samedi 15 juin 2019 par Claude Worms
Situé à égale distance de la côte malaguène et de la baie de Cádiz, le Campo de Gibraltar est un territoire flamenco qui reste méconnu...
Algeciras
D’est en ouest, il s’étend sur la côte méditerranéenne de La Línea de la Concepción (ville frontalière de Gibraltar) à Tarifa (à la jonction de la mer Méditerranée et de l’océan Atlantique). Même si certaines bourgades de l’intérieur, Castellar de la Frontera et Jimena de la Frontera essentiellement, possèdent une tradition flamenca non négligeable, le noyau dur du flamenco de la région est concentré sur un étroit périmètre borné par La Línea, San Roque, Los Barrios et Algeciras. Dans une moindre mesure, Tarifa et Facinas ont également contribué à la constitution du répertoire local - quelques variantes de cantiñas, dont "La contrabandista" popularisée par Camarón de la Isla, et deux fandangos autochtones - celui de Facinas, attribué à un certain Juan Palillo, et la chacarrá (déformation phonétique du terme "jácara", désignant une danse baroque ?).
Chacarrás - anonyme
Fandangos de Facinas - Flores el Gaditano (chant) / Félix de Utrera (guitare). Nous ne résistons pas au plaisir de reproduire le texte du deuxième fandango de Facinas : "En las playas de Tarifa / que ya te puedes bañar / porque todos los tiburones / se han ido por alta mar / por no verte los calzones.
Cantiña de La Contrabandista - Rafael "el Tuerto" (chant) / Félix de Utrera (guitare)
Le centre économique de la région est évidemment le complexe portuaire Algeciras-La Línea. Principale tête de pont séculaire de l’Espagne vers le Maroc (Tanger, Ceuta, Melilla), Algeciras est toujours actuellement le premier port espagnol et le cinquième port européen. La pêche et ses activités dérivées (conserveries et exportation de poisson) sont les autres moteurs économiques traditionnels de la région, loin devant l’agriculture. Pendant les années terribles de l’après Guerre Civile (années 1940-50) la proximité de Gibraltar a contribué à garantir un minimum vital précaire à la population limitrophe, par les emplois disponibles de l’autre côté de la frontière, les capitaux britanniques investis dans la région (l’hôtel Reina Cristina d’Algeciras en est le symbole le plus célèbre) et surtout la contrebande, plutôt dynamisée que tarie par la fermeture de la frontière de 1968 à 1985. En contraste avec le caciquisme terrien dynastique de l’Andalousie occidentale, le Campo de Gibraltar a longtemps été dominé socialement et politiquement par une bourgeoisie entrepreneuriale liée à la mer (transporteurs, exportateurs et industriels des conserveries) – des fortunes plus ou moins éphémères, liées à des "coups" heureux, auxquelles il convient d’ajouter les profits aléatoires de la contrebande. Finalement, cette situation n’est pas sans rappeler celle des heurs et malheurs des petits patrons propriétaires de mines de la région d’Almería, Cartagena et Murcia, avec les mêmes effets sur la vie nocturne : une prolifération de tavernes, cabarets, tripots etc. atteignant rarement le statut et la longévité de "cafés cantantes" ayant pignon sur rue, mais dont la concurrence assurait bon an mal an des cachets substantiels à des artistes professionnels renommés et des revenus d’appoint à des semi-professionnels du voisinage, et donc entretenait une activité et une créativité flamencas dynamiques. Si quelques artistes du crû allèrent chercher fortune ailleurs, beaucoup plus nombreux sont ceux qui se contentèrent de vivre au jour le jour sur leur notoriété locale, ou ceux qui séjournèrent régulièrement ou s’installèrent définitivement dans la région - Rafael Pareja, Francisco Gabriel Díaz Fernández "Macandé", Joaquín José Vargas Soto "Cojo de Málaga", Antonio Díaz Soto "el Flecha de Cádiz", Manuel Rodríguez de Alba "el Brillantina", Juan Manuel Valderrama Blanca "Juanito Valderrama", Juan García Alcaide "Juanito Maravillas", Joaquín Cortés "el Limpia", Antonio Cruz García "Antonio Mairena", Miguel Fernández Fernández "el Galleta", José Cruz Monje "Camarón de La Isla", Guillermo Campos Jiménez "Morenito de Illora" etc. Tous trouvèrent matière à enrichir leur répertoire dans le Campo de Gibraltar et, en retour, y exercèrent une influence durable.
