Hommage à Paco de Lucía

21 décembre 1947, Algeciras (Cádiz) - 26 février 2014, Cancún (Mexique)

mardi 4 mars 2014 par Claude Worms

"Nos hemos quedado huérfanos", écrivait Maguy Naïmi la semaine dernière. Paco de Lucía nous a quitté le 26 février dernier, à 66 ans, victime d’ un infarctus. On mesure, à la multitude des hommages qui lui sont rendus dans le monde entier, ce que doivent les "flamencos", et le flamenco, à cet immense artiste. En France, la presse quotidienne, les magazines, les chaînes de radio et de télévision, généralistes ou spécialisées, ont relayé l’information et publié ou diffusé des portraits, des interviews, des extraits de concert... Le 27 février, pour la première fois à notre connaissance, France Inter a consacré une émission de 50 minutes, en plein après-midi (15h), à Paco de Lucía et au flamenco ("Là-bas si j’y suis" - Daniel Mermet)...

Palavas-les-Flots, 2005 - Photo : René Robert

La triste nouvelle nous est parvenue alors que nous préparions un article pour le cinquantième anniversaire du premier disque solo de Paco de Lucía : cinquante ans d’un magistère que la mort n’interrompra pas, tant l’inventaire du legs du "maestro" (un terme bien galvaudé dans le "mundillo", mais pour une fois parfaitement justifié) est loin d’être achevé.

En 1964, Paco de Lucía enregistrait donc un premier EP pour "Hispavox", intitulé "La guitarra de Paco de Lucía". Baptême du feu, et baptême tout court pour un jeune guitariste de 16 ans, connu jusqu’alors comme le "Niño de la Portuguesa", ou encore "Paco de Algeciras". Accompagnant son frère Pepe, son aîné de deux ans, il avait déjà gravé trois EPs en 1961, puis un LP en 1963 (Hispavox), sous le nom de "Los Chiquitos de Algeciras" (pour plus d’informations biographiques, lire notre article "La décade prodigieuse. 3" - rubrique "Articles de fond"). Au programme, un état des lieux en quatre solos : la Rondeña de Ramón Montoya, le père fondateur de la guitare flamenca soliste ; la Siguiriya "Cielo sevillano", pour la veine mélodique de Niño Ricardo ; les Alegrías "Piropo gaditano" (transcription : "La décade prodigieuse.3") pour les avancées harmoniques de Mario Escudero ; les Bulerías "Aires andaluces" pour la technique superlative et l’ exactitude rythmique de Sabicas (transcription dans cet article). La même année, le LP "Dos guitarras flamencas en Stereo" (Philips), enregistré avec Ricardo Modrego, renoue avec le duo de guitares flamencas tel que l’avait défini la trilogie Montilla / Decca (1957-1959) de Sabicas et Escudero (cf : transcription de "Gaditanas" dans cet article).

Jusqu’à la fin des années 1970, le compositeur ne changera plus ces références, et restera dans le cadre formel du solo de guitare flamenca traditionnel, suite plus ou moins aléatoire de "paseos", "llamadas", "falsetas", "remates"... Il s’inspire de Sabicas pour la virtuosité et le dynamisme rythmique, en poussant à l’extrême la variété de la division des temps - ce que permet justement la virtuosité (jusqu’au sextolet de doubles croches pour les "remates" en picado, dans la Soleá par exemple ; l’ "alzapúa" en doubles croches, qui décale la basse de chaque mécanisme par rapport à la pulsation, alors que Sabicas s’en tenait au triolet de croches, avec une basse systématiquement placée sur chaque temps). Mais cet assouplissement du phrasé reste très traditionnellement corseté dans l’espace des compás successifs, et donc morcelé par les "cierres", réalisés certes en une multitude de variantes, qui entravent toute tentative de mouvement mélodique de grande ampleur. Sur le plan harmonique, il systématise les expérimentations de Mario Escudero, et par-delà de Ramón Montoya, notamment dans le "toque por medio" (mode flamenco sur La), traditionnellement plus pauvre que le "toque por arriba" (mode flamenco sur Mi) : accords de passage (7 ou 7/9) sur tous les degrés du mode, sauf naturellement le premier (en général, pour des cadences intermédiaires V - I - par exemple, pour C - Bb - A : G7 - C - (C79) - F7 - Bb - A) ; substitutions d’ accords fondamentaux par leurs relatif mineurs 7 (Am7 pour C, Gm7 pour Bb...) ; modulations passagères vers les tonalités majeures et mineures relatives (Fa Majeur et Ré mineur pour le mode flamenco sur La) ou la tonalité majeure homonyme (La Majeur).

