qu’ elle n’a déçu personne.
Quel est le style de l’ école Milagros ?
Milagros : C’est l’ école sévillane.
Oui, mais la signature « Milagros » ?
Milagros : C’ est la bata de cola !
Luisa : C’ est tellement vrai !
Se sent - on plus femme flamenca avec la bata de cola ? Ressent – on quelque chose de spécial ?
Milagros : Ce n’ est pas une question de se sentir plus flamenca à travers le costume. C’ est un costume qui était tombé en désuétude, avec une coupe où tout part vite de travers…. Je lui ai prêté beaucoup d’ attention, et je me suis créé ma propre technique. J’ ai vu que cela fonctionnait, et même encore aujourd’ hui. Mes bases intéressent toujours beaucoup d’ élèves …
Rafael : Pas seulement… Parmi celles qui ont acquis ta technique, il y a Eva La Yerbabuena…et beaucoup d’ artistes ont utilisé des vidéos de Milagros pour comprendre sa méthode… Comment faire pour bien la lever, pour bien laisser tomber la traîne, pour ne pas tomber, pour ne pas plier la jupe dans le mauvais sens…
C’ est un costume qui nécessite beaucoup d’ énergie physique, non ?
Milagros : Ce n’est plus une question de poids, parce qu’ aujourd’hui il existe des tissus merveilleux qui ne pèsent plus comme dans l’ ancien temps…C’ est uniquement une façon de danser, de bouger, qui ne doit pas te déranger si tu le fais bien.
Rafael : La bata de cola danse avec toi. C’ est ce que tu dois assimiler.
C’ est une prolongation du corps…
Milagros : C’ est çà… Et c’ est pour cette raison que ce spectacle s’ appelle « Piel de bata ». C’ est une partie de toi.
Luisa : C’ était aussi un hommage à la bata de cola.
Milagros : Depuis cinq ans, il y a de plus en plus de gens qui la pratique. C’ est formidable car c’ est un accessoire du baile qui s’ était un peu perdu. Même chose pour le châle, l’ éventail, les castagnettes…
Rafael : Avant, les femmes dansaient aussi avec une technique de castagnettes, aujourd’ hui beaucoup moins. Mais il y a Rocío Molina, Mercedes Ruiz, Rafaela Carrasco, Belén Maya, María Pagés. Avant toutes les danseuses le faisaient.
Milagros : C’ est vrai. Sur les disques vinyles, on entendait toujours les castagnettes sur la partie de baile. Aujourd’ hui, les gens montent sur scène en chemise de nuit, mais aussi sans boucles d’ oreille, sans rose ou fleur dans les cheveux.
Rafael : Parce que c’ est plus pratique.
Milagros : C’est Sara Baras qui a initié ça, et beaucoup de gens l’ ont suivie. C’ est désolant, parce qu’ il s’agit d’ accessoires du flamenco qu’ il faudrait préserver. Je comprends que le flamenco doit évoluer, bien sûr, que l’ on ne peut pas en rester là. Mais pas sur cette base avant - gardiste qui se pratique un peu partout, comme si cela devait être la norme dorénavant.
Rafael : Mais même dans la façon de se coiffer… Il y a de moins en moins d’ artistes qui font attention à leur apparence… Parce qu’ ils pensent qu’ avec l’ énergie de leur baile, cela ne servira à rien, et que tout va se défaire.
Milagros : Et pourtant, ça vaut la peine. Il faut accorder de l’ importance à l’ apparence, car la danseuse doit être une danseuse des pieds à la tête. Cela doit se voir sur elle. D’ autant plus que les accessoires sont légers aujourd’ hui… Comme si la tête n’ assumait pas d’ être flamenca… Rappelle -toi de Matilde Coral ou Trini España : tout était très sophistiqué, parfait. Aujourd ’hui on met une chemise de nuit, et salut la compagnie ! Enfin, voyons !… Il y a des choses du passé qui me plaisent plus que celles d’ aujourd’hui. Ce qui se passe c’ est que le flamenco ne meurt pas. Il continue d’ avancer : il y a des choses différentes, on chante des chants différents… Avant, il y avait moins d’ artistes et du travail pour tous. C’ est un problème actuellement.
Rafael : Aujourd’ hui, les spectacles qui sont présentés offrent un scénario, comme pour les films ; une histoire, comme dans « Oro viejo ». C’ est ce qui se fait de plus en plus. Ces productions attirent les gens, et c’ est ce qui s’ achète. On les retrouve partout : à la Biennale, à Jerez, à Mont-de -Marsan… La formule chanteur / guitariste / danseur s’ est un peu perdue.
Milagros : Oui, et c’ est navrant. Mais dans le cas d’ « Oro viejo », même si c’ est nouveau, cela n’ a pas cessé d’ être du flamenco, contrairement à d’ autres spectacles…
Rafael : Oui, mais ça devient une mise en scène de cinéma, avec tous ces changements d’ éclairage, la gestion des sorties des artistes : là, c’ est le moment de tel machin, se placer ici et pas dix centimètres à côté ; là, c’ est le numéro comique… Ce n’ est plus l’ histoire d’ une artiste qui danse une Soleá ou une Siguiriya avec deux chanteurs. Je me rends compte que cela ne se vend plus.