La Línea de la Concepción
Nous ne nous hasarderons pas à dater le début de la saga cantaora du Campo de Gibraltar au tournant des XVIIIe et XIXe siècle, quand le jérézan Manuel Soto Leal "Tío Manuel Cantoral", fils du non moins légendaire (dans tous les sens du terme) José "Tío Perico" Cantoral, s’installa définitivement à Algeciras. Pas plus que nous ne le situerons en 1846, date de naissance, dans la même ville, de Juan Luis Soto Montero "Juan Torres", le père de Manuel Torres. Faute de documents d’archives probants, on pourra douter qu’ils aient été - comme les adeptes des spéculations sur un cante cryptique soigneusement dissimulé au sein de quelques dynasties gitanes l’affirment sans la moindre preuve -, des maîtres des tonás et des siguiriyas, dont on ne sait d’ailleurs à quoi elles pouvaient ressembler à l’époque, ni même si elles existaient déjà - ce qui est fort improbable, au moins pour les siguiriyas telles que nous les connaissons actuellement. On pourra conjecturer avec plus de vraisemblance qu’ils interprétaient des airs à danser vernaculaires, avec un talent et une originalité qui établirent leur renommée.
Par contre, pour la seconde moitié du XIX. siècle, la récurrence de quelques noms associés, dans la mémoire collective, à un même type de répertoire (romances, tonás et siguiriyas) est sans doute révélatrice d’une identité cantaora d’Algeciras et de San Roque, proche de celle des "puertos" de la baie de Cádiz (Puerto Real et Puerto de Santa María - Dolores, Juana et Alonso del Cepillo, El Cojo Pavón et El Negro del Puerto pour les artistes qui nous ont légué des témoignages enregistrés) : Juan José Cortes Molina "El Negrito" et son fils Bartolomé "Tío Bartolera", Juan Heredia "El Monono", Juan José Cortes "El Negrito", Antonia la de San Roque, Antonio Heredia "Tío Mosca", Juan Montoya Molina "Tío Metales", Juan Canela, Antonio Monje etc. Pour Algeciras et San Roque, comme pour "los Puertos", ces récits attestent sans doute la transmission orale dans quelques familles gitanes de romances a cappella alternant textes récités et ariosos dont pourraient être issus certains modèles mélodiques de tonás et de siguiriyas.
Rafael "el Tuerto"
Fandango personnel - Rafael "el Tuerto" (chant) / Félix de Utrera (guitare)
Soleares - Rafael "el Tuerto" (chant) / guitare ?
A partir des années 1920, nous disposons d’informations beaucoup plus précises et fiables sur des artistes nés à Algeciras, La Línea, San roque ou Los Barrios, ou encore installés plus ou moins durablement dans la région - pour travailler dans les nombreuses tavernes locales et/ou pour profiter des opportunités offertes par quelques jours d’attente à Algeciras avant d’embarquer avec des troupes d’Ópera flamenca en tournée au Maroc espagnol.
C’est la cas d’abord de Rafael de la Rosa Rodríguez "El Tuerto", né à Séville en 1890, qui s’installa à Algeciras dans la seconde moitié des années 1920, après un crochet par Ceuta, et y resta jusqu’à sa mort en 1974. Son partenaire habituel de "juerga" n’était autre que le guitariste Antonio Sánchez Pecino, le père de Paco de Lucía (cf. ci-dessous). Grand interprète de tientos, tangos et soleares, nous lui devons un fandango personnel repris et modifié par Antonio Carmona Gómez "el Rubio" (La Línea, 1938), puis popularisée par Camarón sur la letra "España tiene una bandera...". El Tuerto n’a malheureusement enregistré que très tardivement, pour la Magna Antología del Cante Flamenco dirigée par José Blas Vega (Hispavox, 1982).