Mais finalement, c’est de l’esthétique de Niño Ricardo que Paco de Lucía est le plus proche pendant cette première période. Ricardo est un ami de son père et premier professeur, Francisco Sánchez Pecino. Son frère aîné, Ramón (Ramón de Algeciras, 1938-2009), remarquable accompagnateur, est un fervent disciple de Niño Ricardo : il enseigne à son jeune frère les falsetas de Ricardo, et ses propres compositions, dans un style proche. Mais plus fondamentalement, Paco de Lucía partage avec Niño Ricardo un don qui ne s’explique pas, ni ne s’analyse : le génie mélodique. En témoignent les chefs d’oeuvre de la période 1967-1976, avec d’emblée pour le premier LP solo ("La fabulosa guitarra de Paco de Lucía" Philips, 1967) l’ Alegría "Recuerdo a Patiño", restée au répertoire de tous les guitaristes flamencos. Suivent, entre autres, "Fantasía flamenca de Paco de Lucía" (1969), "El duende flamenco de Paco de Lucía" (1972), "Fuente y caudal" (1973) et "Almoraima" (1976). "Paco de Lucía en vivo desde el Teatro Real" (1975) est un résumé édifiant de l’extraordinaire créativité mélodique du compositeur. Presque toutes les grandes falsetas de cette période pourraient être chantées, y compris pour les "toques libres"" (par exemple l’intégralité de la merveilleuse Granaína "Generalife bajo la luna" ; le trémolo de la Taranta "Fuente y caudal"...).

Une veine mélodique d’autant plus remarquable que dans le même temps, Paco de Lucía multiplie les enregistrements avec un grand nombre de cantaores : ces séances lui servent parfois de laboratoire pour ses futurs disques solos, mais il y grave aussi bon nombre de falsetas originales, avec une exceptionnelle intuition de ce qui conviendra le mieux à tel ou tel chanteur, à tel ou tel moment, pour tel ou tel cante. Il définissait d’ailleurs fréquemment une falseta réussie comme étant un "chiste", un trait d’esprit : référence à sa concision et à la pertinence de sa chute ("remate"), mais aussi à son adéquation au contexte (les chants précédents) qui la rend apte à relancer la conversation (le chant suivant). La réussite ne réside pas seulement dans la qualité de la composition, mais aussi (surtout ?) dans le choix de la bonne falseta au bon moment. Le guitariste est l’un des très grands accompagnateurs du cante de l’histoire du flamenco - et aussi de la danse (José Greco lui offre son premier contrat professionnel, à treize ans. Il jouera ensuite pour Antonio el Bailarín, Antonio Gadés, Manuela Vargas...). Mais l’accompagnement du chant a toujours été son activité favorite, sans doute plus précieuse pour lui que le jeu en solo - ne pas confondre l’interprétation en public avec la composition, acte de création intime et solitaire, par lequel Paco cherche peut-être à donner à sa guitare la voix qui lui fait précisément défaut, alors qu’il aurait rêvé d’être cantaor. Qui veut comprendre la musique de Paco de Lucía doit donc absolument écouter sa discographie en tant qu’accompagnateur, non seulement avec Camarón (lire notre article "La discographie de Camarón" - rubrique "Articles de fond") et Fosforito, mais aussi avec Chato de la Isla, Niño de Barbate, El Lebrijano, Naranjito de Triana (tous albums réédités en CD et éminemment recommandables), Jarrito, Niña de la Puebla, Juan de la Loma, El Sevillano, Juan de la Vara...