Sur ces nouveaux spectacles, on retrouve aussi beaucoup d’ effets semblables : l’ utilisation de la voix off, des vidéos en fond de décor… Le côté redondant devient très ennuyeux, et parfois inutile… Cela remplit le décor sur de nombreuses scènes… Un certain effet de mode a fait boule de neige : on voit de la vidéo dans « Carmen » de Sara Baras, dans « De entre la luna y los hombres » de La Moneta, dans « Oro Viejo » de Rocío Molina, dans « El alba del ultimo día » de Andrés Marín, dans « Mirada » de María Pagés…
Milagros : C’ est ce que je disais…
Rafael : Actuellement, pour vendre, il faut que la représentation ressemble à un film. La preuve, c’ est que les maestros et maestras comme Milagros ont de moins en moins d’ espace… Beaucoup moins. On vend et on achète d’ une autre manière. C’ est pareil pour Manuela Carrasco, Angelita Vargas…
Pourtant, ces nouveaux spectacles apportent du bon comme du moins bon… Raconter une histoire permet de donner une trajectoire, quand deux cultures n’ ont au départ aucun point en commun. C’ est une base solide lorsque par exemple le flamenco croise le public anglais. Par ailleurs, l’ utilisation d’ une voix off en espagnol est incomprise dans 98% des cas à l’étranger. Le message passe donc à côté de son public… Par ailleurs, certains spectacles paraissent montés pour circuler un peu partout dans le monde…. Difficile de trouver le juste milieu.
A part çà, Rafael tu joues tout de même beaucoup pour des danseuses…
Rafael : Mais pas seulement. (Il rit)
Milagros : Il joue bien aussi pour les danseurs !
Rafael : Ce qui se passe, c’ est que les danseurs que j’ accompagnais disparaissent petit à petit… Mais il y a Pepe Torres, neveu de Ferrero de Morón, qui joue aussi très bien de la guitare ; mieux que moi , c’ est sûr. Et Juan Ogalla, El Junco, Alejandro Granados, Andrés Peña, Javier Barón… Mais c’ est vrai que je travaille plus souvent avec Milagros, Rocío, Belén… C’est comme ça….
Quel souvenir gardez-vous de cette soirée avec « Piel de bata » ?
Milagros : C’ est la première fois que je fais l’ affiche à Mont – de – Marsan, et j’ espère que ce ne sera pas la dernière.
Luisa : Pour moi, la Soleá fut le meilleur moment. C’ est là où je me suis sentie partir.
Rafael : Moi, j’ ai joué comme si j’ étais le mari de chacune… Je me mets toujours un petit peu de pression….
En 2008, Rafael a reçu le prix de la meilleure guitare lors de la Biennale de Flamenco de Séville. Il a accompagné les plus grands danseurs, parmi eux : Mario Maya, Milagros Mengíbar, José et Pastora Galván, Manuela Ríos, Rocío Molina, Belén Maya, Alejandro Granados, Rafaela Carrasco, Fuensanta La Moneta, Alicia Márquez, Isabel Bayón, Juan Ogalla… Il a reçu à treize ans sa première guitare, comme cadeau pour la fête des rois mages célébrée en Espagne. Depuis c’ est lui le magicien…
Vous pouvez découvrir son interview filmée en espagnol (2008) sur www.murielmairet.com, menu vidéos.
Entretien avec Luisa Palicio
Muriel Mairet : Qui est la bailaora Luisa Palicio ?
Luisa Palicio : J’ ai 26 ans, je suis de Málaga. J’ ai commencé à danser très jeune, vers quatre ans pas plus. Ma famille ne vient pas du milieu flamenco, mon grand-père adorait le cante et chantait un petit peu, mais seulement en amateur. Ma mère raconte que dès que j’ entendais de la musique je dansais à la maison. Quand je regardais un spectacle de flamenco à la télévision j’ attrapais la nappe et je m’ en faisais une bata de cola. Ma mère m’ a inscrite à une école de danse, puis j’ ai pris des cours dans plusieurs autres. Je suis arrivée à Séville à quinze ans et j’ ai commencé à étudier avec Milagros Mengíbar et d’ autres maestros : Javier Barón, Rafael Campallo… Ensuite je suis entrée à la Fondation Cristina Heeren où j’ ai appris énormément. J’ ai donc toujours dansé depuis mes quatre ans.
Comment t’ es-tu entourée de musiciens ?
Luisa : Tous les musiciens avec lesquels je travaille sont de Séville, parce que j’ y ai passé beaucoup de temps. C’ est là que j’ ai étudié avec beaucoup de professeurs sévillans et que les rencontres se sont produites sur place petit à petit. J’ ai eu la chance de rencontrer Rafael Rodríguez, Moi de Morón que j’ adore aussi. Je suis accompagnée presque toujours par Rafael, mais il y a aussi Pedro Sánchez, et au cante Moi de Morón, Juan Reina, Vicente Helo…
Quels sont tes projets actuels ?
Luisa : Je suis sur plusieurs projets en ce moment. Je donne des cours de technique de bata de cola et de mantón, je travaille aussi dans les tablaos, les festivals, les peñas. Cette année, on m‘ a produite pour un spectacle qui s’ appelle « Primer amor », je partage l’ affiche avec un danseur, il y a du piano. Il s’ agit d’une histoire d’ amour pendant la guerre civile, la première a eu lieu en février dernier. Nous avons fait quelques dates et nous espérons que la tournée va s’ élargir, pour être présents sur des festivals comme Jerez 2012, si nous avons un peu de chance…
C’ est une thématique difficile : il s’ agit d’une période historique douloureuse pour l’ Espagne et très compliquée pour le flamenco… Comment remonte-on dans le passé ?
