samedi 22 janvier 2022 par Claude Worms
Entretien avec Pedro el Granaíno — Nîmes, XXXII Festival Flamenco, 15 janvier 2022.
Flamencoweb : Comment as-tu appris à chanter ?
Pedro el Granaíno : Elle est curieuse ta question. Le chant, ça ne s’apprend pas, on le porte en soi. Il naît en toi. Tu peux avoir toutes les bonnes dispositions qu’il faut pour chanter, il est évident que si tu n’étudies pas la base du chant pour te consacrer à lui en tant que professionnel, tu n’as aucun avenir. Ton avenir professionnel consiste à étudier le chant, à le faire avec constance. Si je commence à te raconter quand j’ai commencé à "dire le chant"… étant petit, j’ai toujours eu l’habitude de chanter en famille… de chanter, mais pas de façon professionnelle… Il y a une différence entre chanter dans une fête avec la famille, normalement, et monter sur une scène, te retrouver face à un public et en faire ton métier.
FW : Ton style vocal se base sur celui de Camarón, mais tu l’appliques aux compositions d’Enrique Morente. C’est difficile, mais finalement ça s’avère être un style musical très original
PG : Je n’avais pas prétendu à cela. Mais j’ai eu la chance, à onze ans, d’assister à un "mano a mano" entre Camarón et Enrique Morente aux Jardines Neptuno à Grenade. Je me rappelle que pour nous, les gitans, Camarón était – et il l’est toujours – notre idole. Les gens qui ne connaissaient pas Morente éprouvaient une certaine crainte. Ils se disaient : comment va-t-il chanter ce soir ? Et Camarón ? Attention, il est sur les terres de Morente, comment va-t- Il s’en sortir ? Il y avait cette crainte chez les aficionados "camaroneros", mais ce jour-là beaucoup sont ressortis en étant partisans de Morente. Pourquoi ? Parce que, en fait, il n’y eu aucune rivalité entre deux camarades, mais une belle entente. Je me rappelle qu’Enrique a chanté "Los Saeteros" entouré d’une vingtaine de musiciens. Après qu’il a chauffé l’ambiance, est arrivé Camarón qui s’est assis sur sa chaise et a dit simplement : "Bonsoir… je vais vous chanter une petite soleá et ensuite vous me demanderez ce que vous voudrez"… et ça a été génial ! On avait là deux titans… c’est encore gravé dans ma mémoire… et moi, sans le faire exprès je me suis retrouvé avec cette voix qui tend à être celle de Camarón, et cependant je garde en moi Enrique Morente. C’est un mélange un peu bizarre mais qui donne des résultats.
FW : Quand on t écoute on note d’autres influences, plus anciennes, Tomás Pavón, Manolo Caracol, El Chocolate…
PG : Nous, les chanteurs, nous devons étudier tous les autres chanteurs… pas copier, ça n’existe pas. Je l’ ai toujours dit : imiter, c’est une parodie, tu peux imiter un geste, une attitude, tu ne peux pas imiter une âme, l’âme de Camarón … impossible de l’ imiter, celle de Tomás Pavón, impossible de l’imiter. Et moi, bien que je sois "camaronero", je n’ai jamais prétendu avoir la coupe de cheveux de Camarón ou mettre la même veste que lui. Quand je ferme les yeux et que je pense à Enrique Morente, je contemple son âme… et elle, c’est impossible de l’imiter.
