dimanche 27 novembre 2016 par Claude Worms
A partir des années 1930, le compás de la bulería (ou plutôt les compases, car il en existe plusieurs - cf. la première partie de cet article) est définitivement codifié. Dès lors, la bulería se diversifie en styles plus ou moins nettement identifiables (Cádiz, Jerez, Málaga, Sevilla...) malgré de nombreux échanges de répertoires et de "manières vocales" entre cantaor(a)es professionnels.
Marvin Steel : "Por Bulerías"
I) ¡Vamos por bulería !
C’est à partir de la fin des années 1920 que l’on voit apparaître dans la discographie flamenca ce que nous avons nommé "compás standard" dans la première partie de cet article (Chapitre 1, exemple 3 et 4). Ce sont Niño Ricardo (1904 - 1972. Niño Ricardo) et Manolo de Huelva (1892 - 1976. Manolo de Huelva) qui, les premiers, l’utilisent régulièrement pour accompagner des cantaor(a)es, notamment La Niña de los Peines (1890 - 1969) pour le premier et Canalejas de Puerto Real (1905 - 1966) et Manuel Vallejo (1891 - 1960) pour le second. Dès lors, ils seront imités, y compris pour leurs falsetas, par la plupart des tocaores importants de l’époque, à commencer par Niño Sabicas, Manolo de Badajoz, Estebán de Sánlucar et Luis Maravilla. On remarquera d’ailleurs que la nouvelle conception d’un compás por bulería commençant au temps 12 du cycle structure aussi les traits en picado de ces guitaristes : gammes à partir du temps 12 et concluant au temps 10, ou au temps 6 + un medio compás binaire en rasgueados pour "fermer" au temps 10 - un tel cadrage était rare, sinon inexistant, dans les enregistrements antérieurs de Ramón Montoya, Luis Molina, Miguel Borrull...
Un telle coïncidence chronologique dans l’évolution du toque por bulería, et dans l’œuvre de nos deux guitaristes, s’explique sans doute parce que tous deux fréquentèrent longuement Javier Molina au Café Novedades de Séville. On sait que ce café cantante était particulièrement renommé pour son "cuadro de baile español" (Séville, une histoire du cante), ce qui explique que son premier guitariste durant les années 1920, Javier Molina (1868 - 1956. Soniquetes jerezanos.1), y ait développé un jeu adapté à l’accompagnement de la danse, à commencer par de célèbres alegrías en Sol majeur, et sans doute une nouvelle conception de la bulería, qui, pour être efficace pour le baile, devait être exempte des irrégularités métriques et rythmiques et des carrures harmoniques à géométrie variable que nous avions relevées à propos des enregistrements de chuflas et de jaleos "flamencos", et des trois bulerías de 1910 et 1911 - dans l’ordre chronologique : Niña de los Peines, Niño de Medina et Niño de la Matrona. Niño Ricardo et Manolo de Huelva furent les seconds guitaristes de Javier Molina au Café Novedades. Il est donc probable que ce dernier soit le créateur, ou l’un des principaux créateurs, de ce compás "standard" dont ont hérité ses "seconds". Malgré de multiples réalisations personnelles postérieures et la prolifération des syncopes et des contretemps internes, ce compás ne changera plus fondamentalement quant à ses structures métriques et rythmique et à sa carrure harmonique - rappelons cependant que de longues séquences d’accompagnement et de nombreuses falsetas continueront jusqu’à nos jours à être basées sur des séries de medios compases binaires, ou plus rarement ternaires. Nous ne pourrons cependant sans doute jamais prouver cette probabilité : Javier Molina n’a enregistré que quatre accompagnements pour Manuel Torres en 1931 : deux soleares et deux siguiriyas.
Manuel Vallejo et Ramón Montoya
Il est frappant que ce nouveau compás ait d’abord servi à accompagner des pregones, villancicos et autres canciones por bulería. C’est peu-têtre pour cette raison qu’on préfère à l’époque utiliser le terme "fiesta(s)", ou l’expression "fiesta(s) gitana(s)" pour désigner ces enregistrements qui connaîtront un notable succès. A de rares exceptions près, l’appellation bulería(s) sera réservé jusqu’à la fin des années 1930 à ce que nous nommons actuellement soleá por bulería, ou bulería por soleá (avouons que la différence subtile entre ces deux palos persiste à nous échapper) ou encore, à Jerez, "bulería pa’ escuchar".