Luisa : J’ ai eu la chance de collaborer avec le metteur en scène David Monteiro, qui travaille toujours avec Belén Maya. Je suis partie de l’ idée que je voulais faire un spectacle qui puisse mêler flamenco et copla, puisque dans le temps, presque toutes les danseuses chantaient dans les cafés cantantes, Lola Flores par exemple. J’ ai donc rencontré David grâce à un ami commun, et il a crée l’ histoire du spectacle sur cette idée, avec la copla qui raconte cette histoire d’ amour de manière passionnée, tragique. Il m’ a monté une très jolie scénographie, et il m’ a beaucoup aidée pour transmettre au public cette histoire de manière compréhensible, afin qu’ aucune partie du spectacle ne se perde. Je suis contente du résultat. Il m’ a beaucoup aidé.
Choisir cette période de l’ histoire est plutôt rare dans l’univers du flamenco. A cette époque, le flamenco était un moyen de faire passer des messages sous –entendus dans le chant : la souffrance, la soif de liberté, l’ injustice. C’ était un des rares espaces de liberté d’ expression qui restait pour le peuple. Mais le franquisme a aussi instrumentalisé le flamenco comme vitrine pour les touristes. Beaucoup d’ espagnols détestaient le flamenco pour cette raison. Actuellement, le flamenco est très respecté à l’ étranger, mais il y a encore une génération en Espagne qui ignore volontairement cette culture. Tu vas sans doute soulever un gros tabou …
Luisa : C’ est vrai, personne n’ en parlait. Rien qu’ en effectuant des recherches quand je montais le spectacle, je me suis rendue compte qu’ il y a énormément de chants témoignant de cette souffrance, les letras sont parfois chargées de messages (contre la dictature, contre le fascisme…). Les mots sont choisis pour éviter la censure et la répression, mais les allusions sont sans équivoque. Les letras de cette époque sont impressionnantes.
Tu relies donc le flamenco avec une partie de l’ histoire espagnole…
Luisa : Oui, mais je voulais aussi sortir de ce que j’ ai fait jusqu’ à présent. Je voulais tenter une nouvelle expérience, travailler avec plus de gens, monter un spectacle plus recherché et m’ ouvrir des portes supplémentaires. Moi de Morón et Juan Reina m’ accompagnent sur ce projet, Rafael Rodríguez et Pedro Sánchez à la guitare, David Mata au piano et Estel Quint pour la
copla.
Parle-nous de ton baile…
Luisa : Mon style de baile vient de l’ école sévillane avec la bata de cola, le châle, l’ éventail, les castagnettes, ce qui est le plus féminin, ce qui faisait partie du baile ancien. Je suis consciente des effets de mode, mais aussi que le flamenco continue d’ évoluer, qu’ il requiert plus de technique aussi. J’ essaye donc de mettre plus d’ énergie par rapport à l’ école sévillane, sans perdre ce qu’ elle a d’ essentiellement féminin : les bras qui évoluent, le bassin, les épaules…
Et cet éventail que tu as sur scène, celui qui est prolongé par un long morceau de tissu, c’ est une idée personnelle ?
Luisa : Je donnais des cours à la Fondation et une élève taïwanaise qui étudiait avec moi, depuis deux ans je crois, rentrait chez elle. Sa mère est venue la chercher et m’ a rapporté un éventail comme celui-ci en souvenir. C’ était un cadeau très spécial, comme une offrande. Chez eux ils l’ accrochent au mur comme décoration. Puis j’ai vu Belén Maya avec le même plus tard… C’ était un cadeau, mais il n’ était pas destiné à mon baile.
Il y a des accessoires qui voyagent beaucoup : l’ éventail vient d’Asie, il fut importé par Marie de Médicis en France, où il fut essentiellement fabriqué, et connut un triomphe à la cour d’Espagne…
Luisa : C’ est amusant.
Comment s’ est passé le montage du spectacle « Piel de bata » avec Milagros ? Car tu travaillais avec l’ artiste, mais en même temps ton ancien professeur…
Luisa : J’ ai tellement étudié avec elle… Nous sommes toutes les deux sur la même longueur d’ onde. A part le respect illimité que je lui porte, je me suis laissée aussi guidée par son expérience. Elle m’ a donné un grand espace de liberté, surtout dans mes deux solos : la Guajira et la Soleá. Même quand je prenais des cours, elle m’ en a toujours laissé. Elle m’ a poussée à étudier le plus possible, à prendre des risques. Elle m’ a toujours tirée vers le haut.
C’ est ton premier « Arte flamenco » comme artiste invitée et professeur. Que retiens-tu de cette expérience ?
Luisa : Je suis très frappée par le respect des aficionados, d’ ailleurs plus fort qu’ en Espagne ! Ici, à chaque spectacle, le public, les techniciens, sont très attentionnés et attentifs, la salle est silencieuse. En Espagne, même les artistes oublient de se respecter et dérangent ceux qui sont sur scène… Ici, je tire mon chapeau. Peut-être est-ce dû au fait que nous sommes habitués aux mauvaises manières, parce que le flamenco est présent à tous les coins de rue en Andalousie, on en oublie la valeur qu’i l détient. Ici à Mont-de-Marsan, les gens viennent de toute la France, ils font ce voyage exprès pour trouver du flamenco. C’ est extraordinaire.
