Entretien avec Joselito Acedo

jeudi 23 mai 2019 par Claude Worms

Entretien réalisé le 11 avril 2019, quelques heures avant le concert du groupe de Joselito Acedo au Centre Culturel Henri Desbals, dans le cadre du XVIIIe Festival Flamenco de Toulouse (Andando).

Flamencoweb : comment te sens-tu quand tu joues à Toulouse ?

Joselito Acedo : je garde de très beaux souvenirs de Toulouse… et de la France en général, parce que mes parents ont des amis français qui venaient souvent chez nous, à Triana, alors que j’étais encore enfant. Chantal ("La Trianera". NDR) est une amie de longue date de ma mère, elle fait partie de la famille. J’ai donc toujours eu conscience de l’intérêt des français pour le flamenco. Plus tard, j’ai commencé à travailler en France avec de nombreux artistes. Je suis venu pour la première fois à Toulouse avec Alba Molina, il y a deux ans, et j’ai tout de suite été conquis. D’abord, c’est l’une des villes de France où je me sens bien. Et puis… il y a le festival (rires). C’est un festival très particulier, on y est comme en famille. Je suis enchanté par le travail de l’équipe qui l’organise, par la manière dont nous sommes reçus. María Luisa (Sotoca Cuesta. NDR) et Pascal (Guyon. NDR) sont très chaleureux et respectueux de notre travail, ils font tout pour que nous nous sentions comme chez nous, et je crois que ça se sent ensuite sur scène pendant les spectacles. Et puis, il y a deux ans (lors du concert avec Alba Molina : Alba Molina canta a Lole y Manuel. NDR), quand nous avons dîné ensemble, je ne savais pas que tu étais Claude, celui dont j’ai chez moi un tas de partitions, et ça m’a permis de te connaître… (rires). En plus, j’ai l’impression que Toulouse est une ville très flamenca. Le public est très "chaud", et il "sait". C’est un public d’aficionados.

FW : je pense que c’est aussi le résultat du travail éducatif à long terme mené par le festival. Les gens lui font confiance. Même s’ils ne connaissent pas les artistes qui sont programmés, ils viennent parce qu’ils sont sûrs de leur qualité, puisqu’ils ont été choisis par les organisateurs.

J.A. : bien sûr ! En plus, c’est un festival qui ne programme pas que de la danse. Il y a toujours des concerts de chant, de guitare. Par exemple, je sais que Parrilla de Jerez a joué ici, ce qui est rare. C’est une idée que ne pouvaient avoir que des programmateurs qui aiment vraiment le flamenco. Et à partir de là, évidemment… "es una maravilla". C’est aussi l’un des rares festivals qui n’hésitent pas à engager de jeunes artistes, sur des coups de cœur.

FW : comment as-tu conçu le spectacle de ce soir ?

J.A. : nous avons commencé à en parler juste après le concert avec Alba. Nous avions un peu tourné en France, et María Luisa me connaissait déjà avant le spectacle "Alba Molina canta a Lole y Manuel". Elle avait écouté le disque que j’ai enregistré il y a trois ans ("Andando". NDR), elle est venue à Séville pour me voir jouer, et nous avons décidé ensemble de travailler à un concert autour du programme de cet album.

FW : est-ce difficile de passer du studio au live ? Tu ne disposes pas du même groupe, des mêmes invités…

J.A. : les compositions sont identiques, mais j’ai dû modifier certains arrangements. Pour les passages à deux guitares, j’ai conservé les parties de la première guitare, et j’ai adapté les lignes de la seconde pour une basse. Evidemment, comme je ne dispose que d’un chanteur, j’ai réduit un peu certaines pièces pour lesquelles j’avais invité plusieurs cantaores sur l’album, par exemple les bulerías "Coherlos ahí" avec Remedios Amaya, Pedro el Granaíno etc. Si nous avions disposé d’un budget illimité (rires), je serais venu avec tous les musiciens du disque… ils auraient tous été ravis de venir à Toulouse. Mais finalement, il n’y a pas tant de différences entre les versions du disque et celles du concert. Le passage au live" est même stimulant, non seulement parce que tu échanges avec le public, mais aussi parce que ça te force à te concentrer sur ce que tu juges essentiel dans tes compositions.

FW : et pour la danse… ?