L’expression "fiesta gitana" est d’ailleurs une simple étiquette publicitaire : les deux spécialistes de la bulería sont à cette époque, sans aucune concurrence crédible, la Niña de los Peines (gitane), et Manuel Vellejo (payo). La discographie de la première comporte 36 bulerías entre 1910 et 1950, avec deux longues périodes pendant lesquelles elle n’enregistra rien (de 1917 à 1927, puis de 1935 à 1946). Le second n’enregistra "que" 30 bulerías de 1925 (pas de bulería pour les premières séances de 1923) à 1950 avec, là encore, une longue période de chômage discographique de 1935 à 1950 - la Guerre Civile aura été fatale à de nombreux artistes, flamencos ou non... Pastora et Manuel auront ainsi partagé un répertoire identique de bulerías effectivement "dans tous leurs états", avec souvent les mêmes guitaristes : bulerías canoniques de Jerez et Cádiz (plus rarement de Triana), pregones, villancicos, chansons folkloriques espagnoles et latino-américaines, et "canciones" tout court. Manuel Vallejo fut précurseur en ce dernier domaine (comme pour la siguiriya por bulería : "Dicen que duermes..." de Curro Durse. Cf. la troisième partie de cet article) en enregistrant en 1929 la première canción por bulería avec Ramón Montoya : "¡Ay, ay, ay, gitano !". La Niña de los Peines ne se priva pas de lui emboîter rapidement le pas, comme d’ailleurs de s’inviter aux séances d’enregistrement du cantaor pour l’encourager avec les jaleos dont elle avait le secret ("¡Este es el Rey del Cante !" - bulerías, Odeón 182 190) - quid de la supposée rivalité gitanos / payos ?
Canalejas de Puerto Real
Pour en terminer avec cette sempiternelle querelle et notre livre des records, signalons que les deux artistes ont été battus plus tard par Camarón, qui enregistra pas moins de 61 bulerías de 1967 (enregistrements live à la Venta de Vargas, réédités en CD : Universal Music Spain, 2004) à 1989 (album "Soy gitano", avec des "bulerías por siguiriyas", et non l’inverse - là encore, la différence subliminale nous échappe un peu : "Dicen de mí"). Et pour la guitare soliste (ou en duo, ou avec quelques cantes et chœurs additifs), les deux lauréats sont... :
_ Sabicas (gitan) : 32 bulerías, d’un "Tango argentino por bulerías" du début des années 1930 (Parlophon B. 26.649, 1931 ?) à "Embrujo sevillano", en 1972 (album "¡Flamenco ! La guitarra de Sabicas" - LP Polydor 2480.138) - nous omettons volontairement "Esquilones de plata" (double LP "Morente-Sabicas. Nueva York / Granada" - BMG / Ariola, 1990) avec Enrique Morente, qui se limite à un (très bon) accompagnement. Ajoutons que ce brillant palmarès doit être crédité à un guitariste-compositeur génial, né à Pamplona et formé à Madrid (et non en Andalousie), dont la quasi totalité des disques a été enregistrée aux USA.
_ Paco de Lucía (payo) : 29 bulerías de 1964 ("Jerez en fiestas", en duo avec Ricardo Modrego - LP "Dos guitarras flamencas en estereo") à 2004 (les trois bulerías du CD "Cositas buenas") - nous ne tenons pas compte ici de l’opus posthume "Canción andaluza".
Manuel Vallejo : pregón por bulería
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Canalejas de Puerto Real : villancicos por bulería
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Manuel Vallejo : bulerías (pregón) (1935) - guitare : Manolo de Huelva
Canalejas de Puerto Real : bulerías (villancicos) (années 1930) - guitare : Manolo de Huelva
Pericón de Cádiz et Paco de Lucía
II) Ecoles locales ?
S’il existe pour le toque por bulería des réalisations idiomatiques du medio-compás binaire qui informent les phrasés caractéristiques des falsetas (Jerez, Morón et Utrera / Lebrija notamment), il semblent plus aventureux d’évoquer des "écoles locales" pour le cante, tant les échanges entre artistes forment un écheveau inextricable. Rien de plus naturel, pour tout le répertoire du cante et non seulement pour les bulerías : les cafés cantantes, les tournées des troupes d’ Ópera flamenca, puis les tablaos, les festivals, les peñas (et les disques...) n’ont jamais cessé d’être également des lieux de transmission entre musiciens d’une même génération, ou de générations successives. C’est ainsi que, pour notre sujet, la "bulería corta" de Jerez est devenue le cante universel d’introduction à une série de bulerías, et que certains "classiques" de Cádiz demeurent encore actuellement le moyen le plus prisé de moduler de modèles mélodiques sur le mode flamenco à d’autres sur la tonalité majeure homonyme. Tentons cependant une ébauche de classification, ne serait-ce que pour évoquer, et surtout écouter, brièvement quelques maîtres du genre.