Beaucoup d’élèves reviennent ici chaque année. Ils s’ appellent pour les inscriptions, partagent la même chambre…
Luisa : C’ est génial. On ressent aussi cette énergie. En ce qui concerne mes deux cours (Avancés : Siguiriya / Intermédiaires : Alegrías) je m’ attendais un niveau relativement faible, mais pas du tout,… J’ ai été très surprise aussi par cette soif d’ apprendre et d’ assimiler les détails. Il y avait une interactivité très forte dans chaque cours. Ce fut une expérience formidable.
Propos recueillis par Muriel Mairet
Photos : Muriel Mairet
MIRADA
Compagnie María Pagés
Chorégraphie : María Pagés – José Barrios
Guitare : Ruben Lebaniegos – Isaac Muñoz
Chant : Ana Ramón – Ismael de la Rosa
Percussions : Chema Uriarte
Violon : David Moñiz
Direction des lumières : Pau Fullana
Création des costumes : María Pagés – Maria Calderón
María – Athéna
La création de ce spectacle répond à l’ invitation en 2010 du théâtre de la Maestranza de Séville qui souhaitait célébrer les vingt ans de la compagnie dirigée par la maestra sévillane.
Les anniversaires sont toujours une occasion de se replonger dans le passé et de sortir étourdi de nostalgie. Il s’ agit donc d’ un exercice périlleux : éviter le piège des clichés monotones d’ un « best of », alors que les références aux spectacles précédents ne vont pas manquer.
María Pagés décide d’ ouvrir cette rétrospective avec un générique de film, nous invitant à feuilleter un album de souvenirs. Le spectacle débute par un baile dans le silence. Elle évolue seule avec le même costume que pour le « Era una rosa » (« Sevilla », 2007). Cette fois, c’ est un poème de María que l’ on entend :
« Qui sait ce que représentent vingt ans / Vingt ans, cela ne veut rien dire comme disait le tango. / Un pas / Un rêve / Deux mots / Un souvenir / Trois golpes… ».
Cette intimité tissée avec le public nous hypnotise, comme si le temps n’ existait plus, et le voyage commence : María sort de chez elle, on entend les bruits de la rue, elle se rend chez quelqu’ un, c’ est un anniversaire, celui de sa compagnie.
Extraite de « Sevilla » : la séquence du studio de baile est reprise par María, cette fois accompagnée uniquement des danseuses. La partie « flashback » avec le gramophone - déjà introduit dans le studio de baile avec un vieux poste radio - laisse échapper ici la voix de Camarón des années 80, Tom Waits (« When the saints go marching in »)… La Saeta, avec castagnettes et bata de cola, se transforme en Siguiriya ; le Tango est ici remplacé par un Fandango.
Extraite de « Autoretrato » : la séquence des vestiaires, à la mode « Tomatito », est ici une attente de María avec ses musiciens… « Ay que calor »…
Les chorégraphies de la compagnie sont montées par le premier danseur José Barrios. Il reprend des effets de « Sevilla », tels les dialogues entre le groupe de danseuses et celui des hommes, ou la reprise du zapateado par un danseur, l’ un s’ ajoutant à l’ autre. María reprend les climats des solos dont elle détient le mystère, et place encore plus souvent les deux chanteurs et les musiciens au centre de la scène. Nous regrettons cependant l’ absence du guitariste José Carrillo “Fity”.
Le thème de l’ album est aussi traité visuellement par la projection de couvertures de magazines français ou japonais, défilant au fond du décor : autant de souvenirs des pays traversés par la compagnie, qui sont parfois animés par des vidéos de María. Cependant, cet effet « d’ archives », très présent à l’ arrière plan, écrase parfois la scène en retenant trop l’ attention.
Les bailes de la compagnie et ceux de María sont toujours bien répartis, mais un solo de María nous subjugue : celui où elle danse sous l’ olivier. L’ hommage à García Lorca est incontournable, tous les éléments y figurent : l’ éclairage lunaire, l’ olivier, la chimère… Ce tableau est chargé de sens : l’ éclairage fait écho aux ballets romantiques du XIXème siècle qui s’ étaient inspirés de la mythologie nordique (fées, fantômes…). Avec une petite bata de cola blanche faite d’ un tissu vaporeux, María danse sous l’ olivier comme Athéna, déesse de la raison, de la prudence, de la sagesse, de la fidélité, et protectrice des héros (ici de García Lorca et de sa compagnie). L’ olivier (d’ ailleurs déjà en imprimé sur la bata de cola de la Siguiriya) symbolise la force et la sagesse, la longévité et l’ espérance, la victoire et la gloire, la richesse et l’ abondance, la fidélité : une métaphore du chemin parcouru par María.
Pris par l’ ivresse des bailes, nous avons oublié le fil conducteur de la promenade. C’ est que la mémoire sélectionne les évènements par l’ affectif, et donc par le subjectif, et que cette idée n’ a pas su trouver sa place. Le spectacle, qui se termine avec un générique de fin où l’ on peut lire qu’ il est dédié à José Saramago, nous prouve que María a d’ abord créé ce spectacle avec le cœur, et qu’ elle l’ offre à sa compagnie.
Muriel Mairet
Photos :Muriel Mairet
Balada flamenca
Exposition photographique de Jean-Louis DUZERT
Musée DESPIAU-WLERICK, salle DUBALEN
Du 4 au 29 juillet 2011
Livre : « BALADA FLAMENCA » Editions de l’ Atelier In 8 (Parution : automne 2011)
Vies sur scène
Comme il existe des monstres sacrés dans le monde du flamenco, il y a aussi des figures incontournables dans celui de la photographie flamenca, parmi lesquelles Jean-Louis Duzert, dit Loulou.
