Le Catalan, doyen des tablaos parisiens

mercredi 24 août 2016 par Nicolas Villodre

Du début des années 1950 au début des années 1970, le Catalan a été l’un des hauts-lieux du flamenco à Paris, avec des affiches qui n’avaient rien à envier à celles de ses homologues madrilènes. Flashback...

Une œuvre de Jean Castanier

Année 37 : Jean Castanier le Catalan (1903-1972)

L’Expo de 37

Le pavillon espagnol de l’Exposition universelle de 1937 est "l’expression et le reflet de la guerre civile, en acte depuis le 18 juillet 1936 (...). Le visiteur est accueilli par l’immense toile de Picasso : Guernica. Au centre [du patio], la fontaine de Calder, un « "stabile" en hommage aux mineurs d’Almadén (...). Sur le mur opposé, un hommage à Federico García Lorca, le poète assassiné plusieurs mois plus tôt par la Phalange à Grenade, avec des photos, ses livres exposés, des affiches de son théâtre ambulant : La Barraca. Le patio sert également de salle de projection, Luis Buñuel étant chargé de la programmation" (1). Picasso peint sa fresque gigantesque, son “rectangle en noir et blanc” (Michel Leiris) en à peine quelques semaines dans l’ancien Grenier de Jean-Louis Barrault, au 7 de la rue des Grands Augustins. À une trentaine de mètres de là, ne tardera pas à s’ouvrir un restaurant, créé par un autre artiste espagnol aux talents multiples, de nos jours encore méconnu, un républicain convaincu, fixé depuis une dizaine d’années déjà à Paris, qui a participé à la fondation du Groupe Octobre et a fait l’acteur dans des films et non des moindres : Joan Castanyer – alias Jean Castanier.

Le Catalan, 1953

Le Catalan

Durant la Seconde Guerre mondiale, le café-restaurant Le Catalan devient le lieu de rencontre des exilés espagnols, le rendez-vous des artistes du quartier latin et la cantine de Picasso qui, d’après Robert J. Vidal (2), eut l’idée de l’appeler ainsi en hommage à son collègue Castanier, natif de Blanes, dans la province de Gérone. Nous ne développerons pas ici l’importance pour Picasso de ce lieu où il se met à dessiner sur les nappes en papier que son ami surréaliste Georges Hugnet conserve à tout hasard ; il y peint le buffet, il y sculpte machinalement des capsules de bouteille, des bouts de papier ou de fils de fer, tout en parlant ou en cassant la croûte, miniatures en 3D que Brassaï photographiera pour Dora Maar ; il y flirte (il y fait la connaissance, en 1943, de sa future femme Françoise Gilot, qui prend la place de Dora) ; il y croise le poète Léon-Paul Fargue ou des artistes comme Óscar Domínguez ou Segonzac. "Picasso s’habillait peu, travaillait en maillot de corps et en vieux pantalon, le plus souvent les pieds nus dans des sandales, s’il ne faisait pas froid. Pour aller déjeuner chez Le Catalan, le restaurant le plus proche où il prenait la majorité de ses repas, il jetait sur ses épaules un imperméable fatigué qui se mariait bien avec sa vêture. Au Catalan, Picasso trouvait une nourriture ibérique qui lui convenait. Il rencontrait des voisins comme André Dunoyer de Segonzac. Les deux artistes se saluaient, mais n’entamaient jamais de conversation, se considérant comme appartenant à deux mondes différents. Picasso se contentait en passant de caresser d’une main distraite la tête du chien de Dunoyer et les relations en restaient là." (3)

L’art engagé

Avant guerre, Jean Castanier est en rapport avec des artistes et des intellectuels de l’époque tels que Buñuel, Cossio, Dalí (4). Il s’exerce comme peintre, décorateur, comédien, écrivain et cinéaste. Il figure par exemple dans L’Âge d’or (1930) de Buñuel et Dali, produit par celui qui deviendra son ami, le Vicomte de Noailles, et collabore à plusieurs films de Jean Renoir : en tant que scénariste et décorateur au Crime de Monsieur Lange (1935), comme décorateur à Boudu sauvé des eaux (1932), La nuit du carrefour (1933), Chotard et Cie (1933). Durant la guerre civile, la Generalitat de Catalunya le charge de diriger Laya Films (5), le département cinematographique du Commissariat à la Propagande républicain. Une partie de cette production sera montrée dans le cadre de l’Exposition de 1937 dont nous avons parlée. Après-guerre, il participe à des films comme French Cancan (1954) et Elena et les hommes (1956) ainsi qu’au long métrage de Pierre Kast, Merci Natercia (1963). Il réalise lui-même des films (6), en particulier, un court métrage produit par le passionné de flamenco et de tauromachie qu’était Pierre Braunberger, Gitans d’Espagne (1945). Castanier figure dans le film inédit de Jean Cocteau Coriolan (1950), qui est produit par Henri Filipacchi. Ce court métrage est conservé par le fils de ce dernier, Daniel, qui, sans doute fidèle à l’idée de départ, souhaite que la bande demeure un modèle de... chef d’œuvre inconnu.