La Perla de Cádiz et Camarón
A) Cádiz
Nous avons déjà vu dans notre première partie que beaucoup de bulerías de Cádiz sont nées d’une évolution de modèles mélodiques de jaleos qui, parallèlement, ont aussi généré les alegrías et cantiñas - écouter par exemple l’enregistrement de Manolo Vargas (1907 - 1978 - cf. 1ère partie, chapitre III), ou encore certaines cantiñas de Rosa la Papera devenues des bulerías de La Perla de C1adiz, sa fille. Ajoutons-y des airs de "tangos de Carnaval" (nos actuels tanguillos) composés au début du XX siècle adaptés por bulería : les bulerías de Cadiz tendent inévitablement aux tonalités majeures. Les tercios, en général courts, sont dynamisés par un jeu rythmique subtil sur les césures qui morcèlent les lignes mélodiques, toujours nettement dessinées par la voix, sans surcharge ornementale ni démonstration de puissance : Aurelio Sellés (1887 - 1974), Ignacio Espeleta (1871 - 1938), Pericón de Cádiz (1901 - 1980), El Flecha (1907 - 1982)...
Sous l’influence probable d’Antonio el Chaqueta (cf ; ci-dessous), la génération suivante ajoutera à cette esthétique de l’élégance et de la légèreté des "trabalenguas" (usage rythmique rapide et virtuose de répétitions de syllabes, extraites des letras ou ajoutées) sur les fins de phrases et / ou une interprétation plus "en force" pour certains cantaores : La Perla de Cádiz (1925 - 1975 - l’enregistrement ci-dessous vous donnera une idée de l’étendue de son répertoire, de son crû pour l’essentiel), Chato de La Isla (1926 - 2006, sans doute le plus "caracolero" de tous ces cantaores), El Beni de Cádiz (1929 - 1992), Chano Lobato (1927 - 2009), Santiago Donday (1932 - 2004), Rancapino (1945 - sans doute le plus austère, proche d’Aurelio Sellés), Mariana Cornejo (1947 - 2013)...
Pericón de Cádiz
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Perla de Cádiz
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Pericón de Cádiz : bulerías, 1972 - guitare : Felix de Utrera
La Perla de Cádiz : bulerías, 1975 (enregistrement live au Teatro Monumental de Madrid - guitare : Paco Cepero
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El Cojo de Málaga / Antonio "el Chaqueta" et Paco Moreno
B) Málaga
Par sa position géographique, La Linea de la Concepción, et plus généralement le "Campo de Gibraltar", jusqu’à Algeciras, a été une plaque tournante importante pour les échanges en tout genre (commerciaux, artistiques...) entre la baie de Cádiz, Jerez (à trente kilomètres au nord) et Málaga - on oublie trop souvent que le flamenco malagueño ne se résume pas aux cantes "abandolaos" et aux malagueñas, et qu’il possède également une tradition "festera" notable, quoique circonscrite aux quartiers gitans du Perchel et de la Cruz Verde.
Les deux précurseurs importants des bulerías de Málaga sont El Cojo de Málaga (1880 - 1940) et Antonio "el Chaqueta" (1918 - 1960). Surtout connu pour son extraordinaire répertoire de "cantes de minas", le premier, né à Málaga, séjourna longuement à La Linea avant de poursuivre sa carrière à Barcelone. Dans son imposante discographie, on compte quatre bulerías, enregistrées en 1921 (Gramófono AE - 488 - parmi les premières ainsi titrées), 1923 (Pathé N - 2.237 - titrées "Juerga gitana") 1924 (Regal RS - 363 - titrés "Bulerías") et 1927 (Parlophón B - 25.020 - titrées "Fiesta gitana").
Antonio "el Chaqueta" enregistra peu, et connu le succès commercial avec ses adaptations por bulería de chansons andalouses et latino-américaines, qui figurèrent même brièvement dans les hit-parades des premiers juke-boxes espagnols. Mais pour les artistes professionnels, il était surtout une encyclopédie inépuisable du cante, ce qui lui valut de participer à la fameuse anthologie Hispavox dirigée par Perico el del Lunar - il était à l’époque le seul cantaor capable d’interpréter correctement les Romeras et la Cabal de Silverio (on pourra avoir un aperçu de l’étendue de son répertoire avec les enregistrements privés édités en un double CD indispensable par El Flamenco Vive : "Antonio El Chaqueta. Pasión por el Cante"). Dans ses bulerías et canciones por bulerías, il fait preuve d’une virtuosité rythmique ("trabalenguas" et chant à contretemps) que personne n’a égalé depuis - pas même Camarón, qui s’y essaya pourtant avec talent, mais dut se contenter du seul "... que toma tú la chaquetita y dame los calzones", ce qui n’est déjà pas si mal...