Certains artistes sont dans l’imitation, mais ils imitent le personnage, pas la voix. Il est impossible d’imiter qui que ce soit dans le flamenco. J’ai toujours dit qu’il fallait étudier tous les artistes. Moi, j’écoute Juan Valderrama, j’écoute Pepe Marchena, et Manuel Vallejo, et Manuel Torres. Tomás Pavón s’est imposé à moi d’une façon particulière. Je les écoute tous, mais quand j’écoute Tomás, je ressens quelque chose de différent, pas mieux ni pire, mais il me va différemment. Tomás entre en moi et me dit : "il y a une autre porte", pas seulement ce que j’avais déjà écouté. J’ai écouté El Chocolate. El Chocolate est peut-être le plus grand disciple de Tomás parmi les cantaores de sa génération, il est même encore plus profond que Tomás. El Chocolate résonne très fort en moi, mais pour étudier le chant, c’est pour moi plus facile d étudier Tomás. C’est la même chose avec Enrique Morente. Grâce à Enrique, j’ai étudié des chanteurs plus anciens. Par exemple, si je veux étudier l’art de Chacón, j’écoute Enrique Morente. Il me facilite les choses… pour atteindre Chacón, j’écoute Enrique. J’arrive à Chacón à travers lui, et c’est ma façon d’arriver à la base. C’est important d’étudier tout le monde. Ensuite tu dois composer avec ta propre voix, la connaître. Tu vas peut-être posséder le registre que tu ne pensais jamais pouvoir atteindre. Mais quand tu te mets à étudier, avec le temps, tu t’aperçois que ta "demie-voix" peut être celle d’une granaína de Manuel Vallejo... Juste ta demie voix ! Alors ta voix complète !...
FW : La dernière fois que nous t’avons vu, c’était lors d’un récital au théâtre Lope de Vega de Séville (Biennale 2018). Tu as chanté une longue suite (granaína de Vallejo / malagueña de Chacón / fandangos del Carbonerillo et d’Antonio Rengel abandolaos). Antonio de Patrocinio l’a accompagnée "por granaína". Comment avez-vous eu l’idée ? L’avez-vous répétée ensemble ? Ou bien, l’avais-tu déjà en tête et as-tu demandé à Patrocinio de trouver le bon accompagnement ?
PG : Oui, c’est ça, ça s’est fait comme ça. Antonio donnait le toque por granaina, et alors qu’il jouait avec le capodastre à la première case, c’est un fandango de Rengel qui s’imposait à moi ; quand le capodastre était à la deuxième case, ma tessiture appelait un autre type de fandango et… bon, si je chante ici la malagueña de Chacón… C’est pourquoi on dit que le flamenco est complètement inventé. Chacun y imprime sa personnalité et il n’y a pas deux chanteurs semblables. Parce que moi, je ressens les choses à ma façon.
Quand j’entends dire : "maintenant, en flamenco, tout le monde chante de la même manière", je pense que c’est exactement le contraire. Il y a toute une génération de chanteurs très étendue, et chacun chante à sa façon. Ce qu’il se passe, c’est que notre génération se base sur Camarón et Morente. Beaucoup de mes copains sont en train de découvrir Enrique, et même à travers moi. Beaucoup, écoutant la "Leyenda del tiempo" por tiento, étaient surpris et me demandaient : "mais c’est de qui ça ?". "C’est d’Enrique". "La ’Leyenda del Tiempo’ ?". "Oui, évidemment !. C est une version de la ’Leyenda del Tiempo’ qu’ Enrique a enregistrée". Ils étaient étonnés de l’apprendre.
FW : Tu as enregistré très peu, alors que tu donnes des concerts depuis longtemps ; tu préfères le direct à l’enregistrement en studio ?