Inesita et Eduardo Martínez, Catalan, 1960

Cabaret rive-gauche

Quelques plans, captés en 16 mm noir et blanc et muet, par le caméraman de Pierre Tchernia, certainement commentés en direct le soir-même au journal télévisé, conservés à l’Ina, immortalisent la remise du Prix Jean Vigo au Catalan, le 23 février 1953, prix qui fut attribué à Crin-Blanc, en l’absence de son auteur Albert Lamorisse, victime d’un accident en annonçant un autre, définitif, celui-là – le réalisateur du Ballon rouge, l’un des rares films français à avoir été oscarisés, périra dans un crash d’hélicoptère, dix-sept années plus tard, en Iran, lors du tournage de son documentaire Le vent des amoureux. Dans ces rushes dont la durée excède à peine la minute, on découvre l’intérieur de l’établissement, le jury, présidé par l’illustre historien du cinéma Georges Sadoul, la récompense, de grande valeur (ni plus ni moins qu’un dessin ou une gravure portant le cachet de Toulouse-Lautrec) et également la façade du "bar restaurant" qui nous permet de le situer au n° 16 de la rue des Grands Augustins et non au 25, comme cela a été écrit et très largement repris. Dans son livre sur Manolo Marín, Christine Diger confirme cette adresse ("Tout ce que je veux c’est danser" - Editions Atlantica, Biarritz, 2007, page 163.

Au début des années 1950, certains s’en souviennent, y compris à flamencoweb, l’établissement prend une dimension spectaculaire, au sens propre, puisqu’il s’ouvre à l’activité cabaretière (et même hôtelière) en invitant des artistes andalous à se produire sur une mini-scène haut perchée (on n’utilise sans doute pas encore le terme de tablao à l’époque), aménagée au rez-de-chaussée. Le restaurant poursuit son activité au premier étage, et certains artistes sont logés au second.

Une émission de télévision du 8 décembre 1956, réalisée par Claude Dagues, dont il reste une archive d’environ trente minutes à l’Ina, montre que le rez-de-chaussée du Catalan a, dans l’après-guerre festif qui a contaminé Saint-Germain-des-Prés, été transformé en cabaret. Soit dit entre parenthèses, si l’on en croit Gérard Bonal (Saint-Germain-des Prés, Paris, Seuil, 2008), c’est au Catalan que fut d’ailleurs composé... l’Hymne existentialiste, par René Leibowitz, Maurice Merleau-Ponty, Boris Vian et Anne-Marie Cazalis. Toujours est-il que ce "coin d’Espagne en plein Paris" qu’évoque le commentateur nous permet de découvrir plusieurs artistes andalous, invités par Jean Castanier à se produire chez lui : Carmen Ruiz, Pepe de Córdoba, Amalia Román, Rafael Romero, Román el Granaíno, Pepe de Almeria, Niño de Murcia... C’est d’ailleurs sous le sous-tire "Cabaret espagnol" que nous est présenté "El Catalán" dans une émission diffusée le 7 mars 1959, de Jacques Charles, réalisée par Pierre Mignot et présentée en voix off par Robert Jean Vidal.