El Cojo de Málaga
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Antonio "el Chaqueta"
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El Cojo de Málaga : bulerías, 1924 - guitare : Miguel Borrull
Antonio "el Chaqueta" : canción por bulería ("Tus ojos negros"), 1951 - guitare : Paco Aguilera
La Repompa de Málaga
Il semble que les bulerías de Málaga aient été essentiellement cultivées, et souvent composées, par quelques familles gitanes apparentées, de la Calle La Puente, barrio del Perchel (zone portuaire), et de la Calle Los Negros, barrio de la Cruz Verde (proche de la place de La Merced). La première artiste pleinement professionnelle de la dynastie fut Dolores Campos Heredia "La Pirula" (1915 - 1948), la mère de La Cañeta de Málaga (1932). Ses frère et soeur aînés, Manuel (1902 - 1944) et Josefa (1904 - 1980), bien qu’"aficionados", étaient renommés pour leurs tangos et leurs bulerías - Manuel transmit d’ailleurs son art à ses fils, El Ronco, El Tiriri et Manolete, tous cantaores professionnels. L’autre famille importante est celle des Reyes Porras. Josefa Reyes Porras "Paca Reyes" (1937), cantaora, se maria avec El Tiriri. Elle-même et sa soeur cedette Enriqueta Reyes "La Repompa" (1937 - 1959) apprirent ainsi le répertoire de La Pirula, que La Repompa popularisa avec un talent musical exceptionnel. Les dates montrent que les deux générations sont contemporaines des grands créateurs des bulerías de Cádiz, Jerez et Séville, qui travaillaient souvent dans les cafés cantantes de Málaga, et de leurs successeurs, qui fréquentèrent assidûment les tablaos de la ville et de la Costa del Sol. Ajoutons que La Repompa séjourna à La Linea, où elle rencontra sans doute la fille d’El Cojo de Málaga, Paca Vargas, et que Paca et Enriqueta sont liées à la famille d’El Chaqueta par leur mère...
Les modèles mélodiques du répertoire des bulerías du Perchel et de La Cruz Verde sont souvent marqués par l’influence de la structure bi-modale des fandangos "abandolaos" - avec des modulations internes vers la tonalité relative majeure du mode de référence, ou une premier tercio concluant sur le troisième degré du mode flamenco (par exemple : G7-C en mode flamenco sur La). Notons d’autre part que nombre de ces compositions (mélodies et letras) sont chantées indifféremment por bulería et por tango, ce qui n’est guère étonnant compte tenu de l’étroite spécialisation du répertoire du Perchel et de la Cruz Verde - sur ces deux points, cf. ci-dessous, l’enregistrement de La Cañeta : respectivement "Mañana me voy pa’ El Palmar..." et "¡Ay ! no me llores, no..." .
La Cañeta de Málaga
La Repompa de Málaga
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La Cañeta de Málaga
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La Repompa : bulerías, 1959 - guitare : Paco Aguilera
La Cañeta : bulerías, 2012 - guitare : Chaparro et Juani Santiago
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Carmen Amaya Porrina de Badajoz
C) Jaleos extremeños
Les jaleos extremeños (à ne pas confondre avec le très vaste et très varié répertoire des jaleos du XIX siècle) possèdent de nombreux points communs avec les bulerías de Málaga : modèles mélodiques et letras souvent chantés aussi por tango (par exemple, l’emblématique "Yo vengo de mi Extremadura" de Porrina de Badajoz), et modèle mélodiques proches du système bi-modal des fandangos, avec une premier tercio concluant sur le troisième degré par une cadence secondaire V-I - D7-G en mode flamenco sur Mi, ou G7-C en mode flamenco sur La. Remarquons également que parmi les mélodies de jaleos extremeños les plus connues, figure un fandango attribué à Pérez de Guzmán, classé curieusement dans le groupe des fandangos de Huelva - il est traditionnellement accompagné en rythme "abandolao", et son créateur présumé est natif de Jerez de los Caballeros, à l’extrême sud de l’Estrémadure.
On trouve également les mêmes tournures mélodiques dans les tangos de Granada.