Corruco de Algeciras
Fandangos personnels - Corruco de Algeciras (chant) / Manolo de Badajoz (guitare)
Siguiriyas - Corruco de Algeciras (chant) / Manolo de Badajoz (guitare)
Né à La Línea en 1910, José Ruiz Arroyo "Corruco de Algeciras", cantaor et militant républicain, mourut à vingt-huit ans sur le front de Teruel, paradoxalement dans les troupes franquistes où il avait été enrôlé de force. Après ses débuts au Cinema Teatro Novedades de Séville, il enchaîne les tournées dans diverses troupes d’Ópera flamenca, et déchaîne l’enthousiasme du public par ses fandangos personnels et ses interprétations originales de ceux de ses collègues, Niño Gloria, Manuel Vallejo ou Manuel Vega "el Carbonerillo". Les quelques faces de 78 tours qu’il eut heureusement le temps d’enregistrer au début des années 1930 pour La Voz de su Amo, Parlophon et Odeón montrent l’étendue de son répertoire - une majorité de fandangos, comme il était de règle à l’époque, mais aussi des siguiriyas, soleares, malagueñas, tarantas,media granaínas, campanilleros et milongas. A Algeciras, ses guitaristes habituels étaient Manuel Cuesta Visgleiro "Manitas de Plata" (Cádiz, 1894 - Algeciras, 1962 - pas le Manitas auquel vous pensez...) ou Manuel Fernández Fernández "Titi de Marchena" (Marchena, 1891-1953). Ce dernier vint à Algeciras à la demande de Manuel Vallejo, spécifiquement pour accompagner le jeune Corruco, et s’y installa durablement. Neveu de Manuela Reyes "Jilica de Marchena" et cousin de Melchor de Marchena et du cantaor Juan "el Cuacua", il est unanimement décrit par les artistes de l’époque comme un guitariste prodigieux... qui malheureusement refusa opiniâtrement d’enregistrer.
Son contemporain Manuel María de la Palma Arroyo Jiménez "Tío Mollino" (Algeciras, 1913-1996) ne connut pas une telle gloire, mais vécut suffisamment pour enfin enregistrer quelques cantes, accompagné par Andrés Rodríguez (algecireño lui aussi), à l’âge de... soixante-seize ans. Juan José Téllez, à qui nous sommes redevable de la plupart des informations biographiques de cet article (cf. bibliographie), rapporte qu’il refusait de monter monter dans un ascenseur : le studio étant situé au dixième étage d’un immeuble, il se contenta de deux escalades et donc de deux sessions d’enregistrement. Sa parenté avec Manuel Torres expliquent sans doute sa prédilection pour les siguiriyas de Jerez, et sa quasi spécialisation dans ces cantes, les soleares, les tonás et les saetas.
Tío Mollino
Siguiriyas - Tío Mollino (chant) / Andrés Rodríguez (guitare)
Soleares - Tío Mollino (chant) / Andrés Rodríguez (guitare)
Les décennies 1950-1960 sont marquées par trois artistes majeurs, très différents par leur style comme par leur carrière, mais également encyclopédiques. Roque Montoya "Jarrito" (San Roque, 1925 - Marbella, 1995) est issu d’une lignée flamenca illustre. Quand il remporta le "Premier prix national de cante" lors du mémorable concours de Jerez en 1962 (devant Terremoto...), il était déjà un professionnel reconnu et aguerri, ce qui lui valut de figurer au casting de la fameuse anthologie dirigée par Perico el del Lunar (Hispavox, 1954 - il enregistra pour l’occasion des saetas et des fandangos de Huelva). Il enchaînait les tournées mondiales depuis le début des années 1950 avec les compagnies de Pacita Tomás, Pilar López, Carmen Amaya, Enrique "el Cojo" et Manuela Vargas etc. Nous lui devons une production discographique pléthorique, mais toujours de qualité, pour Alhambra, Odeón, Columbia, Marfer, Discophon et Decca, avec pour l’accompagnement rien moins que Paco Aguilera, Antonio Arenas, Juan Habichuela, Luis Maravilla, Niño Ricardo ou Paco de Lucía.