Pedro de Linares, Catalan, 1960

Du tablao au studio

Pour des raisons pratiques, compte tenu de l’expérience précédente où il ne dut pas être si simple de garer les cars de l’ORTF dans une voie étroite comme celle du restaurant, les prises de vue et de son eurent lieu en studio. Les artistes présentés sont Letty de Segura, "Manolo" (sans doute Manolo Marín), Carmen de Jerez, Juanito de Jerez, Román el Granaíno, Canalejas de Jerez, Niño de Almadén, Eduardo el Chufa, Paco el Jerezano, "Juanito" et Carmen de Jerez. Robert J. Vidal parle de "cabaret" mais aussi de "cuadro flamenco". Selon lui, le nom du Catalan fut suggéré par Picasso qui prit l’habitude de venir se restaurer chez Castanier, depuis l’atelier où il avait peint Guernica, situé à une trentaine de mètres, sur le trottoir d’en face. On trouve trace d’une autre émission sur le flamenco, également présentée par Robert J. Vidal, El Catalan et sa compagnie flamenca, réalisée par André Leroux, qui fut diffusée par la chaîne unique de la télévision française peu avant les fêtes de Noël de la même année, le 19 décembre 1959 et dont l’archive dépasse de cinq minutes la demi-heure. On y reconstitue le "cabaret" et y accueille la "troupe de danseurs et chanteurs arrivée récemment d’Espagne" : Canalejas de Jerez, Pedro de Linares, Juanito Villanueva "El Chufa", Eduardo Martínez, Paco Leal, Pepe Granada, Amalia Román et Inesita, El Vito et Laura Toledo. Le CD Flamenco. L’âme andalouse (Flamenco. L’âme andalouse) (7), reprend des enregistrements d’artistes réguliers du Catalan, qui ont aussi fait l’objet d’émissions de radio du même Vidal : Niño de Almadén, Manolo Leiva (Manolo Leiva), Jesús de Madrid, Pedro de Linares, Rafael Romero, Conchita de Cádiz, Pepe de Almería, Pepe Barjo, Gonzalo Ortega, Pepe de Balafosse, Ricardo Blasco et Alfonso Valle – notre ami José Manuel Gamboa nous fait observer que Conchita de Cádiz est sans doute Concepción Aranda “La Niña de la Yedra”, également connue sous le nom d’artiste de “Conchita”. Elle faisait partie du trio “Los gitanillos de Caí”, qui se produisit dans de nombreux tablaos parisiens de 1954 à 1968. On peut donc penser que Alfonso Valle n’est autre que Alfonso del Valle Scapachini “El Bendito”, l’un de ses deux partenaires… et en déduire que le troisième, José de Vargas “Cascarilla” était également à l’affiche du Catalan, même s’il ne figure pas dans les notices des programmes de la RTF.


Dans son ouvrage (cf. ci-dessus), Christine Diger signale également, parmi les artistes programmés au Catalan, Pepe de la Matrona, Pepe de Málaga (chant), Fernando Carranza et Mario Sintas (guitare) et Antonio Romero (danse). Une photo de René Robert, réalisée au Catalan en 1967, représente également un trio formé par Manolo Marín, Pepe de Málaga et Mario Sintas.

Le Catalan cessera définitivement ses activités au début des années 1970.

NB : il nous a été impossible de déterminer la date précise, ou au moins l’année, de la fermeture de l’établissement. Nous serions très reconnaissants envers nos lectrices ou lecteurs qui pourraient nous
offrir toute information à ce sujet – et, plus généralement, sur ce tablao.

Nicolas Villodre

Notes

(1) Nicole Gabriel, "L’Espagne sous pavillon républicain à l’exposition de Paris (1937)", L’Éna hors les murs n° 451, Paris, mai 2015.

(2) Robert Jean Vidal (1925-2002) fut un important spécialiste de la guitare classique, fondateur du concours international de guitare de Paris. Il a été producteur délégué à Radio-France (1954-1997), a travaillé à France-Musique et a présenté des émissions de télévision consacrées au flamenco, et produit des programmes de radio hebdomadaires sur la guitare classique et sur le flamenco ("Sortilège du flamenco"). Il a également produit un documentaire sur Andrés Segovia.

(3) Témoignage de Marguerite Bouvier dans "Picasso intime", Confédéré, Martigny, 9 décembre 1988. Cf. aussi Brassaï, "Conversations avec Picasso", Paris, Gallimard, 1964 : "Dora possède une véritable "collection" Picasso : outre ces nombreux portraits, beaucoup de natures mortes et un tiroir plein de petits objets dus aux doigts enjoués, toujours actifs et inventifs de Picasso. Avec mille précautions, elle me les sortit l’autre jour afin que je les photographie : petits oiseaux en capsules d’étain, un bout de bois transformé en merle, un fragment d’os rongé par la mer transformé en une tête d’aigle, et des attrapes, des trompe-l’œil pleins d’humour et de malice... Quant aux nombreux papiers et cartons découpés à l’aide de ciseaux et silhouettés avec les doigts, c’est un enchantement".

(4) Cf. Albano Dante Fachin, "Darrera la pista de Joan Castanyer", Cafe AmbLlet, 2013. Cf. aussi, le témoignage du peintre Xavier Valls, le père de Manuel, dans El Periódico, 14 mai 2006, qui a connu Castanier dans les années cinquante et garde de lui le souvenir d’un homme très sympathique. Selon lui, à la fin de sa vie, après que Castanier eut fermé son établissement, le Vicomte de Noailles mit à la disposition de son ami une petite maison dans sa propriété.