Si des modèles mélodiques similaires entre Málaga et Granada peuvent s’expliquer aisément par la proximité géographique et des liens de parenté entre certaines familles gitanes des deux villes, tel n’est pas le cas pour l’Estrémadure. Une piste plausible mais encore peu explorée serait le circuit des marchés aux bestiaux fréquenté par les gitans spécialisés dans le commerce du bétail. Ces "ferias de ganado" jalonnaient les anciennes routes de transhumance ("cañadas de la mesta"), entre autres pour ce qui nous occupe aux confins de l’Estrémadure, des deux Castilles et de l’Andalousie, de Mérida au nord à Zafra au sud. Des familles gitanes venues de toutes ces provinces et du Portugal s’y rencontraient chaque année pour y faire commerce, mais aussi pour y négocier des mariages et célébrer les noces l’année suivante. Les fêtes marquant ces alliances entre clans étaient évidemment une occasion d’échanger et de "fusionner" des cantes et bailes "por fiesta", tangos, jaleos et bulerías essentiellement. Il semble aussi que le rythme du jaleo extremeño ait aussi été utilisé en tant que support musical de joutes verbales improvisées, similaires au "trovo" des Alpujarras, sur rythme de fandango "abandolao".
Ce n’est donc pas un hasard si les deux grands centres historiques de création et de diffusion des jaleos extremeños sont précisément Mérida (la famille des Verdinos, dont le répertoire nous a été transmis par Juan Cantero) et le quartier de la Plaza Alta de Badajoz, ville proche de Zafra (avec Porrina de Badajoz, à la fois créateur et transmetteur).
Le jaleo traditionnel le plus interprété est le "jaleo corto". Il a été gravé pour la première fois en 1992, por soleá, puis en 1929 par Juan Mojama, également por soleá. Il faut attendre 1957 pour que ce modèle mélodique soit enregistré a compás de jaleo, par Carmen Amaya (1918 - 1963) et Sabicas - Carmen Amaya avait sans doute appris ces jaleos à Grenade (cf. ci-dessus). Mais ce sont Porrina de Badajoz (1924 - 1977) et Juan Cantero (1939), tous deux créateurs de nombreuses variantes, qui ont finalement popularisé les jaleos dans les années 1960 - 1970 - ils passent alors du statut d’airs à danser à celui de cantes proprement dits.
Le rythme de base reste très proche du medio compás ternaire des jaleos enregistrés au début du XX siècle (Cf ; la première partie de cet article). On l’entend très nettement dans les falsetas en arpèges de Sabicas, qui d’ailleurs s’abstient la plupart du temps de jouer le "compás standard" des bulerías. Mais la modernisation des jaleos, notamment dans les tablaos, a conduit à une accélération du tempo, et à une assimilation aux bulerías. Actuellement, les jaleos sont presque systématiquement chantés et dansés por bulerías, souvent introduits dans une série de cantes por bulería, et perdent ainsi progressivement, sinon leurs modèles mélodiques, du moins leur balancement rythmique caractéristique.
Bernardo el de los Lobitos / Porrina de Badajoz
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Carmen Amaya
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Bernardo el de los Lobitos : Jaleo corto (por soleá), 1922 - guitare : Ramón Montoya
Porrina de Badajoz : Jaleo corto, 1975 - guitare : Juan Salazar "Porrina hijo" / Jaleo largo, 1963 - guitare : Niño Ricardo / Jaleo corto, version personnelle, 1963 - guitare : Niño Ricardo / Jaleo corto, version personnelle, cadence du dernier tercio, 1963 - guitare : Niño Ricardo
Carmen Amaya : Jaleo corto (titré "Jaleo canastero"), 1957 - guitare : Sabicas
Debouts, de gauche à droite : Tom1as Torres, Manuel Torres, Manolo de Huelva, Niño de la Palma, Antonio Pérez, Niño de Gloria
Assis, de gauche à droite : Labioburra, La Malena, Mazaco, Currito el de la Jeroma
D) Jerez
Nous n’insisterons pas ici sur le rôle majeur de Jerez dans la genèse et la diversification des cantes por bulería, sans doute bien connu de nos lectrices et lecteurs. Comme à Cádiz, le processus d’élaboration des modèles mélodiques part sans doute de certains jaleos, pour aboutir parallèlement à deux répertoires distincts, celui des soleares (à Cádiz, celui des alegrías et cantiñas - cf. ci-dessus) et celui des bulerías - nous ne pensons pas que les bulerías résultent d’une accélération à posteriori des alegrías et des soleares, mais plutôt d’évolutions divergentes mais contemporaines, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, à partir d’un même matériau mélodique préexistant (cf. la conclusion de la première partie de cet article). Dans ces conditions, les bulerías de Jerez seront essentiellement modales, et non tonales comme à Cádiz - écouter, par exemple, l’enregistrement d’Isabelita de Jerez : les deux modèles mélodiques et les letras sont similaires à ceux de soleares attribuées respectivement à Juaniquí et Agustín Talega.