L’accompagnateur utilise pour l’harmonisation du chant les mêmes accords de passage et les mêmes cadences intermédiaires V-I que pour les falsetas, ce qui renforce la cohérence de l’ensemble et clarifie les modèles mélodiques. Quitte à contraindre un peu la liberté du chanteur quant à l’ornementation et aux "passages" entre les notes clés, au moins pour les formes les plus modales - les cadences V-I activant dans notre perception musicale "occidentale" des réflexes tonaux. En ce sens, Paco de Lucía pousse à ses limites la fusion entre modalité et tonalité, aussi bien dans ses accompagnements que dans ses compositions pour guitare soliste. C’est sans doute l’une des raisons de l’élargissement sans précédent de son public, et donc de celui du flamenco, hors des frontières andalouses, et à d’autres catégories de mélomanes, adeptes du rock, du jazz ou de la musique "classique"... Les "réponses" au chant, souvent réellement improvisées, prennent dans ses accompagnements une importance inédite : à l’intérieur de chaque cante, la guitare ponctue ainsi tour à tour les lignes vocales par des commentaires harmoniques (souvent en arpèges), des prolongations mélodiques (pouce et picado) ou de véritables transitions musicales entre les "tercios" (périodes mélodiques d’un chant). Cet usage globalisant de l’instrument transforme le rapport traditionnel chant / guitare et évoque, dans ses réussites les plus achevées, le rapport chant / piano du lied schubertien- si l’on consent à le transposer à l’esthétique flamenca.

Palavas-les-Flots, 2005 - Photo : René Robert

"Sólo quiero caminar", premier disque du "Sextet", marque en 1981 une rupture décisive - Norberto Torres signale à juste titre que "Castro Marin", enregistré au Japon l’année précédente, en est une ébauche. Avec le recul, on peut en discerner les prémices dès "Almoraima" et "Castillo de arena" (1977, avec Camarón). Mais c’est évidemment l’expérience contemporaine du "Guitar trio", avec John McLaughlin et Al Di Meola, qui en est le principal déclencheur. Les contacts de Paco de Lucía avec le jazz remontent à ses collaborations avec le saxophoniste Pedro Iturralde, en 1967 et 1968. Mais, au moins pour sa discographie, ils ne s’intensifient qu’à partir de 1977 ("Elegant Gypsy" - Al Di Meola). Suivront "Castro Marin", paru en 1981 (avec Larry Coryell et John McLaughlin), le (trop ?) fameux "Friday Night in San Francisco" (1981, avec Al Di Meola et John McLaughlin), "Belo horizonte" (1981 - John McLaughlin), "Touchstone" (1982 - Chick Corea), "Electric rendez-vous" (1982 - Al Di Meola), "Zyriab" (1990, avec Chick Corea), puis diverses collaborations avec les membres de son premier sextet (Jorge Pardo, Carles Benavent) ou des remakes de "Friday Night" ("Passion, grace and fire", 1983 ; "The guitar trio", 1996). On a beaucoup glosé sur ce que le jazz aurait "appris" à Paco de Lucía, notamment en termes d’harmonie. A ce propos, Paco nous avait déclaré en 1981, lors d’une interview à la suite du concert du "Guitar trio" à l’Hippodrome de Pantin, qu’ "un accord n’a pas d’odeur". Traduire : selon le contexte, un accord peut "sonner" jazz, blues, bossa nova... Pour le contexte flamenco (c’est à dire le tétracorde descendant de la cadence flamenca), Paco n’avait évidemment rien à apprendre de personne. Qu’il ait éventuellement enrichi plus ou moins la palette de ses accords de passage et de ses accords suspensifs ne change fondamentalement rien à l’affaire. Il a par contre lui-même affirmé que la confrontation avec ses deux partenaires du trio lui avait appris qu’il pouvait improviser - au prix d’ailleurs d’une tension nerveuse qui se traduisait par de violentes migraines et douleurs cervicales après les concerts. C’est sans doute exact, mais à la condition d’envisager l’improvisation dans un sens très différent de celui que lui donne le jazz (cf : ci-dessous). Dans le feu de l’action, pendant les concerts du trio, l’improvisation de Paco consistait surtout à remplir l’espace musical disponible par des gammes athlétiques, certes spectaculaires, mais finalement musicalement anodines.