En homme d’affaire avisé, il dirigea un tablao de Marbella, la "Pagoda gitana", qu’il inaugura en 1969. Il doit sans doute à son passé de cantaor "atrás" son goût très sûr pour la programmation du baile : Estrellita Castro, Mario Maya, Carmen Mora, El Güito et Faíco firent les beaux soirs de la Pagoda - Camarón, Pansequito, Bambino et Lola Flores pour le cante, ce qui n’est pas mal non plus. Il récidiva en 1977 avec "La Zambra", cette fois à Algeciras : Manuela Carrasco, La Tati, Juan Villar...
Flores el Gaditano / Roque Montoya "Jarrito"
Malagueña-granaína de Aurelio sellés et malagueña del Mellizo - Roque Montoya "Jarrito" (chant) / Luis Maravilla (guitare)
Polo et soleá apolá - Roque Montoya "Jarrito" (chant) / Luis Maravilla (guitare)
Florencio Ruiz Lara ("Flores el Gaditano" (Algeciras, 1921) connut ses premiers succès en formant un duo avec Roque Montoya "Jarrito". La tentative fut à ce point concluante qu’elle l’encouragea à récidiver en trio, avec cette fois des partenaires plus disponibles. Formé au café "El Piñero" d’Algeciras, le "Trío de los Gaditanos" était composé de Flores, Juan Pantoja Cortés "El Chiquetete" (Algeciras, 1922 - Séville, 1974), le père d’Isabel Pantoja, et de Manuel Molina Acosta "el Encajero" (le guitariste du trio, disciple de "Titi de Marchena"), le père du Manuel Molina du duo Lole y Manuel. Le répertoire du groupe mêlait habilement cantes flamencos et cuplés. Engagés dans leurs troupes par Pepe Marchena, Juan Valderrama, Pepe Pinto, Manolo "el Malagueño" et Lola Flores, "Los gaditanos" enregistrèrent abondamment pour Columbia et furent sans doute les premiers artistes flamencos à signer un hit mondial avec la milonga "Qué bonita que es mi niña", reprise entre autres par Gracia de Triana et Amalia Rodrigues - on trouvait même leurs succès dans les juke-boxes...
Flores fut le seul artiste du trio à mener une longue carrière en solitaire, en homme de scène complet, aussi à l’aise dans les monologues humoristiques que dans le tango argentin ou le cante le plus rigoureux - ce dont témoigne sa discographie. Il joint à ces multiples talents ceux de romancier et de poète - on lira avec intérêt ses mémoires, à propos desquelles José Manuel Gamboa a déclaré qu’il était une histoire vivante du flamenco de l’après Guerre Civile (cf. bibliographie).
Jabera et malagueña de Juan Breva - Flores el Gaditano (chant) / guitare ?
Alegrías - Flores el Gaditano (chant) / guitare ?
"El Tururú" (rumba) - Flores el Gaditano (chant) / Andrés Batista (guitare)
Antonio el Chaqueta avec le guitariste Paco Moreno
Martinete, toná et siguiriya - Antonio "el Chaqueta" (chant)
Soleares - Antonio "el Chaqueta" (chant) / guitare ?
Doté d’une mémoire auditive prodigieuse, Antonio Fernández de los Santos "El Chaqueta" (La Línea, 1918 - Madrid, 1980) fut à lui seul un conservatoire du cante. Sa discographie officielle, limitée à sa participation à l’anthologie Hispavox de 1954 (cabales et romeras, restées des modèles pour tous les cantaores postérieurs) et à neuf cantes gravés pour Columbia avec Paco Aguilera (tanguillos, alegrías, cantiñas et bulerías, avec ses "trabalenguas" inimitables - BMG / RCA / El Flamenco Vive, 1998) est loin de refléter l’étendue de son répertoire, dont on pourra prendre toute la mesure avec les enregistrements privés opportunément édités par El Flamenco Vive ("Pasión por el cante", El Flamenco Vive, 2003 ). On ne peut qu’y admirer sa longueur de souffle, l’adéquation de l’ornementation à chaque modèle mélodique, et la perfection de l’intonation. Son timbre vocal peu séduisant, et surtout son intransigeance, expliquent sans doute la discrétion de sa carrière, menée essentiellement dans des tablaos, dont le "Villa Rosa" de Madrid. Il ne reçut de son vivant qu’un seul hommage, en 1977, de la part des peñas "Juan Breva" et "El sombrero" de Málaga, où il résida à partir des années 1970.