Nous nous limiterons aux deux premières générations de cantaores pour lesquels nous disposons de témoignages discographiques :
_ la "génération 1890" a enregistré essentiellement au cours des années 1920 - 1930. Outre Niño de Medina (1888 - 1939 ?) et Juan Mojama (1892 - 1957) - pour ces deux cantaores, voir la première partie de cet article - trois créateurs importants ont semble-t’il définitivement configuré la "bulería corta" de Jerez : La Pompi (1883 - 1958), Isabelita de Jerez (1895 - 1935), José Cepero (1888 - 1960) et surtout El Niño de Gloria (1893 - 1954). Nous devons à ce dernier, non seulement un grand nombre de compositions proches parentes de soleares, mais aussi une très populaire bulería en tonalité majeure ("Dormía un jardinero a pierna suelta...") et quelques adaptations de villancicos ("Los caminos se hicieron...", "Pastores que apastoráis...", "Cuando llegamos a Belén..."...). Ajoutons à cette liste Tía Anica "La Piriñaca" (1899 - 1987) et Tío Gregorio "El Borrico de Jerez", né il est vrai au début du XXème siècle (1910 - 1983), qui ont enregistré beaucoup plus tardivement, grâce notamment à Antonio Mairena.
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José Cepero / Isabelita de Jerez
Isabelita de Jerez
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José Cepero
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Niño de Gloria
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Isabelita de Jerez : bulerías, 1930 - guitare : Manolo de Badajoz
José Cepero : bulerías, 1929 - guitare : Niño Ricardo
Niño de Gloria : bulerías, 1926 (ou 1929 ou 1930 ?) - guitare : Manolo de Badajoz
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Fernando "Terremoto" / La Paquera et Manolo Caracol
La génération suivante diversifie ce premier socle de bulerías jerezanas en un flot intarissable de de variantes personnelles et micro-locales (La Plazuela, Santiago, San Miguel...) : la quasi totalité des grands cantaor(a)es de la ville (quelques exceptions confirment la règle, Manuel "Agujetas" par exemple) feront désormais de la bulería l’un des piliers de leur répertoire : Manuel Fernández "Sernita" (1921 - 1971), Fernando Fernández "Terremoto" (1934 - 1981), Manuel Soto "Sordera" (1927 - 2001), Manuel Valencia "El diamante negro" (1932 - 2014), Manuel Romero "Romerito" (1932), Fernando Gálvez (1940)... "Fiesta en el barrio Santiago", la dernière plage du LP "Canta Jerez" (1967 - un enregistrement produit par José Blas Vega, considéré à juste titre comme historique) est un éblouissant florilège de la bulería jerezana. Mais l’artiste la plus populaire, et sans doute la plus originale, était absente ce jour-là : Francisca Méndez "Paquera de Jerez" (1934 - 2004) créa un style inimitable par l’inclusion d’ornements et de véhémentes tenues de notes empruntés à Manolo Caracol dans la "bulería corta", sans oublier ses fameux "temples" ("¡Ay ! li li li... anda... olé") et quelques hits, dont le "Dinero, dinero..." qui clôt l’enregistrements que nous vous proposons, et dont Miguel de los Reyes (du quartier de la Cruz Verde, Málaga, 1926 - 1999) fit l’un de ses chevaux de bataille - La Paquera était l’une des vedettes incontestées des tablaos de la Costa del Sol.
La Paquera de Jerez
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Fiesta en el Barrio Santiago
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La Paquera de Jerez : bulerías, 1960 - guitare : Manuel Morao
Fernando Fernández "Terremoto", Tío Borrico, Manuel Fernández "Sernita", Manuel Soto "Sordera", Manuel Valencia "El diamante negro" et Manuel Romero "Romerito" : bulerías ("Fiesta en el barrio Santiago"), 1967 - guitares : Paco de Antequera et Paco Cepero
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Juana "la del Revuelo" / La Perla de Triana
E) Séville
Malgré les œuvres fondatrices de La Niña de los Peines et de Manuel Vallejo, on trouvera difficilement à Séville une tradition de la bulería aussi fertile et continue qu’à Jerez, Cádiz ou même Málaga. On pourra distinguer brièvement :
_ les bulerías de Triana, plus "festeras" et liées au baile, même si les tangos y animaient plus fréquemment les fêtes dans les corrales, patios... qui ponctuaient la vie quotidienne. La plupart des familles du quartier ont tenté de préserver autant que possible cet art de vivre après leur "déportation" à "Las Tres Mil Viviendas", à partir des années 1980 : notamment les familles Montoya (Antonia "La Negra", Lole Montoya) et Fernández (Curro Fernández, Esperanza Fernández)... auxquelles il convient d’ajouter quelques cantaoras singulières : Rosalia de Triana (1899 - 1973), La Perla de Triana (1903 - 1972) et, beaucoup plus tard, Juana la del Revuelo (1952 - 2016). On trouvera un bon condensé de la saveur des bulerías de Triana dans les albums du groupe "Triana Pura" (Pastora del Pati, La Perla hija et Esperanza la del Maera).