J.A. : c’est indépendant du disque. María Moreno, ma compagne, est dans une phase très positive de sa carrière, avec le "Giraldillo Revelación" pour la danse qui lui a été décerné lors de la dernière Biennale de Séville. Nous avons collaboré pour un spectacle ("Alas de recuerdo". NDR) dans lequel elle danse sur la rondeña de mon album, "Triana". Quand María Luisa m’a dit qu’elle souhaitait inclure le baile dans mon spectacle, j’ai naturellement tout de suite pensé à María. Elle a monté une chorégraphie sur ma soleá por bulería, "Soleá del silencio", et j’ai composé une musique de scène pour un baile por taranto de son répertoire.

Photo : Maguy Naïmi

FW : je sais que tu est un passionné de "toque antiguo", ce qui est rare pour un guitariste de ta génération…

J.A. : ce goût me vient de mon père, José Acedo, qui est aussi mon premier maître. Il aime autant la guitare flamenca contemporaine que celle de la première moitié du XXe siècle. Dans mon enfance, à la maison, nous écoutions aussi bien Enrique de Melchor que Niño Ricardo, mais aussi Andrés Segovia, Miles Davis, Bill Evans ou Ralph Towner. A l’époque, tout ça faisait partie de ma vie quotidienne, et je ne faisais aucune différence entre un style et un autre. Pour moi, c’étaient les disques de mon père. Et j’ai continué : j’écoute Manolo de Badajoz, Weather Report, Jaco Pastorius… et "aquí mételo todo". Et donc, chez moi, j’ai toujours baigné aussi dans le "toque antiguo". De plus, mon oncle, mon autre maître (Rafael Riqueni. NDR) est un inconditionnel de Niño Ricardo, qui est pour lui l’essence même de la guitare sévillane, comme un nectar. Ce genre de choses (il joue une falseta por soleá de Niño Ricardo) te rappelle forcément ce qu’est Séville. Donc, je dois mon amour du "toque antiguo" à mon père, à mon oncle… à mon grand-père maternel également. Lui, il travaillait au Guajiro. Ma grand-mère était la nièce du propriétaire de l’ancien cortijo El Guajiro, par où sont passés tous les "grands" de l’époque (Alan Lomax y a réalisé des enregistrements de terrain en septembre 1952. Cf, l’article de Patrice Champarou : Alan Lomax en Andalousie). Mais évidemment, je suis de ma génération, et j’admire tout autant Paco de Lucía, Tomatito, Vicente Amigo etc.

FW : c’est sans doute pourquoi tu réussis dans tes compositions à passer sans rupture de séquences harmoniques propres au jazz aux "posturas" traditionnelles du toque, de Bill Evans à Manolo de Badajoz, par exemple – ce qui répond d’ailleurs, de manière beaucoup plus probante que tous les discours, aux querelles absurdes sur l’"authenticité", la "pureza" etc. Comme tu le disais précédemment, Rafael Riqueni ou Niño Ricardo, c’est la même musique…

J.A. : je suis heureux que tu me dises cela, car l’un de mes défis a toujours été de composer en faisant feu de tout bois, à partir de tout ce que j’ai écouté, de tout ce que j’ai appris, sans que l’on perçoive dans ma musique des ruptures ou des chocs stylistiques. Pourvu que tout ce que je joue soit fluide, que tout « coule » naturellement, peu importe que le matériel soit ancien ou contemporain. Le "toque antiguo" est toujours là dans mes compositions, même s’il n’y apparaît pas textuellement.

FW : ton groupe est très homogène et équilibré. Dans vos arrangements, rien ne semble laissé au hasard. Le moindre contrechant, la moindre ligne de basse sont à leur juste place, sans démonstration gratuite de virtuosité…

J.A. : les choses sont en train de changer, mais pendant longtemps, les instruments ont été utilisés dans le flamenco de manière anecdotique, deux notes de violon par ci, un accompagnement de basse par là, sans qu’on en voit toujours bien l’intérêt. Bien sûr, il y a des exception : par exemple la colombiana "Monasterio de sal" de Paco de Lucía, où la basse sonne comme une véritable seconde guitare, en contrepoint. Mon idée est que si tu ajoutes un instrument à une composition flamenca, ou d’ailleurs quel que soit le genre musical, il faut qu’il contribue vraiment à une conception globale, comme une conversation musicale entre toutes les composantes du groupe. Il ne s’agit pas d’ajouter un instrument, puis un autre etc. … à chacun son solo et "a ver cómo sale". Il s’agit d’un groupe, où chacun doit apporter quelque chose d’unique à ses partenaires, et se fondre dans l’ensemble.

