mardi 9 septembre 2014 par Nicolas Villodre
Le dernier spectacle du Ballet flamenco d’Andalousie, "En la memoria del Cante, 1922", dont votre site favori a déjà rendu compte, show grand public programmé par la Biennale 2014 de Séville et sa version parisienne de Chaillot, l’an prochain, est l’occasion de nous interroger sur les objectifs recherchés par les organisateurs du Premier Concours de Cante Jondo de Grenade...
Participants au Concours et membres du jury - Revista Nuevo Mundo, 1922
Le dernier spectacle du Ballet flamenco d’Andalousie, "En la memoria del Cante, 1922", dont votre site favori a déjà rendu compte, show grand public programmé par la Biennale 2014 de Séville et sa version parisienne de Chaillot, l’an prochain, est l’occasion de nous interroger sur les objectifs recherchés par les organisateurs du Premier Concours de Cante Jondo de Grenade auquel il se réfère, à commencer, bien sûr, par Federico García Lorca qui n’a cessé de traiter du cante dans son œuvre poétique ainsi que dans ses conférences. Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage exhaustif de Christopher Maurer, "Federico García Lorca y su arquitectura del cante jondo", publié à Grenade en 2000, et à l’article de Maguy Naïmi, "Federico García Lorca : poète du cante jondo, poète des gitans" (rubrique "Articles de fond" - http://www.flamencoweb.fr/spip/spip.php?article179).
Pour ce qui est de la danse, l’idéal de Federico García Lorca semble avoir été la grande figure du baile espagnol, La Argentina (cf. Eloge d’Antonia Mercé "La Argentina", 1930) qui décédera, par un hasard objectif, la même année que le poète, en 1936 – certes, moins tragiquement que lui. Lorca compare l’art de cette dernière avec celui du cante jondo. Pour la musique et le chant, son domaine de références est aussi celui du compositeur Manuel de Falla, gaditan fixé à Grenade, son ami, son aîné et son maître. Curieusement, le poète et le compositeur (et une bonne partie des intellectuels qui ont soutenu et participé à la manifestation) opposent le cante jondo (que certains préfèrent écrire "hondo", à la manière de Manuel Machado) non pas à la chanson de variétés de l’époque mais au... flamenco.
En effet, le substrat idéologique du Concours présuppose que le flamenco est devenu à cette époque caricatural pour ce qui est du chant et de la danse. Le chant flamenco usant et abusant d’effets roucoulants du bel canto italien. L’urgence n’est pas de sauver le flamenco qui se porte assez bien au début du siècle avec le succès des cafés cantantes et sa professionnalisation croissante mais les "trésors inestimables du passé" menacés par l’oubli, autrement dit le chant "traditionnel", andalou et espagnol, aux origines à la fois lointaines et paysannes. A cet égard, Lorca dit du concours de 1922 qu’il fut un succès en même temps qu’une résurrection du cante. Pendant et, surtout, après l’événement, la compagnie Odéon enregistra d’ailleurs quantité de 78 tours de chanteurs "authentiques", notamment l’un des triomphateurs, le cantaor amateur et jusque-là inconnu, Diego Bermúdez "El Tenazas". Les cantaores professionnels de flamenco faisant quant à eux partie du... jury de la compétition - Antonio Chacón en était le président.
Dessin de Tono - Revista Nuevo Mundo, 1922
En 1922, Lorca pense que l’anonymat (ou l’oubli) des auteurs des letras du cante jondo apporte une caution à la création populaire, qui est impersonnelle, collective et millénaire. Falla demande aux artistes en compétition de laisser les effets expressifs, théâtraux et ornementaux, au vestiaire. On cherche à polir et à policer le cante et on n’hésite pas à effacer du tableau ou à éliminer du cuadro flamenco les jaleadores, ces palmeros qui soutiennent et motivent les chanteurs de leurs claquements de mains, de pieds et de leurs interjections. La fête ne saurait être qu’apollinienne et on écarte toute velléité de juerga, de bringue pouvant tourner à l’orgie ou à la bacchanale. Ce puritanisme affiché vise à n’effaroucher ni le public cultivé (donc bourgeois) auquel on s’adresse ni, surtout, les organismes officiels soutenant la manifestation.