La Perla de Triana
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Juana "la del Revuelo"
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La Perla de Triana : bulerías, 1964 - guitare : Victor Monge "Serranito"
Juana "la del Revuelo" : bulerías, 1986 - guitare : Raimundo Amador et Rafael Riqueni
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Bernardo "el de los Lobitos" / Pepita Caballero
_ une veine esthétisante, plus attachée au fini mélodique et à la virtuosité vocale qu’à la vigueur rythmique, autour du quartier général des grands professionnels de Séville, l’Alameda de Hercules. La plupart de ces artistes sont les dignes héritiers de Pastora Pavón et de Manuel Vallejo, tant par la diversité de leur répertoire que par leur penchant marqué pour la canción por bulería : Pepe Pinto (1903 - 1969), Niño de Marchena (1903 - 1976), Pepita Caballero (née à Carmona, 1907 - 1993), Manolo Caracol (1909 - 1973), Antonio "El Sevillano" (1909 - 1989), Pepe et Enrique "El Culata" (1911 - 1978 / 1919 - 1963), Bernardo "El de los Lobitos" (1887 - 1969 ; son surnom provient précisément d’une letra de bulería qu’il popularisa, enregistrée auparavant par la danseuse, chanteuse et guitariste Teresita España), Antonio Mairena (1909 - 1983)... - ces deux derniers nés respectivement à Alcalá de Guadaíra et Mairena del Alcor.
Pepita Caballero
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Bernardo "el de los Lobitos"
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Pepita Caballero : bulerías, années 1930 (?) - guitare : Niño Ricardo
Bernardo "el de los Lobitos" : bulerías, 1969 - guitare : Luis Maravilla
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Manolito "el de la María" / Luis Torres "Joselero"
Enfin, nous devons aussi aux bourgades des environs de Séville quelques apports majeurs, en particulier à Alcalá de Guadaíra, Morón de la Frontera et Utrera / Lebrija. A Alcalá, selon la tradition orale, les créateurs importants de soleares furent également de grands interprètes des bulerías, notamment Joaquín "el de la Paula" (1875 - 1933), qui ne nous laisse malheureusement aucun témoignage enregistré. Si l’on en juge par ceux de son neveu Manolito "el de la María" (1904 - 1965), il s’agit à nouveau, et fort logiquement, de modèles mélodiques similaires à ceux de certaines soleares. Ce qui n’empêche pas la création la plus célèbre de ce dernier ("Padre nuestro...") d’être clairement inspirée par Cádiz...
A Morón de la Frontera, le phrasé des cantaores est nettement marqué par le medio compás binaire très ancré sur la battue du pied imposé par l’école de Diego del Gastor, avec des tercios relativement longs et peu ornés. Il en résulte une impression (trompeuse) de lenteur et de solennité qu’incarne bien le style de Luis Torres "Joselero" (1910 - 1985), qui incluait aussi dans son répertoire quelques jaleos extremeños ("Yo soy moreno y pobre..." par exemple).
On retrouvera à peu près les mêmes traits stylistiques à Utrera et Lebrija, ce qui est logique compte tenu des liens artistiques étroits entre Diego del Gastor, El Perrate (1915 - 1992), Fernanda de Utrera et sa sœur Bernarda (1923 - 2006 / 1927 - 2009)... Mais sur cette base, les cantaor(a)es locaux ont développé des bulerías omnivores, capables d’absorber les romances, à peu près tous les cantes du répertoire flamenco, et naturellement une infinité de chansons de variété. C’est ce que nous verrons dans la dernière partie de cet article.