Photo : Fabien Ferrer / Festival Flamenco de Toulouse

FW : En tant que producteur, que recherches-tu ? Une production aussi proche que possible du live ? Ou bien considères-tu qu’un disque est un objet musical à part entière, qui peut et doit sonner très différemment du concert en direct ?

J.A. : ça dépend. Quand je travaille sur commande, je me plie à ce que souhaitent les artistes. Certains veulent une production millimétrée, et que tout soit très propre. D’autres privilégient le naturel et la spontanéité. Par exemple, pour le dernier disque de mon oncle Rafael Riqueni, "Parque de María Luisa", la production a nécessité un gros travail, parce qu’il n’avait pas enregistré depuis très longtemps. Il avait accumulé beaucoup d’idées musicales, qu’il fallait développer ou mettre en forme, mais il ne pouvait venir au studio que de temps en temps, quelques heures certains jours. Son précédent album datait d’une vingtaine d’années ("Alcázaz de cristal", Auvidis, 1996. NDR), et nous voulions que « Parque de María Luisa » soit une œuvre achevée, impeccable sur le plan de la production et en même temps que "la guitarra suena a guitarra". Quand je travaille pour d’autres musiciens, j’essaye toujours de mettre en valeur leur personnalité, le côté humain. C’est parfois difficile, parce qu’au moment où des artistes enregistrent tel ou tel disque, ils sont parfois déjà passés à une autre phase de leur carrière, de leur évolution musicale etc.

Pour mes propres enregistrements, je recherche de plus en plus un son naturel, un "toque de madera". Chaque guitare sonne de manière unique, en fonction des bois, de l’art du luthier qui l’a construite, et du guitariste qui la joue. C’est cela que l’on doit entendre. Pour moi, le plus moderne en ce moment, c’est encore un bon "toque antiguo", avec une bonne "guitarra antigua" bien jouée, et enregistrée avec tous les moyens techniques d’aujourd’hui. Un bon "toque antiguo" dans lequel tu peux mettre toutes les influences musicales actuelles qui t’intéressent et qui lui conviennent, c’est ça qui me semble hyper moderne.

FW : donc, pour ton prochain disque ("Triana D.F. Distrito Flamenco"), tu travailles dans cette direction… Des compositions personnelles avec des traits à l’ancienne, et guitare seule ?

J.A. : ce seront des compositions personnelles, mais toujours sur fond d’influences anciennes. "Siempre me acuerdo". Il y aura des palmas, des percussions pour quelques thèmes, peut-être un peu de chant, mais très peu, contrairement à mon disque précédent. Par contre, j’aimerais bien enregistrer la dernière pièce avec un quatuor à cordes, comme pour une sorte de coda de l’album. J’ai achevé toutes les compositions, "ahí están todas" (selon le geste de Joselito : je les ai dans la tête). Il reste à les enregistrer…

FW : à partir de quoi composes-tu : une séquence harmonique, un motif mélodique… ?

J.A. : Quelquefois, c’est une mélodie qui me trotte dans la tête. Je cherche à quel endroit du manche elle sonnera le mieux, puis je l’harmonise. Je la chante et je teste différentes solutions harmoniques. Mais, en général, j’entends à la fois le thème et son harmonisation, comme si les accords engendraient spontanément le motif mélodique, ou l’inverse. Et immédiatement, je visualise mentalement les positions correspondantes sur le manche, comme s’il s’agissait d’une portée – selon ce que je recherche, une couleur plus ou moins dure, ou sombre, ou nostalgique… (Joselito joue successivement des séries d’accords, sus2, 7M, m7/13…). Sauf si j’ai envie de reprendre une falseta traditionnelle que j’aime particulièrement. Je la retourne en tous sens pour voir comment la faire sonner différemment (il joue plusieurs fois la même phrase en changeant le phrasé, les positions etc.) J’ajoute une tierce, une sixte, des basses chromatiques etc.. Il peut aussi arriver que la meilleure solution soit encore de jouer "a cuerda pelá" (jeu monodique. NDR).

NB : deux ans après leur concert toulousain, Alba Molina et Joselito Acedo seront ce vendredi 23 mai à la Grande Halle de La Villette, pour un hommage à Lole y Manuel.

Propos recueillis par Claude Worms

Galerie sonore

"Triana" (rondeña)

"Triana" (rondeña) : composition et guitare, Joselito Acedo – extrait de l’album "Andando", Karonte, 2015.


"Triana" (rondeña)




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