La véritable révolution opérée par le "Sextet" concerne la conception du rythme. D’abord, de manière externe, parce que la section rythmique (Rúben Dantas, percussions ; Carles Benavent, basse ; Ramón de Algeciras, seconde guitare) se charge de marquer le cadre harmonique, métrique et rythmique du compás. Les trois "instruments" mélodiques (Pepe de Lucía, chant ; Jorge Pardo, saxophone et flûte ; Paco de Lucía, guitare solo) peuvent donc s’affranchir des "barres de compás". Paco en profite pour opérer, pour la guitare flamenca, une révolution similaire à celle que mirent en oeuvre Lester Young et Charlie Parker pour la carrure harmonique des thèmes de jazz. Traduit en termes flamencos, cela signifie que le guitariste peut penser la musique comme un cantaor, c’est-à-dire entrer et sortir n’importe où dans le compás, et développer d’amples périodes mélodiques sur l’espace de plusieurs compases, en flux continu ou en suites de micro-motifs complémentaires ponctués de silences. Dès lors, Paco de Lucía improvise, certes, mais comme un cantaor : il n’invente pas de nouvelles lignes mélodiques sur une grille harmonique, il modifie sans cesse les mêmes ’thèmes" (qui gardent plus ou moins les contours de "falsetas"), en changeant la durée des notes qui les composent, en ajoutant ça et là quelques ornements, mais surtout en les plaçant sur divers temps du compás et en en modifiant les accentuations - écoutez par exemple les métamorphoses du premier thème du Tango "Sólo quiero caminar", dans différentes versions "live". La comparaison avec Jorge Pardo est très instructive. Lui vient du jazz : dans les premiers temps, il tourne parfois en rond sans parvenir à élaborer des chorus. Mesurée à l’aune du jazz, la "pauvreté" des grilles du "Sextet" s’avère peu propice au type d’improvisation qu’il pratiquait jusqu’alors.

Plus profondément, cette révolution change donc la conception du rythme des guitaristes flamencos. Il ne s’agit plus de jouer "a compás", de placer les "cierres" au bon endroit, de tenir un tempo... Le rythme devient, comme pour les chanteurs, une substance intrinsèque au discours musical, qui l’innerve et le modèle dans toutes ses autres composantes : contours mélodiques, harmonie, accentuation, dynamique, silence... doivent produire un désordre asymétrique et polyrythmique chargé de sens dans l’ordre de la forme flamenca de référence. La périodicité de la répétition mélodique ne coïncide plus avec celle du compás externe (écoutez une Siguiriya de Tío José de Paula par La Piriñaca). C’ est cet espace de liberté contraignante, enivrant et effrayant, que le "Sextet" ouvre à Paco de Lucía. Comment penser une Siguiriya dans une Bulería ou une Soleá, une Guajira dans un Tanguillo...? En d’autres termes, un orfèvre en la matière, le pianiste de jazz Lennie Tristano, déclare : "... percevoir en même temps un 3/4 et un 4/4. Je travaillerai de plus en plus dans ce sens : en 7/4 et en 6/4, ou, en les doublant : 5/8, 6/8, 7/8 et peut être même en 9/8. Parfois, il m’est arrivé de jouer quelque chose et, après réflexion, de réaliser que je venais peut-être de jouer en 13/8 ! (... ) Cela ne peut être réalisé intellectuellement, il faut le sentir" (François Billard : "Lennie Tristano", Editions du Limon, Montpellier, 1988).