El Chaqueta fut "un cantaor pour cantaores" : il légua son savoir à son neveu José Antonio Díaz Fernández "Chaquetón" (Algeciras, 1946 - Madrid, 2003), et exerça une influence considérable sur nombre d’artistes de premier plan, tels Camarón (qui lui rendit explicitement hommage - La discographie de Camarón de La Isla), Enrique Morente, Chano Lobato et la très méconnue Paqui Lara (cf. ci-dessous). Ajoutons que nous soupçonnons Antonio Mairena de lui être redevable d’une partie des cantes qu’il a exhumés, dont au demeurant il fitun excellent usage.
Antonio Sánchez Pecino et Paco de Lucía
Ci-dessous : Ramón de Algeciras
A l’époque, le centre stratégique du flamenco d’Algeciras est la rue Munición, dont les bars - el Globo, el Lupe, el Metropol, el Lechero, el Triana, el Bar Rosas etc. - servent de lieux de réunion à partir desquels s’organisent les juergas (Paco de Lucía intitulera "Calle Munición" une alegría de l’album "Luzía" - Polygram, 1998). Le Café del Flecha, situé près du marché central, fait office de quartier général pour les artistes font halte dans le port avant de traverser le détroit pour se produire au Maroc espagnol. C’est le cas notamment de Juanito Valderrama, qui engagera finalement Ramón de Algeciras (Algeciras, 1938 - Madrid, 2009) et sera le premier artiste d’envergure à s’aviser des dons exceptionnels de Paco de Lucía (Algeciras, 1947 - Playa del Carmen (Mexique), 2014). Leur père, Antonio Sánchez Pecino (Algeciras, 1908 - Madrid, 1996), vendeur ambulant de tissus, s’était avisé sur le tard, après son mariage, que la guitare pouvait apporter au ménage quelques revenus d’appoint. Jesús Mateo, violoniste et guitariste, lui enseigna les rudiments de l’instrument, et "Titi de Marchena" se chargea de lui apprendre les bases de l’accompagnement du cante. Il accompagna alors tous les cantaores locaux ou de passage, ce qui suffit à le convaincre que le métier pouvait s’avérer lucratif dans une ville où les cantaores abondaient, mais où les guitaristes compétents restaient rares. On connaît la suite. Il réussit au-delà de ses espérances avec Ramón de Algeciras et Paco de Lucía. Niño Ricardo était alors le premier guitariste de la troupe de Valderrama, et devint rapidement un ami de la famille. On ne s’étonnera donc pas de son influence sur les styles de Ramón, qui de plus le côtoya longuement en tournées, et du jeune Paco.
Puisque nous avons fait un détour par le toque, poursuivons la digression. De Manuel Iglesias (1932, Los Barrios) à José Manuel León (Algeciras, 1979), le nombre et la qualité des guitaristes du Campo de Gibraltar n’a cessé croître. S’ils restent relativement obscurs, c’est sans doute parce que la plupart se sont consacrés à l’accompagnement : Paco Cabello (Ubrique, 1938), Manuel Montoya (La Línea, 1939), Francisco Martín López "Paquito Martín" ( Algeciras, 1944), Diego Montoya (La Línea, 1955), Paco "el Francés" (Algeciras 1955) etc. Joaquín Román Jiménez "Quino Román" (La Línea, 1949-2008), habitué des festivals des années 1980 et des tablaos de la Costa del Sol, reste sans doute le plus connu.
Merche et Antonio
ci-dessous : Salvador Andrades
Par leur activité pédagogique, trois guitaristes ont eu un rôle déterminant dans la formation des générations postérieures. D’abord Juan Mesa (La Línea, 1933-2002), à qui nous devons un bel album édité par le label Zafiro en 1975 ("Ronda flamenca"). Disciple d’Antonio Perea (Marchena, 1941), Andrés Rodríguez Bermúdez (La Línea, 1950-1995) est à l’origine de la création de groupes innovants fondés par certains de ses élèves, tels "Soleá", "Sonakay" et "Oripandó". Surtout, Salvador Andrades (Algeciras, 1962), est à la fois un pédagogue émérite, un virtuose et un compositeur inspiré et original. Il est l’auteur d’un chef d’œuvre à découvrir absolument, l’album "Cuentos de Al-Yazira" (auto-production, 2004) : treize pièces sans la moindre faiblesse, dont une superbe anthologie de "toques libres" (rondeña, granaína, malagueña et taranta).