Manolito "el de la María"
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Luis Torres "Joselero"
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El Perrate
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Manolito "el de la María" : bulerías, 1968 - guitare : Fernández "el Negro"
Luis Torres "Joselero" : bulerías, 1975 - guitare : Diego de Morón
El Perrate de Utrera : bulerías (enregistrement live, date inconnue) - guitare : Diego del Gastor
Claude Worms
El Perrate de Utrera et Diego del Gastor
Bibliograhie
Calado Olivo, Silvia : Por bulerías. 100 años de compás flamenco, Editorial Almuzara, Sevilla, 2009
Castaño, José María : De Jerez y sus cantes, Editorial Almuzara, Sevilla, 2007
López Godoy, Juan Pedro et De La Paula, Perico : Jaleos extremeños. Tangos extremeños, Asemblea de Extremadura / Peña "Amigos del Flamenco de Extremadura, Mérida, 2008
Roji, Paco ; Soler Díaz, Ramón et Fernández, Paco : La Repompa de M&alaga, Edición de Paco Roji y Ramón Soler Díaz, Málaga, 2012
Soler Díaz, Ramón : Antonio El Chaqueta. Pasión por el Cante, El Flamenco Vive, Madrid, 2003
Références discographiques
Manuel Vallejo : pregón por bulería (1935) – guitare : Manolo de Huelva
Canalejas de Puerto Real : villancicos por bulería (années 1930, Odeón 184.455) - guitare : Manolo de Huelva
Pericón de Cádiz : bulerías (1973, LP Hispavox 18-1300 S) - guitare : Felix de Utrera
La Perla de Cádiz : bulerías (1975, enregistrement live au Teatro Monumental de Madrid) ("Ellas dan el cante", 2007, RTVE Música 62095) - guitare : Paco Cepero
Cojo de Málaga : bulerías (1924, Regal RS 0313) – guitare : Miguel Borrull
Antonio El Chaqueta : canción por bulería ("Tus ojos negros", León y Quiroga, 1951, Columbia) – guitare : Paco Aguilera
La Repompa : bulerías (1959, EP Columbia ECGE 71 716) – guitare : Paco Aguilera
La Cañeta de Málaga : bulerías de La Pirula (2012, édition de Paco Roji et Ramón Soler Díaz, Málaga) – guitare : Chaparro et Juani Santiago
Porrina de Badajoz (+ Bernardo el de los Lobitos) – 1 : Bernardo el de los Lobitos (jaleo corto, 1922, Gramófono AG – 167) – guitare : Ramón Montoya / 2 : Porrina de Badajoz (jaleo corto, 1975, LP Marfer M 30-221) – guitare : Juan Salazar "Porrina hijo" / 3 : Porrina de Badajoz (jaleo largo, 1963, EP Alhambra EMGE 70385) – guitare : Niño Ricardo / 4 : Porrina de Badajoz (jaleo corto, 1963, EP Alhambra EMGE 70385) – guitare : Niño Ricardo) / 5 : Porrina de Badajoz (jaleo corto, dernier tercio, cadence du dernier tercio, 1963, EP Alhambra EMGE 70385) – guitare : Niño Ricardo
Carmen Amaya : jaleos extremeños ("Jaleos canasteros") (1957, "Flamenco ! Carmen Amaya. Sabicas", LP Decca DL-9925) - guitare : Sabicas
Isabelita de Jerez : bulerías (soleares de Juaniquí et Agustín Talega) (1930, Odeón182846) - guitare : Manolo de Badajoz
José Cepero : bulerías (1929, Regal RS 714) – guitare : Niño Ricardo
Niño de Gloria : bulerías (1926, ou 1929 ou 1930, Odeón) – guitare : Manolo de
Badajoz
La Paquera de Jerez : bulerías (1960, EP Philips 428.234 PE) - guitare : Manuel Morao
Terremoto, Tío Borrico, El Sernita de Jerez, Manuel Soto "Sordera", El Diamante Negro, Romerito : bulerías ("Fiesta en el barrio Santiago") (1967, LP Hispavox HH 10-341) - guitare : Paco de Antequera et Paco Cepero
Perla de Triana : bulerías ("Triana cantaora", live, 1964, Pasarela,
2004) – guitare : Victor Monge "Serranito"
Juana "la del Revuelo" : bulerías ("Sevilla en fiestas") ("Sonakay. Oro gitano", 1986, LP Pasarela PSD-2053) - guitare : Raimundo Amador et Rafael Riqueni
Pepita Caballero : bulerías (années 1930 ?, ?) – guitare : Niño Ricardo
Bernardo el de los Lobitos : bulerías (1969, LP Hispavox H 18/1167) – guitare : Luis Maravilla
Manolito "el de la María" : bulerías ("Archivo del cante flamenco", 1968,
Vergara) - guitare : Fernández el Negro
Luis Torres Joselero : bulerías ("A Diego", 1975, LPs Movieplay S 32-711/12 –guitare : Dieguito del Gastor ("Diego de Morón")
El Perrate de Utrera : bulerías (1996, Flamenco D’Arte / Senador CD-02660) - guitare : Diego del Gastor
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