"Quand on joue seul, le swing, il faut le suer sang et eau, croyez-moi" (Lennie Tristano, ibid.). Pour le Paco de Lucía d’après 1981, on ne parlera pas de swing, mais plutôt de déferlantes rythmiques tour à tour violentes ou tendres, entre effervescence haletante et jubilation euphorique, avec des accès de rage destructrice, qui transforment l’avenante Bulería en genre tragique. Elles prennent parfois des allures de course à l’abîme qui ne peut se résoudre que dans un gouffre de silence, qui déconcerte et angoisse parfois ses partenaires au cours de certains concerts. Miles Davis ne réagira pas autrement, et ne supportera pas au-delà de douze mesures le silence qui troue le chorus de Thelonious Monk, lors de la deuxième prise de "The man I love" (1954). Toujours est-il que dans "Siroco" (1987), le rythme est indissociable de chaque élément du jeu de la guitare : Paco de Lucía transfèrent les acquis du "Sextet" à la guitare flamenca soliste traditionnelle, sans soutien d’une quelconque section rythmique. Avec le "Tauromagia" de Manolo Sanlúcar", "Siroco" est l’un des rares chefs d’oeuvre absolus de la guitare flamenca "de concert". La musique dans toutes ses composantes est un flux rythmique, et chaque pièce est une sorte de thème en devenir permanent ("durchkomponiert", écriraient les musicologues), inséparable de ses développements harmoniques et mélodiques, et fondu en textures mouvantes qui s’engendrent les unes les autres (rasgueados, arpèges, picados, alzapúa..., c’est tout un). Si "La Barrosa" (Alegrías) ou "El Pañuelo" (Bulerías) en sont des démonstrations éclatantes, ce n’est pas pour autant une affaire de rapidité du tempo, ni même de pulsation : le tempo très modéré de la Soleá "Gloria al Niño Ricardo", comme l’absence de pulsation de la Rondeña ("Mi Niño Curro") et de la Minera ("Callejón del Muro") n’altèrent en rien la qualité et la continuité rythmiques des compositions.

A ce niveau de vertigineuse liberté, l’artiste travaille sans filet. On ne s’étonnera donc pas que la suite de la discographie de Paco de Lucía n’atteigne qu’épisodiquement à ces sommets, et que les enregistrements se fassent plus rares et laborieux - "Zyryab" (1990), "Luzia" (dernier grand disque, 1998 - la Siguiriya "Luzía", la Rondeña "Camarón" et la Bulería "Río de la Miel", avec son lumineux trémolo introductif, renouent avec le niveau de "Siroco") et "Cositas buenas" (2004). Avec les "Sextets" successifs, dont les membres n’ont pas toujours la qualité des musiciens de 1981, les "live" comme les concerts sont très inégaux. Quand l’inspiration et l’envie ne sont pas au rendez-vous (et comment le seraient-elles à chaque concert au rythme de six à neuf mois de tournée sur l’année ?), la tentation de la fuite en avant est forte, à coups de pyrotechnie digitale et de décibels. La musique n’a plus alors d’autre fonction (outre, accessoirement, celle d’épater la galerie) que de désigner le rythme, qui se trouve réifié, au lieu de l’irriguer et de la vivifier. On peut alors le découper en rondelles de plus en plus minces, en contretemps de contretemps, en fractions de syncopes... qui, répercutés par tous les instruments (et la réverb...), se détruisent mutuellement. Le chant, que la guitare de Paco avait disputé au cantaor, y disparaît irrémédiablement. C’est peut-être là la racine de l’impasse que nous semble révéler "Cositas buenas" : un kaléidoscope de "petites choses", de détails qui font se dresser l’oreille, mais qui se perdent immédiatement dans un foisonnement rythmique d’ambiance, que l’on oublie lui-même instantanément. Impossible pour le chant de se dépêtrer d’une toile d’araignée rythmique qui semble se satisfaire d’elle même. La rumeur dit que Paco de Lucía avait le projet d’un nouveau disque mis en chantier en 2012, sur des classiques de la "copla" andalouse : peut-être une manière pour lui d’échapper à l’hypertrophie d’un rythme devenu finalement un adversaire bien encombrant, et de se ressourcer mélodiquement ?