Si on ne fait pas encore usage du couple antagoniste cante grande / cante chico, notions qui seront développées par José Carlos de Luna en 1926, on oppose la tradition rurale à la modernité de la ville, la pureté et le lyrisme de la musique ancienne au produit vulgaire issu de la pollution urbaine, du théâtre, du café, de la beuverie. La gitanité n’est alors pas une valeur suffisamment positive aux yeux des organisateurs du concours, et on moque parfois l’accent andalou des cantaores. L’apprenti pianiste Lorca étudie le répertoire classique (Beethoven, Chopin, Schumann, Mendelssohn, Schubert...), aime la copla (qu’il oppose au cuplé) et ira jusqu’à apprendre des rudiments de guitare auprès de deux musiciens gitans, à Séville : El Lombardo et Frasquito el de la Fuente. Falla aime la Saeta pure, "non encore polluée par le flamenco" (sic). Lorca fait son miel de la Seguidilla, pour lui "pure élégie".
Un premier paradoxe est qu’en prétendant défendre la copla traditionnelle, andalouse et / ou espagnole, les organisateurs du concours visent un art supra-national, primitif, éternel (alors que le flamenco, pour Lorca et Falla se confond avec l’Espagne du XIXe siècle), "naturel", certes, un peu oriental sur les bords mais, en réalité, universel. Un autre est le double usage qui peut être fait du gramophone : cet appareil enregistreur permet de conserver le cante jondo mais il risque également, en le diffusant, de lui faire perdre de son aura (Benjamin), de diluer le mystère en le diffusant. Le musicologue américain Irving Brown se rappellera en 1929 avoir entendu dans le quartier sévillan de Triana un petit gitan âgé de neuf ou dix ans interpréter une Taranta exactement comme la chantait el Cojo de Málaga. Lorsqu’il demanda à l’enfant s’il connaissait ce cantaor, le gosse répondit : "Non, Monsieur. Je l’ai entendue au phono."
Caricature de Antonio López Sancho - El Tenazas accompagné par Ramón Montoya
Certes, les idées de Lorca évoluèrent par la suite. Et, comme le note Christopher Maurer, dans sa deuxième conférence, donnée à La Havane en 1930 après son voyage à New York, le poète andalou est bien obligé de constater que, de même que La Argentina stylise la tradition à sa manière, l’apport individuel, la singularité de l’artiste, la modernité, le génie, une part d’invention et de créativité sont aussi des composantes essentielles du cante jondo. On peut même affirmer que c’est cette part du chant, cet art inimitable ou unique, qui s’éteint avec l’artiste. Lorca développe alors son concept de "duende". Les distinctions rigides du concours de 1922 entre le jondo et le flamenco, l’amateur et le professionnel sont balayées par cette qualité susceptible de donner vie aux choses les plus vulgaires, pour peu que l’interprète ait une personnalité. Lorca n’évoque plus la "dégénérescence" du chant, la pureté ou la pollution mais se félicite au contraire de l’influence de celui-ci sur la musique d’Albéniz, Falla, Debussy et sur la culture urbaine de masse ou, du moins, sur celle du public averti. Le cante jondo a également inspiré des compositeurs de zarzuelas tels que Chueca, Chapí, Bretón, Valverde... Il établit le lien du chant andalou avec le répertoire sépharade, à l’origine de toute la "grande musique slave". Et il considère alors le jaleo comme un élément sacré, les Olés-Olés pouvant être interprétés comme des Allah-Allah, des invocations à la divinité issues de la musique arabe, un appel au duende...
Enfin, il convient de situer le Concours de 1922 dans un cadre autre que celui, nationaliste, régionaliste, "costumbrista", comme on serait tenté de le faire au premier abord. Si l’on essaie de contextualiser la démarche du compositeur Manuel de Falla, de son jeune élève et de leurs amis intellectuels, on y verra un avatar de ce mouvement initié à la fin du XVIIIe siècle par Herder et son disciple Goethe, qui aboutit au collectage de contes et de chansons populaires, allemands et européens, poursuivi par Arnim, Brentano et les frères Grimm, Liszt (cf. son voyage en Andalousie en 1846)…, courant comparatiste qu’on pourrait qualifier aussi d’ethnographique qu’on retrouve au début du XXe siècle en musique (cf. l’ethnomusicologue américain John Lomax, qui enregistre les chants de prisonniers et les blues à partir des années 1910 ; cf. l’immersion des frères Gershwin auprès d’îliens afro-américains du côté de Charleston avant d’écrire "Porgy and Bess") comme en danse (cf. les recherches de Massine et des Ballets Russes en Espagne en 1917 qui aboutissent à leur collaboration avec Falla et avec le danseur Félix Fernández dans le "Sombrero de tres picos").
