Juan Moneo "El Torta" : "Momentos" / Manuel Moneo : "Testimonios"

mardi 22 janvier 2008 par Louis-Julien Nicolaou

Juan Moneo "El Torta" : "Momentos" / Juglar Records (2007)

Manuel Moneo : "Testimonios" / Fonoruz (2007)

Le flamenco compte parmi les arts que les clichés rabâchés par le journalisme et les déformations de la vision folklorique ont opacifié avec la plus remarquable pugnacité. Risquons pourtant un registre sémantique rebattu pour affirmer que, des cantaores actuels, El Torta est sans nul doute l’un des plus incandescents. Ce terme lui colle en effet à la peau pour deux raisons : la folle intensité de son chant et la légende noire qui l’entoure. El Torta passe pour un être fruste et peu à l’aise avec les mots mais habité d’une foi profonde pour le cante. Comme tant de flamencos de sa génération, cette passion l’a autrefois entraîné dans les affres de la drogue. Depuis une dizaine d’années, on ne le voyait plus en studio et guère plus sur scène. On le disait alors à la limite de la folie. Lui-même se considère d’ailleurs aujourd’hui comme un ressuscité et, arborant sur sa poitrine une large croix en bois, il affirme laconiquement à qui veut l’entendre avoir achevé sa saison en enfer. Pour ses auditeurs," Momentos" s’offre donc comme une expérience risquée. Celui qui dit être nouvellement né dans le berceau évangélique aura-t-il su préserver la sauvagerie insensée de son chant ?

La première Bulería du disque s’avère un peu décevante : une voix enrouée et rocailleuse dont la puissance paraît singulièrement diminuée, des coplas déjà enregistrées sur" Colores morenos", l’affaire semble entendue et l’on sent que ce disque ne sera pas à la hauteur de notre excitation. Quelques applaudissements nous rappelant que la majeure partie des enregistrements proviennent de petits concerts, on opte cependant pour plus d’indulgence. Mais les Tangos qui suivent ne nous satisfont guère plus, même si l’apaisement de la voix leur convient mieux. Ce n’est qu’avec les cantes por Soleá que nous recevons une gifle comme seul le flamenco peut nous en donner. El Torta entre alors vraiment dans le vif du sujet. Maîtrisant superbement ses intensités, ses silences et ses jaillissements, la voix retrouve sa sincérité et, avec une fière ignorance de la fioriture, vibre de toute sa noirceur. Après ce morceau où El Torta atteint le meilleur de lui-même, le disque enchaîne quelques perles du même acabit por Siguiriyas, por Alegrías, por Malagueñas et por Tarantos. Sans user de réverbération excessive, de virtuosité inutile ou de sorties vers des tonalités étrangères, le chant s’y révèle assuré, parfaitement maîtrisé tout en restant sur une ligne de fêlure et de danger qui menace toujours de le rompre. Cette fois encore, El Torta n’use pas de tricheries et ne fait pas de chichis. Si l’homme a su trouver une sérénité dans la religion, son cante n’en a pas été affecté. Constamment profond, il sait comme nul autre habiller de gravité les cantes de Levante et de fatalité tragique les cantes grandes. Rien que de très traditionnel par ailleurs, mais tellement individualisé que ces douloureuses mélodies si souvent entendues paraissent réinventées. Ce curieux processus, n’est-il pas d’ailleurs constitutif par essence de l’instant flamenco ? Cette conviction semble en tout cas être à la source de la démarche artistique toute empreinte de vérité d’ El Torta.

Beaucoup de productions actuelles sont d’une grande qualité et rehaussent le niveau des disques de la fin des années 90. C’est un immense plaisir de constater que cette amélioration a permis l’éclosion de ce beau disque très respectueux de la tradition (l’incontournable Rumba accrocheuse est restée au placard) et d’un son irréprochable. Quel que soit l’avenir qui attend le cantaor, cette œuvre nous semble lui avoir définitivement gagné sa place parmi les plus grands.

Manuel Moneo : "Testimonios"

Comme son frère El Torta, Manuel Moneo a choisi pour ce nouvel album des titres enregistrés en public dans différentes petites salles d’Andalousie. Mais la production en est malheureusement beaucoup moins soignée. Sur les neuf morceaux que compte le disque, quatre pourraient en effet dater des années 50. Vraisemblablement enregistrés depuis le public, ils comportent du souffle et n’ont été ni remixés ni passés en stéréo. Quant à la dernière Bulería, elle semble n’être qu’une démo probablement enregistrée dans le studio personnel de Moraíto sans être ensuite passée entre les mains d’un ingénieur du son. Même sur les pistes les plus audibles, de malencontreux ajouts de réverbération sur la voix, une guitare parfois légèrement saturée et divers bruits tels que des grincements de chaise ou des reniflements viennent parasiter l’écoute.

Ces défauts suffiront probablement à en décider plus d’un à négliger ce disque. Ce serait pourtant regrettable. Car l’amateurisme de l’enregistrement ne masque pas l’essentiel, à savoir le cante antiguo et dépouillé de Moneo, malgré tout restitué avec une indéniable authenticité. Le seul accompagnement étant assuré par les guitares de Moraíto, Antonio Jero et Juan Moneo, c’est lui qui occupe tout l’espace sonore de ses mélismes. Il en résulte une certaine aridité qui ne rebutera pas les amateurs de cante jondo. Ils apprécieront sûrement le bouleversant Martinete, les lenteurs ondulatoires de la Siguiriya et la Bulería "para escuchar" (équivalent de la Soleá por Bulería) dont Moneo est un spécialiste. On y retrouve parfois certains accents de Manuel Sordera ou de Terremoto de Jerez, mais avec beaucoup plus de mesure et moins de fougue, le chanteur étant parfois comme muselé par son trop grand respect de la tradition.

Inutile de le nier, malgré l’admiration qu’il inspire, le chant ne comble pas suffisamment à nos yeux toutes les lacunes de ce disque à la production bâclée qui souffre de la comparaison avec celui d’El Torta.

Louis-Julien Nicolaou





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