On le croise dans tous les grands festivals de flamenco en France et en Espagne : un homme enthousiaste et particulièrement généreux. Tous les artistes et directeurs de festival le portent dans leur cœur. Loulou est l’ une des signatures françaises de la photo flamenca. Son objectif a croisé les plus grands artistes et les plus grandes promesses. C’ est qu’ il a l’œil, Loulou ! Il sait détecter avec une intuition innée les futurs talents et « sentir » la scène. Les photographies de Rafaela Carrasco, Rocio Molina, María Pagés, Andres Marín, Israel Galván, Eva La Yerbabuena, Manuel Molina… illuminent les murs.
En tant que photographe, on peut se fier à son œil, il suffit de le regarder après chaque spectacle : Loulou est un ultra sensible. Après tant de clichés, son obturateur saisit chaque mouvement avec la même fraicheur, comme pour la première fois. Quand il « shoote », il vit l’ autre dimension, celle qui l’ entraîne dans ses émotions. Il rit, il bougonne, il s’ inquiète, il se réjouit, et parfois cache une larme en baissant le regard, comme à la fin du concert de Dorantes et Esperanza Fernández. Merci, Loulou, de nous faire découvrir ce que ton œil a saisi : des artistes habités par leur art, le duende, mais aussi des portraits saisissants comme celui d’ El Cabrero chez lui, ou encore celui de Raquel Villegas à Sanlúcar de Barrameda. Ces quelques clichés intimes sont les plus émouvants, quand on sait que l’ exercice de « faire simple mais exact » est toujours un pari à haut risque. En effet, Loulou nous fait passer de l’ état de spectateur à celui d’ invité privilégié, captant un instant de vérité, comme ce cliché des guitaristes répétant dans un couloir, ou cette procession qui parcoure le chemin d’ El Rocío. Toutes ces photographies en noir et blanc ajoutent au flamenco un peu de dramaturgie et transmettent le feu sacré.
Cette exposition, qui fait la part belle à la scène flamenca, nous offre un large éventail de photographies figurant toutes dans son livre à paraître l’automne 2011. Mais nous espérons découvrir prochainement un peu plus de ces fameux portraits naturels. Nous présumons que Loulou nous réserve encore des trésors, et mon petit doigt m’ a dit que …
Muriel Mairet
Photos : Jean-Louis Duzert / Editions de l’ Atelier In 8
Photo : Muriel Mairet
Benjamin Flao « Mauvais garçons – Soleá »
Textes : Christophe Dabitch
Deux tomes parus en automne 2009 aux Editions Futuropolis
Scènes de vie
Né à Nantes en 1975, Benjamin Flao se passionne très tôt pour le dessin (plusieurs membres de sa famille dessinent autour de lui). Il rêve au gré des illustrations de romans d’ aventures de Pierre Joubert, puis de Franquin et de son Gaston Lagaffe, dont il recopie les dessins. Il s’ ennuie vite sur les bancs de l’ école, et, à quatorze ans, il part étudier pendant deux ans les arts graphiques à l’ Ecole d’ Arts de Saint-Luc de Tournai en Belgique, puis s’ installe à Nantes pour suivre les cours de l’ Ecole de graphisme publicitaire. Il rejoint ensuite l’ Ecole Emile Cohl à Lyon pour compléter ses études en matière de BD.
A la suite d’ un tour du Burkina Faso en moto avec ses copains en 1999, il se passionne pour les voyages et découvre sa vocation de peintre - voyageur. Il publie son premier carnet de voyages, « Carnet de Sibérie », pour lequel il reçoit en 2003 le prix Lonely Planet de la Biennale du Carnet de Voyage de Clermont - Ferrand.
En 2007 il collabore avec le scénariste Christophe Dabitch sur l’ album « La ligne de fuite », consacré à Arthur Rimbaud. Une amitié très forte les réunit de nouveau pour une autre proposition de Christophe : « Mauvais garçon – Soleá ». Il invite Benjamin à travailler sur le récit d’ une histoire très personnelle, celle de son amitié avec deux musiciens, Manuel et Benito. Même si Benjamin n’ a pas vécu cette aventure, il relève le défi, suivant son instinct. Un autre défi fut de donner une dimension musicale aux planches, car cette histoire s’ inscrit dans le monde du flamenco. Il s’ agit donc de vivre ses états d’ âme. Benjamin se nourrit de musique flamenca, remarquant les silences et repensant à Paul Klee et Kandinsky qui avaient fait le travail inverse : ils cherchaient la musique à partir de l’ image. Puis il suit son inspiration : « Il y a une forme de musique dans le simple fait de mettre un trait noir au milieu d ’une page blanche. C’ est une percée dans une plage silencieuse. Y mettre un bruit, c’ est musical ».