"Sólo quiero caminar", "Huida" : deux titres, une vie. La "vie d’artiste", aurait chanté Léo Ferré (ou encore, "It’s lonely at the top", d’après Randy Newman).
Solitude de l’enfance d’abord : les heures quotidiennes de travail acharné et d’enfermement avec la guitare, pendant que les gamins du quartier jouent dans la rue - le miracle est que "Paquillo" n’y ait pas perdu sa fringale de musique. Fuir l’humiliation de classe, celle dont son père avait souffert lorsqu’il gagnait quelques sous à divertir quelque "señorito" en goguette. Revanche du musicien populaire autodidacte, qui force les portes des hauts-lieux de la musique savante "respectable" : la Palaú de la Música et le Teatro de la zarzuela en 1971, le Teatro Real en 1975. Pris entre le complexe d’infériorité de qui n’a pas bénéficié d’une éducation musicale conventionnelle et la conscience de son propre génie, Paco n’aura de cesse de démontrer. Démontrer qu’il peut jouer les oeuvres de Manuel de Falla, Isaac Albéniz ou Joaquín Rodrigo, qu’il peut sans démériter dialoguer avec des musiciens de jazz, cette musique d’origine populaire admise au statut de musique "savante" : l’une des ses obsessions sera sans doute de conquérir le même statut pour le flamenco.

Après la parution de "La fabulosa guitarra de Paco de Lucía", il accède au rang de concertiste soliste. Autre traumatisme : le jeune homme timide et introverti ne pourra plus rester dans l’ombre protectrice du cantaor. Très respectueux de la tradition, il souffre peut-être aussi de la culpabilité d’une transgression involontaire : celle de la hiérarchie traditionnelle entre cantaor et tocaor, signifiée par la mention "con la colaboración especial de Paco de Lucía", imposée par son père. On sait que le guitariste continuera toute sa vie à accompagner le chant lors de réunions privées. Par contre, il ne le fera plus sur scène. Ce qui peut être interprété comme un comportement de star est plutôt une preuve de respect : quelque soit sa notoriété, l’accompagnateur ne saurait éclipser le cantaor. Par scrupule aussi, Paco de Lucía est le seul grand guitariste flamenco contemporain qui ait toujours refusé de donner des "master classes", de diriger des stages... : là encore très traditionnel, il est persuadé, à tort ou à raison, que la guitare flamenca ne s’enseigne pas, sinon par la tradition orale et l’imitation des maîtres. Ses concerts et ses disques sont donc en eux-mêmes des leçons, et il serait malhonnête d’être payé de surcroît pour "donner des cours".

En ce sens, le "Sextet" aura sans doute été aussi un refuge. Passés le ou les solos introductifs, Paco peut s’y fondre dans le groupe, et regagner un relatif anonymat. Il peut surtout y assouvir à nouveau sa passion de l’accompagnement, sans transgression cette fois, puisque le chant y est traité de manière quasi instrumentale, et en l’étendant aux solos de Jorge Pardo, voire de Carles Benavent, et au baile (Manuel Soler). Paco n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il accompagne, et retrouve fugitivement son sourire radieux quand il place le bon accord ou la bonne "réponse" au bon moment.

Le succès planétaire d’ "Entre dos aguas", et le "cross over" qui en résulte, provoque aussi de nouvelles contradictions. L’attitude du guitariste flamenco devenu rock star est naturellement ambiguë : une telle notoriété ne se refuse pas, mais implique une pression médiatique et une responsabilité artistique qu’il peine à assumer. On nous pardonnera ici d’évoquer un souvenir personnel. En 1981, à l’occasion du concert en trio de l’Hippodrome de Pantin, avec John McLaughlin et Al Di Meola, j’avais été chargé par "Guitarist Magazine" (une excroissance éphémère de l’ "Escargot Folk") de réaliser une interview de Paco de Lucía. Epuisé par la tournée, le concert et le défilé des journalistes (Le Monde, Libération...), il avait cependant accepté l’entretien, et avait discuté flamenco avec moi, illustre inconnu représentant une revue franchement confidentielle, pendant plus d’une heure. Vers trois heures du matin, il trouva encore l’énergie nécessaire pour essayer pendant quelques minutes une guitare à sept cordes, invention d’un apprenti luthier qui avait réussi on ne sait comment à se faufiler dans les coulisses... Il devait ensuite apprendre à se protéger, en faisant violence à la simplicité et à la courtoisie que soulignent tous ses proches - de là sans doute les retraites de plus en plus longues et secrètes au Mexique, à Tolède, à Palma, à Cuba...