(5) Structure de production et de distribution de journaux cinématographiques et de documentaires créée par Jaume Miravitlles, artiste et militant qui figure dans les deux films de Dali et Buñuel, Un chien andalou (1929) et L’Âge d’or (1930) et qui, en 1936, prononça l’oraison funèbre de Durruti. Les actualités s’appelaient España al día, étaient tournées à Barcelone, développées et tirées dans un laboratoire... parisien et montées dans le petit appartement de ce qui était alors l’avenue du 14 avril. Les courts et moyens métrages étaient destinés à une diffusion à l’étranger, et étaient traduits en français et en anglais. Ils visaient à sensibiliser l’opinion internationale afin d’obtenir son soutien à la cause républicaine. Parmi les titres de ceux-ci, on notera : L’Espagne en feu (1937) ; Aragon (1937) ; Des Catalans en Castille (1937) ; Jours victorieux : Teruel (1938) ; Bataillons de montagne (1938) ; Réfugiés de guerre (1938) et Le martyre de la Catalogne (1938), film de montage co-réalisé par Ramon Biadiu, Jaume Agulló, Sebastián Perera, Josep María Maristany, Manuel Berenguer et... Jean Castanier.

(6) Réalisations de Jean Castanier : Catalanes en Castilla (1937), Andorra (c.1940), Le Soleil des eaux (1947), L’Homme qui revient de loin (1949). Gitans d’Espagne (1945) - contient des sevillanas, malagueñas, bulerías, tangos “por chuflas", zambra, alegrías, soleares, fandangos, seguidillas, etc. Il réalise le décor du Commissaire est bon enfant (1935), de Jacques Becker et Pierre Prévert, est assistant-réalisateur dans Irma la voyante (1947), d’Antoine Toé, apparaît dans Suivez-moi jeune homme (1958) de Guy Lefranc et est cadreur dans Le Bouclier (1960) de Georges Rouquier. Pierre Kast (1920-1984), avec qui il collabore comme décorateur, évoque Buñuel dans Les Cahiers du cinéma, en décembre 1951, et interviewe Jean Castanier... au restaurant Le Catalan.

(7) Selon Marie-Catherine Chevrier, “(…) Manuela de Segovia, joueuse de castagnettes, danseuse (...) ” fut “aussi
la productrice d’une emission (de radio. NDR) sur le flamenco”, dont les programmes présentaient des captations en direct d’artistes du Catalan. (cf : “Flamenco. L’âme andalouse”, un CD produit par Marie-Catherine Chevrier à partir d’archives sonores de l’Ina, collection “Mémoire vive”, 2010).

Galerie sonore (sélection : Claude Worms)

Les artistes du Catalan...

1) Al cante :

Fandangos de Almería
Granaína

Rafael Romero : fandangos de Almería (a compás de zambra - danse et castagnettes : Elvira del Albaicín) / Granaína - guitare : Pepe de Almería (extraits du LP "le Cante Grande d’Andalousie, BAM LD 336)

Caña
Cartagenera

Niño de Almadén : caña - guitare : Román el Granaíno (extrait du EP 33 tours "Cante jondo n°1", Le Chant du Monde LDY 4068)

Niño de Almadén : cartagenera de Antonio Chacón - guitare : Román el Granaíno (extrait du EP 33 tours "Cante jondo n°2", Le Chant du Monde LDY 4095)

Guajira
Fandangos de Huelva

Jesús de Madrid : guajira - guitare : Ricardo Blasco (extrait du CD "Flamenco. L’âme andalouse", Ina, collection "Mémoire vive")

Pedro de Linares : fandangos de Huelva - guitare : Ricardo Blasco (extrait du CD "Flamenco. L’âme andalouse", Ina, collection "Mémoire vive")

Bulerías
Serrana

Alfonso del Valle Scapachini "El Bendito" (du trio "Los Gitanillos de Caí") : bulerías / serrana y cambio de María Borrico (extraits du CD "Gitanillos de Caí. Sus cantes por el mundo", Edición especial para el 35° Congreso Internacional de Arte Flamenco (2007), Cadiz)

Mirabrás
Malagueña

José de Vargas "Cascarilla" (du trio "Los Gitanillos de Caí") : mirabrás / malagueña de El Mellizo y cante abandolao de Juan Breva (extraits du CD "Gitanillos de Caí. Sus cantes por el mundo", Edición especial para el 35° Congreso Internacional de Arte Flamenco (2007), Cadiz)

2) Al toque :

Soleares con caña
Alegrías caracoleras

Juanito Villanueva "El Chufa" : soleares con caña (extrait du EP Teppaz 25754)

Juanito Villanueva "El Chufa" et P. Espinosa : alegrías caracoleras (extrait du EP Teppaz 25754)

Farruca
Zapateado

Gonzalo Ortega : farruca / zapateado (extrait du LP CFA 113)


Fandangos de Almería
Granaína
Caña
Cartagenera
Guajira
Fandangos de Huelva
Bulerías
Serrana
Mirabrás
Malagueña
Soleares con caña
Alegrías caracoleras
Farruca
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