Il reconnait que lors de séances de dessin « live » (dessinant pendant un concert), il ne choisit pas, ne prépare pas de modèle ni de structure, mais se laisse porter jusqu’ au bout par les artistes et la musique. La passion des voyages (Erythrée, Kenya…) et son attirance pour la musique tzigane participent à sa faculté de saisir l’ instant au bout de son crayon. Benjamin est un passionné des hommes et de la vie : « Benjamin Flao est un « homme - crayon », dit de lui le peintre Gildas Flahault, son oncle. C’ est un curieux qui adore les nouveaux projets, l’ insolite, les rencontres auxquelles il croit profondément. Il aime toutes celles qui ne sont pas mises en scène. Il aime la vie tout simplement, prenant soin de la contempler. Il rejoint ainsi les univers de Sorolla (« Le retour de la pêche », « Soleil du matin »...), ou de Caillebotte (« Les raboteurs »...) – qu’ il admire, entre autres - qui s’ intéressaient aux scènes quotidiennes des classes modestes.
Sorolla : Le retour de la pêche
Caillebotte : Les raboteurs
Benjamin signe un travail bichrome, en noir ou gris foncé, où l’ humilité du trait, le point discret, les courbes dansantes, l’ accent renforcé des ombres sont les quelques composantes d’ un style rempli d’ humanité. Ainsi, le spectateur vit les choses à travers son dessin, se laisse embarquer par ces « planches de vie ». Les personnages ont des cernes, leurs vêtements ont une âme, il ne fait pas toujours beau, des détails de la vie quotidienne laissent échapper des sons, comme si nous n’ avions plus qu’ à ouvrir la fenêtre…
L’écriture du récit de « Soleá » est très séquencée, comme un scénario de cinéma. Les deux auteurs décident ensemble de rester dans un univers narratif. Les dialogues sont justes, mélange de bonheurs et de drames, contrastes de générations, blessures morales et physiques…
Le découpage fait penser aux « story – bords » des films (dessins préparant les cadrages, précisant la position des personnages, les valeurs de cadre et les mouvements de caméra).
Les autres planches sont le fruit du séjour de Benjamin en résidence au Festival Arte Flamenco 2010. Plusieurs photographies de Jean - Louis Duzert l’ ont inspiré.
Les camaïeux d’ orange ou de brun nous rappellent l’ univers de Sylvain Chaumet (« L’ illusionniste » « Les triplettes de Belleville »). S’ agit - il d’une empreinte de l’ « Ecole belge » ? L’ ocre rencontre sa couleur complémentaire le bleu, l’ encre de chine brille sur les rouges ; c’ est un tourbillon de pigments ! L’ image est chargée d’ éléments, elle se compose parfois d ’un jeu de plans ou de « splits » (plusieurs actions simultanées). Ici, Benjamin a laissé exploser son énergie et son ressenti sur le flamenco ; une sensation de débordement euphorique.
Sur le sol du lieu de l’ exposition, des letras inscrites sur des pages blanches cerclées de terre ocre andalouse : elles font le lien entre les deux tendances des planches et nous bouleversent…
¡Qué duende tiene este lápiz !
Muriel Mairet
Dessins en couleur : copyright Benjamin Flao
Planches en noir et blanc : copyright Flao / Derbitch – Editions Futuropolis
Danzaora
Danse et chorégraphie : Rocío Molina
Guitare : Eduardo Trassierra
Chant : José Ángel Carmona
Compás y palmas : José Manuel Ramos « El Oruco » - Miguel Ángel Ramos « El Rubio »
Direction des lumières : Rubén Camacho
Los latidos de Rocío
Inauguré le 7 avril dernier à Logroño et première française au Festival Arte Flamenco, ce spectacle qui envouta le public du Café Cantante, s’ inscrit logiquement dans l’ évolution des créations de Rocío Molina. En effet, après les tendances modernistes exprimées dès la mise en scène d’ « Oro viejo », puis clairement affirmées dans « Cuando las piedras vuelen », « Danzaora » nous a offert une création extrêmement travaillée et taillée comme une pierre précieuse, tel un diamant noir…
Son premier baile, accompagné uniquement de palmas, présente son intention principale, qui forme le fil conducteur du spectacle : un travail sonore exceptionnel qui se situe au - delà des performances techniques et physiques que nous lui connaissions déjà. Chaque baile suivant est accompagné d’ un « accessoire sonore » dont Rocio tire l’ essence de chaque chorégraphie : un effet de « reverb » soit une forme d’ écho au volume décroissant (on repense ainsi au travail de son percussionniste Sergio López sur « Oro viejo » lors du baile final de la Tortura, où les sons des percussions se bouclaient les uns sur les autres), un petit tambourin, une base de bois sur lequel se joue un Jaleo ensorcelé en duo de mains avec l’ un de ses musiciens, une baguette rectangulaire rouge. La diversité des palos (Tango, Jaleo, Siguiriya…entre autres), marque le concept d’ esprit rythmique contrasté de cette création. Le baile se structure autour de variations de palmas, de pitos et de mouvements vifs (quelques mouvements de corps empruntés à « Oro viejo », ouverture et Tortura ), créant un dialogue sonore, fruit d’ un travail de percussionniste.
Le baile lui – même est tout en contraste, mis en valeur par le choix de costumes composés d’ échantillons de noirs : noirs brillants, mats, transparents, àtour à tour masculins, féminins, ou les deux à la fois (le pantalon – tablier, le corsaire, le corsaire avec châle, la jupe). Les costumes uniquement noirs, aux lignes sobres et épurées (des coupes parfois monastiques), ne laissant découvrir que les mains, le visage et les demi - jambes de la danseuse ; suppriment toute référence aux codes vestimentaires classiques du flamenco, et mettent l’ accent sur la féminité, la grâce et l’ élégance absolue. Ces noirs rappellent l’ œuvre du peintre Soulage, à l’ exemple de la jupe de la Siguiriya, les éclairages soulignant le relief graphique du tissu noir.