José María Bandera (Algeciras, 1960) est bien connu pour avoir été associé à quelques œuvres majeures de Manolo Sanlúcar ("Medea", avec Isidro Muñoz et Vicente Amigo) et de Paco de Lucía ("Iberia", avec Juan Manuel Canizares). Juan Carlos Gómez (Algeciras, 1972), élève d’Andrés Rodríguez et de Salvador Andrades, est un musicien complet : guitariste, compositeur, arrangeur, producteur et canta-autor. Son premier opus en tant que soliste est l’un des meilleurs disques de ces dernières années ("Origen", Amorarte Music, 2016), et il vient d’enregistrer un concerto pour guitare et orchestre ("Pasaje andaluz", Amorarte Music, 2019). Fils adoptif de Salvador Andrades, José Manuel León (Algeciras, 1979) a rapidement été remarqué par Gerardo Nuñez. Il a participé à l’enregistrement de "La nueva escuela de la guitarra flamenca" dirigé par ce dernier, aux côtés d’Antón Jiménez, Jesús del Rosario et Juan Antonio Suárez "Cano" (ACT, 2003), avant de produire son premier album soliste, "Sirimusa" (Bost Espacio Creativo, 2005). Avec la cantaora Alicia Carrasco il est le co-fondateur du trio "Mujer Klórica" et a récemment formé un duo avec José Carlos Gómez pour un programme de concert en hommage à Paco de Lucía, "Algeciras después de Paco".
Enfin, chose rare à l’époque (un peu moins, mais encore trop, actuellement) soulignons la présence à Algeciras de deux tocaoras professionnelles, Carmen Heredia et Mercedes Rodríguez Arana "Merche" (Algeciras, 1956) qui enregistra, en duo avec Antonio Perea, trois albums à la fin des années 1970 (dont "Al otro lado del mar", 1979), qui connut un certain succès, avant d’abandonner la partie - lasse sans doute d’affronter le machisme ambiant.
"Mantilla blanca" (bulerías) - Merche Rodríguez et Antonio Perea (composition et guitare).
Pequeñas manitas (granaína) - Salvador Andrades (composition et guitare).
"Mar del sur" (troisième mouvement du concerto pour guitare et orchestre "Pasaje andaluz" - José Carlos Gómez (composition et guitare), Miguel Ángel Collado (arrangements et orchestration), Orchestre Symphonique de Bratislava, direction David Hernando Rico.
"Travesía de la Soleá" José Manuel León (composition et guitare).
Chato Méndez / Antonio Madreles
Fandangos - Chato Méndez (chant) / guitare ?
Tangos - Antonio Madreles (chant) / Manolo Domínguez (guitare).
Manuel Molina Cortés "Angoli"
Soleares - Manuel Molina Cortés "Angoli" (chant) / Andrés Rodríguez (guitare)
Paqui Lara / Canela de San Roque
Soleares por bulería - Canela de San Roque (chant) / Curro de Jerez (guitare).
Siguiriyas - Canela de San Roque (chant / Curro de Jerez (guitare).
Peteneras - Paqui Lara (chant) / Quino Román (guitare)
Serrana et siguiriya de cambio de María Borrico - Paqui Lara (chant) / Quino Román (guitare).
Nous ne mentionnerons ici que pour mémoire José Cortés Jiménez "Pansequito", certes né à La Líneá en 1945, mais lié dès son enfance au milieu flamenco de Puerto de Santa María et de la baie de Cádiz.
Les quatre autres cantaores les plus importants du Campo de Gibraltar de la fin du XXe siècle sont à notre avis Alejandro Segovia Camacho "Canela de San Roque" (San Roque, 1947 - Algeciras, 2015), Antonio Madreles (Algeciras 1949), Manuel Molina Cortés "Angoli" et Paqui Lara (San Roque, 1971) - tous quatre perpétuant à leur manière le tradition cantaora de la région de manière résolument orthodoxe.