Surtout, les attentes du public ne sont pas toujours en phase avec l’exigence du musicien. Chaque nouveau disque est attendu, à la fois "au tournant" et comme un oracle, par les professionnels et les aficionados. Le processus de composition et de réalisation en studio est de plus en plus long, complexe et pesant pour un artiste conscient que la moindre de ses notes sera pesée et glosée à satiété par la critique, et imitée par des guitaristes du monde entier. C’est un peu à chaque fois l’avenir esthétique du flamenco qui est en jeu : l’excès de responsabilité engendre aussi un excès de doute paralysant. Mais ensuite, en concert, Paco de Lucía sait aussi qu’il devra en passer, à un moment ou à un autre, par "Entre dos aguas" et "Mediterranean Sundance" - au fil des ans, il aura d’ailleurs tendance à les expédier le plus rapidement possible, sur des tempos de plus en plus hallucinants. Faire de la musique dignement, par respect pour son propre travail, le flamenco et le public ; mais aussi donner à ce même public ce qu’il attend, ne serait-ce que par courtoisie, c’est à dire des alzapúas et des picados athlétiques, et une bonne dose de Rumba (y compris l’improbable "Buana Buana King Kong"...). Dilemme insoluble qui explique sans doute, avec l’épuisement physique et nerveux, la lassitude du guitariste, de plus en plus perceptible lors des concerts de ces dernières années.

Lors de son concert pour la IVème Biennale de Séville, au moment d’entrer en scène, Paco répondit à Juan Alberto Fernández Bañuls, qui lui demandait s’il voulait quelque chose : "Sí. Irme". "(...) recuerdo situaciones mil que me han pasado en mi vida de estar a gusto escuchando a gente cantar" (entretien avec Rafael Valera Espinosa - revue "Candil" n° 96, Jaén, 1996). Paco de Lucía s’en est allé définitivement. Où qu’il soit, il a bien mérité d’écouter le cante qu’il aimait tant. ¡A gusto !

Claude Worms

Photos : René Robert

Bobigny, 1987 - Photos : René Robert

Transcriptions

"Aires andaluces" (Bulería)

Extrait du EP "La guitarra de Paco de Lucía" - Hispavox, 1964

"Aires Andaluces"
"Aires andaluces"

"Gaditanas" (Alegrías)

Extrait du LP "Dos guitarras flamencas en Stereo", en duo avec Ricardo Modrego - Philips, 1964

"Gaditanas" / Guitare 1
"Gaditanas" / Guitare 2
"Gaditanas"

Galerie sonore

1969 : El Lebrijano a 28 ans. Pour son premier LP, il est accompagné par Niño Ricardo, 65 ans, et Paco de Lucía, 22 ans. Paco enregistre en duo avec son premier maître : passage de témoin symbolique entre les deux grands mélodistes de la guitare flamenca. Avec El Lebrijano, il récidivera l’année suivante pour un autre album indispensable (Polydor, avec la mention désormais rituelle : "Con la colaboración especial de Paco de Lucía"), celui-ci heureusement réédité en CD (Polydor 529176 2, 1995)

Extraits du LP "De Sevilla a Cádiz" - Columbia 1969

Chant : El Lebrijano

Guitares : Niño Ricardo et Paco de Lucía

Soleares / Bulerías / Soleares por Bulería / Siguiriyas / Romeras

Claude Worms


"Aires Andaluces"
"Gaditanas" / Guitare 1
"Gaditanas" / Guitare 2
"Aires andaluces"
"Gaditanas"
Soleares
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