Les lumières conçues par Rubén Camacho sont travaillées subtilement, et font référence aux portraits réalisés par le photographe allemand Paul - Albert Horst dans les années 1930. Composées d’ un jeu de contre - jours délicats, elles accentuent les contours du corps de la danseuse mais servent aussi la mise en scène : quand Rocío joue du tambourin, elle semble jouer avec une petite lune éclairée en transparence.
Ces variations sur le noir et ces lumières lunaires nous ramènent également à l’univers de García Lorca.
La prestation admirable des musiciens et du chanteur José Ángel Carmona, nouveaux venus dans l’ entourage de la bailaora, est limitée au trio « classique » - voix, guitare et palmas. Un retour donc aux fondamentaux instrumentaux, simplicité rimant avec excellence, mais aussi un retour à l’ essence et aux sens, notamment séduits par la mandoline d’ Eduardo Trassierra, dont les notes séfarades nous transportent dans un passé lointain. Un voyage qui rappelle aussi celui de la mandoline d’ « Apertura », de Roque Baños, auteur de la bande originale de « Salomé » de Carlos Saura.
Ce mélange de temps modernes et de temps anciens est inscrit dans les accessoires de la bailaora : le tambourin, le bracelet oriental, le châle sur les hanches fermé par un bijou, la montre pendentif.
Après la mort - renaissance de l’ artiste dans « Cuando las piedras vuelen », Rocío signe ici une création graphiquement sonore et visuelle, dans laquelle l’ énergie du baile se déploie pour envoûter le public et provoquer un coup de foudre instantané. Les trois rappels et « standing ovations » prolongèrent los latidos de Rocío - les battements du cœur de Rocío.
Muriel Mairet
Photos : Muriel Mairet
Entretien avec María Pagés
Interview réalisée en collaboration avec Isabelle Jacq, journaliste.
Muriel Mairet et Isabelle Jacq : Le spectacle a débuté avec une chorégraphie empruntée à celle de « Era una Rosa », tirée du poème de José Saramago dans ton spectacle « Sevilla »…
María Pagés : Le costume est le même, c’ est vrai. Il y a quelques mouvements identiques, en effet, mais la chorégraphie a été montée sur un poème que j’ ai écrit pour célébrer les vingt ans de la compagnie. José Saramago est pour moi la racine de la poésie. J’ ai eu la chance de le connaître, et son amitié a eu beaucoup d’ influence sur moi, sur ma sensibilité, mon inspiration… Il m’a transmis les petites choses de la vie…
Le titre du spectacle « Mirada », est - ce ton regard sur toi - même ou sur le monde du flamenco ?
C’ est un regard sur la vie, sur la trajectoire, sur le chemin que j’ ai parcouru et sur celui auquel j’ aspire.
Toute la diversité musicale du spectacle (flamenco, opéra, jazz, gospel) reflète des choses que j’ ai déjà faites avant. Comme le son de la radio, qui donne un effet nostalgique : pendant dix minutes on entend Camarón, Tom Waits… : ce sont des artistes que l’ on entendait déjà sur mes spectacles passés.
Il y a beaucoup de contenus, pas seulement en référence aux vingt années passées ; c’ est aussi une manière de se confronter au futur. Il y a plusieurs références aux poètes, au monde du cinéma, à la façon de raconter les choses…En fait, c’ est comme une promenade. Je sors de la maison, je vais me
promener, je prends l’ autobus, puis je me rends ailleurs, pour fêter un anniversaire, les vingt ans. C’ est une promenade, une idée simple. Une promenade pendant laquelle beaucoup de choses se passent.
C’ est la première fois que tu travailles à ce point le son, comme une bande sonore de film. Il y a beaucoup d’ effets (on entend la rue, une porte, une sonnette, la circulation...) : comme une vraie mise en scène sonore.
Parce que la rue, c’ est la vie. On entend les grillons, que j’ adore, tous les sons quotidiens : le portable, les enfants qui jouent, les oiseaux. Des choses simples.
J’ ai d’ abord pensé : comment vais - je raconter ces vingt ans ? De là m’ est venue l’ idée de la promenade…
Oui, quelque chose de fluide, comme au cinéma. S’ agit - il d’ un souvenir de ta collaboration avec Carlos Saura ? Une structure linéaire, était - ce quelque chose que tu voulais travailler ?