Apparenté aux lignées "Perico" Montoya et Jarrito, Canela de San Roque s’inscrit dans l’esthétique d’Antonio Mairena, dont il est le digne héritier pour les soleares, soleares por bulería, siguiriyas et tonás. Ses interprétations de ces palos, qui visent plus directement à "transmettre" que celles de son modèle, lui valurent le premier prix du Concours de Mairena del Alcor en 1983. Mais il s’inspire aussi de Rafael el Tuerto pour les tientos-tangos, et de José Méndez Bao Chato Méndez (La Línea, 1914-1964) pour les cantiñas, la malagueña del Mellizo et surtout pour les fandangos - les créations personnelles de Chato Méndez, et ses versions des fandangos de Macandé et d’Antonio de la Calzá ont également beaucoup influencé Camarón.
Antonio Madreles est un autre disciple d’Antonio Mairena pour le répertoire musical, mais il participa, pour les letras, à l’engagement politique des jeunes cantaores des premières années du post-franquisme et de la "transition démocratique" - cf. son premier enregistrement, "Improvisando", avec le guitariste Manolo Domínguez. Il a ensuite choisi d’assumer la transmission des "raíces" flamencas du Campo de Gibraltar ("A mis mayores", 1993).
Miguel Poveda a plusieurs fois déclaré qu’il avait définitivement opté pour le cante après avoir écouté un enregistrement en public de Paqui Lara. C’est dire la qualité de cette artiste, dont le relatif anonymat est aussi scandaleux qu’inexplicable. Le fait d’avoir remporté la plupart des concours les plus prestigieux, dont le prix "La Parrala" du XIV. "Concurso Nacional de Arte Flamenco de Córdoba" (cf. les deux enregistrements ci-dessus) ne semble guère l’avoir aidée à retenir l’attention des critiques, et moins encore du public. On ne peut que déplorer (et s’indigner) que son audience reste réduite aux peñas et aux festivals locaux, et que sa discographie officielle se résume à un LP ("Por las vereas del tiempo", avec le guitariste Quino Román) paru en 1994, mal enregistré, parcimonieusement distribué et épuisé depuis longtemps - nos lectrices et les lecteurs pourront en écouter de larges extraits dans notre rubrique "Galerie sonore" : Paqui Lara : "Por las vereas del tiempo". Il n’est pas trop tard : avis aux labels et aux programmateurs.
Perico "el Pañero" / Photo : Inma Rodríguez
Nous conclurons cet article par la dernière révélation en date du cante algecireño, Perico "el Pañero" (Algeciras, 1974). Arrière-petit-fils de Bartolomé Cortés "el Bartolera" et petit-fils de José Lerida Cruz, donc héritier d’une longue lignée flamenca, Perico "el Pañero" est au cante du début du XXIe siècle ce que fut Manuel de los Santos "el Agujetas" à celui des années 1970. Son frère José "el Pañero" est également un notable spécialiste des cantes festeros. Sans autres commentaires, écoutons Perico dans trois de ses palos de prédilection : siguiriya, soleá et bulería.
Siguiriyas - Perico el Pañero (chant) / Antonio Carrión (guitare).
Soleares - Perico el Pañero (chant) / Antonio Carrión (guitare).
Bulerías - Perico el Pañero (chant) / Antonio Carrión (guitare).
Claude Worms
Bibliographie
RONDÓN RODRÍGUEZ, Juan : Charlas con Flores el Gaditano. auto-édition, 2004.
SOLER DÍAZ, Ramón : Antonio el Chaqueta. Pasión por el cante. El Flamenco Vive Madrid, 2003.
SOLER GUEVARA, Luis. VARGAS QUIROS, José Luis. MARTÍN BALLESTER, Carlos. BURGOS GARCÍA, Antonio : Canela de San Roque. Por el hablar de la gente. El Flamenco Vive, Madrid, 2016
TÉLLEZ, Juan José : ( Más allá de Paco de Lucía. Una aproximación a la tradición del flamenco en el Campo de Gibraltar.
VALLECILLO, Francisco : Sur de sures flamencos
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