Dans un des documents d’amateur tournés par son agent Arnold Meckel, on peut voir La Argentina s’intéressant de près aux danses régionales espagnoles. En les notant ainsi au moyen du cinématographe, elle ne visera naturellement pas à les reproduire telles quelles mais, au contraire, à les styliser sur scène.
Nicolas Villodre
Catalogue Odéon, mai 1923
Galerie sonore
Diego Bermúdez "El Tenazas de Morón" - guitare : Hijo de Salvador
Enregistrements Odéon de 1923 (extraits du CD "I Concurso de Cante Jondo. Colección Manuel de Falla" - Sonifolk 20106, 1997)
Soleares de Triana / Soleares de Paquirri / Martinetes / Siguiriyas gitanas de Silverio
La référence à John A. Lomax me semble très pertinente dans la mesure où elle illustre l’idéologie qui sous-tend au départ la notion même de folklore, le préjugé du Romantisme allemand soigneusement analysé par Henri Davenson dans « le Livre des Chansons » (Cahiers du Rhône 1942) : la croyance en « un art d’illettrés, spontané, impersonnel , originel ».
John Lomax et quelques autres avant lui (Howard Odum, Robert Gordon, Lawrence Gellert…) ont été novateurs dans la mesure où ils se sont intéressés à un folklore spécifiquement américain et à la musique noire, alors que les folkloristes de leur époque ne visaient que la compilation de ce qu’ils considéraient comme une copie, voire une dégénérescence du folklore des îles britanniques - travail qui a abouti à l’ouvrage monumental de Francis James Child.
Mais Lomax demeure lui aussi un homme du XIXe siècle avec les préjugés de sa génération, essentiellement préoccupé par la transcription et la publication des textes de chansons… souvent falsifiés pour la bonne cause, ce que le phonogramme a mis en évidence à partir de 1933. Ce n’est pas avant cette année, postérieure à la Dépression économique et à la sienne propre, qu’il réalise des enregistrements de terrain à l’âge de soixante ans, encouragé pas son fils John. Non pas pour rechercher les sources du blues, musique commerciale dont les folkloristes se désintéressaient totalement, mais selon ses propres déclarations pour « préserver » des chants qu’il estimait en voie de disparition (interview sur l’excellent CD « Jail House Bound » de Mark Allan Jackson, West Virginia University).
Le choix de visiter des lieux réputés isolés de la civilisation était orienté par la croyance en un folklore « pur », et il est arrivé que Lomax remballe son matériel au motif que les chants des détenus ne correspondaient pas à ce qu’il souhaitait entendre. Les faits étant plus têtus que les vues de l’esprit des universitaires, il se trouvait que les fermes les plus isolées n’était pas à proprement parler coupées du monde, et que les détenus condamnés à de longues peines étaient moins nombreux que ceux qui étaient régulièrement libérés et repris. Le plus célèbre d’entre eux, Huddie Leadbelly, avait connu un début de carrière professionnelle avant sa première condamnation, et même s’il a su tirer parti du répertoire rural qui séduisait les intellectuels de Greenwich Village, sa vocation était née de la fascination qu’exerçaient les puissantes basses de boogie-woogie entendues dans les tripots de Dallas.
En 1910, le terme de « blues » commençait à peine à s’appliquer à la musique – en l’occurrence à des marches militaires et à des compositions sirupeuses qui n’avaient rien à voir avec ce que nous désignons aujourd’hui sous ce nom (voir Peter C. Muir, Long Lost Blues, University of Illinois Press). Popularisé auprès d’un public essentiellement afro-américain à partir de 1920, le blues était une musique de danse et de divertissement (une musique « hip », comme m’a dit Elijah Wald) dont la quintessence la plus « folklorique » en apparence, la plus riche et esthétiquement avancée à mon sens, a été révélée exclusivement par l’enregistrement commercial. L’idée d’une musique « ancestrale » dont l’origine se perd dans la nuit des temps n’apparaît que dans les années 1960, dans le sillage du « folk boom », et c’est bien davantage à Alan Lomax qu’à son père qu’on doit la légende d’un Delta mythique qui serait « The land where the Blue began », et la révélation des « hollers » chantés a cappella.
La croyance en une forme de chant « primitif » en amont de toute élaboration formelle est aussi persistante que séduisante, j’ai entre les mains un superbe coffret dénommé « Archivo del cante flamenco » qui commence immanquablement par… des martinetes et des tonas, s’agirait-il d’une coïncidence ?
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