PG : Si je chante une letra por siguiriya et que je la chante pour ma mère qui est décédée depuis trente ans… Tu peux chanter une letra de siguiriya en te rappelant ta mère, mais si elle est chez elle et qu’elle va bien, et que tu dois chanter des peines, les peines ne vont pas être les mêmes… en aucun cas. Tu peux te rappeler que dans le tiers monde il y a des enfants qui meurent de faim, mais tu ne le vis pas dans ta propre chair. On ne peut pas chanter la peine sur scène sans la ressentir. Si je chante les peines que je n’ai pas vécues, je les interprète, je ne les vis pas…
Je suis un chanteur de direct, et je n’aime pas m’écouter parce que je crois qu’on perd ce moment de magie. En écoutant ce moment, j’aurai déjà perdu toute une connexion avec le public, et avec mes camarades. Ce moment magique qui se trouve là, à cet endroit, il se vit là, à cet endroit. Enregistrer en studio, c’est un autre monde. J’ai eu la chance d’avoir enregistré quatre ou cinq fois avec de vrais pointures, et ma voix sonne merveilleusement bien, mais je préfère le direct. J’aime le public. Tu as le trac face au public. Un jour, tu es fatigué, ta voix ne répond pas et tu dois raccourcir, trouver une autre voie pour arriver à l’endroit voulu ; ça, c’est important aussi. Il y a des jours où tu es fatigué. Tu penses que tu ne vas pas y arriver, que tu ne peux pas passer par là, mais tu peux contourner pour y arriver. C’est ce qui rend ce jour si particulier, parce que tu devais monter jusque là… comme je me sens limité, je cherche… je fais "pim,pim pim" et j’arrive à l’endroit voulu… par un autre chemin, mais j’ai réussi…
FW : Dans ce concert au Lope de Vega, tu as chanté la fameuse siguiriya "de cierre" de Manuel Torres, mais tu l’as transformée en lui ajoutant une introduction qui annonce le long ayeo chanté plus loin dans la composition originale, ce qui produit un très bel effet d’écho. Ce genre d’idée, la travailles-tu à froid, ou te vient-elle comme ça quand tu te retrouves sur scène ?
PG : Parfois dans les loges on te dit : "il reste dix minutes". Moi, je me mets à prier. Je prie que Dieu me bénisse, bénisse le public et mes camarades, et pour qu’il y ait une communion entre nous tous. Mais une fois sur scène, il te vient des choses que tu n’as jamais essayées. Il y a quelque chose qui te dit : "ne fais pas ça", et tu ne sais plus ce que tu vas faire… C’est pour ça que le flamenco est si différent des autres musiques. C’est une musique qui vient du cœur. Tu peux avoir des schémas tout préparés et c’est bien normal… mais si ces choses-là n’arrivaient pas ce serait un peu…
Le concert d’aujourd’hui va être complètement différent parce que la personne qui m’accompagne (Salvador Gutiérrez — NDR) ne m’a jamais accompagné… et ça, déjà, ça va être différent. Ni meilleur, ni pire… différent, c’est moi qui te le dis.
Avec Patrocinio, quand quelque chose nous vient à l’esprit… : "tu as aimé ?" … et bien on doit le faire… d’accord on le fait". Il y a des choses qu’on a faites et qui sont restées lettre morte, et d’autres qu’on a utilisées.
FW : Au théâtre Lope de Vega, tu as chanté des soleares de Cádiz, de Triana… etc., mais les tessitures sont très différentes. Antonio de Patrocinio t’a aidé en modulant de "por medio" à "por arriba"…
PG : Moi, Antonio, je l’ai connu quand il accompagnait El Pele. Je suis allé à un concert d’El Pele pour écouter Antonio. J’aimais sa façon d’accompagner les soleares d’El Pele. Je suis descendu les saluer et Antonio a été surpris que j’aille le voir. Nous nous sommes à nouveau rencontrés dans un festival aux "Corrales" et depuis ce jour-là je ne l’ai plus lâché. En ce qui concerne les soleares, c’est très curieux. Il me dit : "Perico, quelle soleá vas-tu chanter ? Por medio ou por arriba ?" Moi, je lui réponds : "je ne sais pas, sans doute ’por arriba’". Mais comme je suis arrivé en scène très nerveux, je lui ai dit : "joue ’por medio’".
FW : Chanter à Nîmes représente quelque chose de spécial pour toi ?
PG Oui. J’ai entendu beaucoup de retours de mes camarades : "le festival de Nîmes, le festival de Nîmes… il faut que tu y ailles". Ils m’avaient appelé il y a deux ans mais ça a été annulé à cause de la pandémie. C’est une joie pour moi d’être ici, car c’est une référence pour tout chanteur qui se respecte de figurer dans un festival de cette importance.
Entretien réalisé par Claude Worms
Traduction : Maguy Naïmi
Photos : Théâtre de Nîmes / Sandy Korzekwa
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