C’ est sorti comme çà… Je pense qu’ au cinéma, c’ est très courant de faire appel au flashback. Ce spectacle en est un aussi, mais qui regarde vers l’ avenir. Dans ce travail, il y a beaucoup de nouvelles expériences. Je sais que le public ne peut pas se rendre compte de tout, et de tous les risques qui ont été pris, mais il y en a beaucoup. Je suis contente d’ avoir monté ce projet pour tenter ces expériences, ces détails, ces recherches qui peut - être seront le point de départ d’ autre chose, que je développerai plus tard…C’ est ma préoccupation d’ aujourd’ hui. Je passe de bons moments avec tous les gens qui travaillent avec moi, je me sens bien physiquement et moralement, et j’ ai envie de faire beaucoup de choses, d’ apprendre, de faire des recherches, et d’ analyser tout ça. Quand la compagnie termine la représentation, nous sommes littéralement morts ; parce c’ est très intense, même si avec un thème comme la promenade tout est censé être calme et tranquille… C’ est d’une telle intensité…
Au début, tout le monde pensait faire une compilation des hits de la compagnie. Mais j’ ai résisté, je ne voulais pas recompiler, répéter. Il n’ y a que ces dix minutes de flashback, le reste est original. Je voulais tenter d’ autres choses puisque je suis entourée de Ruven qui est un compositeur de flamenco d’ une grande sensibilité, que je n’ ai pas rencontrée ailleurs, de chanteurs que j’ adore…
Il y a beaucoup d’ expérimentations dans ce spectacle, dans la façon de raconter cette promenade qui commence, s’ interrompt et reprend. Cette construction, c’ est comme le chemin d’une rue. Le Garrotín (le premier baile que j’ ai dansé quand j’ étais petite), la Milonga, la Siguiriya del Olivo…, tout cela, c’ est la mythologie : Athénée (quand on me l’ a racontée, la première fois, je croyais qu’ Athénée était une danseuse !) ; García Lorca, pour rendre un hommage à sa poésie et le remercier - il représente tellement pour les espagnols, c’ était un homme si généreux… il y a tout un bloc du spectacle qui lui est dédié, dont la séquence avec la lune puisque ce mot est celui qu’ il utilisait le plus dans sa poésie et qu’ elle y était omniprésente ; Camarón, parce que c’ est un mythe pour nous - il devait figurer dans ce spectacle d’ une manière ou d’ une autre. Camarón est aussi un symbole pour nous.
Les gens meurent, les vivants s’ en souviennent, puis avec le temps leur souvenir s’ efface. Leur rendre hommage, c’ est les remercier pour ce qu’ ils nous ont donné, et ne pas les laisser tomber dans l’ oubli.
Quelle relation as - tu avec le cante quand tu danses ?
Le chant, c’ est le cœur, les battements du coeur. C’ est ce qui te donne l’ impulsion. Tu danses sur le chant. C’ est lui qui est né le premier dans l’ art du flamenco. C’ est l’ appel qui te donne la lumière, la chaleur, qui te fait bouger. C’ est pour cette raison que j’ ai souhaité que les musiciens soient au centre de la scène dans le Fandango. Ils sont toujours derrière d’ habitude, et là, j’ ai décidé que nous allions tous danser pour eux.
Quelle est ta trajectoire actuelle ? Comment définirais - tu ce qui a changé ? Ton baile a – t’ il changé, par exemple ?
Je crois que tout est toujours en transformation. Je ne crois pas que tout ait changé maintenant, ni que tout soit différent. La vie est une transformation, tout le monde change, personne ne ressemble à ce qu’ il était hier.
Ce que j’ essaye de faire à chaque fois un peu plus, c’ est de concilier ce que représentent la vie et la danse pour moi. Je sais que chacun fait partie de ma vie, mais je sens que ces deux éléments sont de plus en plus liés en moi, en transformation perpétuelle. C’ est le résultat de toutes ces années, et je continuerai à changer. La maturité te donne la connaissance pour comprendre ce qui se passe.
Et plus de sérénité ?
Oui, exactement. Et cela valorise ce que je détiens aussi. Je suis heureuse aujourd’ hui, ça je peux vraiment le dire en ce moment. Je suis très heureuse parce que j’ apprécie ce que j’ ai - combien de fois n’ apprécions nous pas assez
les choses, quand nous oublions ce qui a de la valeur ? Je suis entourée d’ une équipe géniale, et j’ y accorde beaucoup d’ importance. Leur disponibilité, leur enthousiasme... Je suis en mesure de leur transmettre aussi le mien, et eux me le donnent en retour. Leur générosité... Je me réjouis de toutes ces choses. Je suis heureuse et je crois que cela se voit dans « Mirada ».
La construction de ce spectacle est très différente de celle des précédents. Tu nous parles de ces expérimentations. Est - ce le fruit de tes collaborations antérieures, au cours de ces vingt dernières années ?
Je pense que nous sommes le fruit de nos rencontres.
Par exemple, ton travail avec Larbi (Sidi Larbi Cherkaoui) t’ a – t’ il donné une impulsion supplémentaire pour prendre des risques ?
Bien sûr. Figure - toi qu’ il y a deux semaines, je regardais une chorégraphie de lui. Il m’ a dit : « Maria je vais t’ expliquer ; çà, j’ y ai réfléchi en raison d’ un mouvement que tu as fait. J’ ai mis un son de rythmes sur une danseuse qui est sur la pointe des pieds, parce que je pensais à toi ». La vie, ce sont seulement des rencontres. Ce sont les échanges sociaux, c’ est cette impulsion que nous avons en nous. Larbi m’ a tellement donné, et ce fut réciproque, tant dans la période de montage que sur scène. De telles rencontres te laissent une empreinte et t’ influencent. Mes rencontres avec Antonio Gades et Milagros Mengíbar ont laissé des traces. Même chose pour Israël Galván - quel bonheur de le voir, ou encore Rocío Molina. Toutes ces rencontres, quelle joie ! Elles t’ apportent toujours pleins de choses, c’ est çà la vie. Tu apprends tout le temps, jusqu’ au dernier souffle. Heureusement, sinon que ennui ! J’ adore apprendre. Je dis toujours que je ne suis pas une bonne maestra, mais une bonne élève !
Quel mot te définirait le mieux ?
Je ne sais pas… Enfin, ce que je disais toute à l’heure… La rencontre perpétuelle.
Propos recueillis par Muriel Mairet
Photos : Muriel Mairet
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