mercredi 2 janvier 2008 par Claude Worms
Le festival "Sons d’ hiver" présente une programmation originale, et qui s’ annonce passionnante : "Guitarras de Graná" (les guitaristes Paco Cortés, Miguel Ochando, et Emilio Maya), avec le cantaor Fernando Terremoto.
Une excellente occasion pour nos lecteurs de faire plus ample connaissance avec l’ "école de guitare flamenca de Grenade".
Le 14 février, à 20h30, au Centre Culturel Georges Pompidou de Vincennes
Locations : 01.46.87.31.31
Si Grenade n’ est pas une terre très "cantaora" (à l’ exception d’ Enrique Morente,
mais quelle exception...!), elle est assurément l’ un des hauts-lieu de la guitare flamenca. Dans ce domaine, nous distinguerons deux traditions différentes :
L’ une, "concertiste", se situe "à mi-chemin entre la guitare classique et la guitare flamenca" (Norberto Torres : "Historia de la guitarra flamenca", Editorial Almuzara, 2005). Elle trouve son origine, pour sa tendance classique, chez des artistes comme Manuel Jofré, Antonio Barrios Tamayo "El Polinario" (tous deux protagonistes, avec Manuel de Falla et Federico García Lorca, du fameux concours de 1922), et Ángel Barrios. Pour le flamenco, son plus illustre représentant est Manuel Cano Tamayo (1925 / 1990). Elle est actuellement perpétuée par son fils, José Manuel Cano Robles (1956), et par José Peña (1935). Nous réserverons l’ étude de l’ oeuvre de Manuel Cano pour une future série d’ articles sur les maîtres de la guitare flamenca de concert.
L ’ autre tendance pourrait être désignée comme "école du Sacromonte", tant elle est liée à ce quartier gitan de Grenade. Liée à l’ activité des "Zambras", elle s’ est développée sur la pratique de l’ accompagnement du cante et du baile, et transmise de génération en génération à partir de "El Mocarras", "Cotorrero", la famille Amaya, Antonio "El Trancas", Tío José Habichuela, et surtout Manuel et Juan "Ovejilla" (ce dernier, cité invariablement par Juan Habichuela comme l’ un des plus grands guitaristes de son époque, n’ a malheureusement laissé aucun témoignage enregistré).
Parmi les guitaristes formés à l’ école du Sacromonte, figurent quelques grands noms du toque contemporain, notamment Juan et Pepe Habichuela, et Paco et Miguel Ángel Cortés ; sans compter quelques excellents professionnels moins connus, tels Remolino Hijo et Antonio Solera. Nous leur consacrerons ces deux articles, ainsi qu’ à quelques artistes de l’ actuelle génération, qui semblent vouloir concilier les deux tendances de la "guitarra de Graná" (Miguel Ochando, Emilio Maya, et Jorge Gómez. Afin de mieux faire connaissance avec eux, nous illustrerons notre étude par quelques transcriptions de falsetas, sur la forme Soleá pour la plupart (il sera ainsi plus aisé de cerner quelques traits stylistiques caractéristiques des guitaristes du Sacromonte).
1) La dynastie Habichuela
Fils d’" Habichuela el Viejo" ("Mandelí"), Tío José Habichuela(1909 / 1986) eut une descendance artistique particulièrement prolifique : quatre fils guitaristes... : Juan Carmona Carmona, "Juan Habichuela" (1933 - 2016) ; José Antonio Carmona Carmona, "Pepe Habichuela"(1944) ; Luis Carmona Carmona "Luis Habichuela" (1947 - 1993) ; et Carlos Carmona Carmona "Carlos Habichuela" (1958). Et l’ histoire ne s’ arrête pas là... Juan carmona "El Camborio" (1960), et Antonio Carmona (1965), tous deux fils de Juan, ont fondé le groupe "Ketama" avec José Miguel Carmona (1971), fils de Pepe. Un autre des fils de ce dernier, Pepe Luis Carmona (1968) est pour sa part membre fondateur du groupe "La Barbería del sur". Enfin, José Antonio Camacho
Vargas, "El Piripi" (1962), beau-frère de Luis et élève de Pepe, travaille avec le cuadro de la "Familia Fernández".
JUAN HABICHUELA était destiné par son père au baile, qu’ il exerça quelque temps, contre sa volonté, aux côtés de Mario Maya, lui aussi issu d’ une dynastie fameuse du Sacromonte. Son penchant pour la guitare, qu’ il apprit d’ abord avec son père puis avec Juan " El Ovejilla", l’ emporta cependant rapidement. Sa profonde connaissance et son amour du cante, joints à une extraordinaire intuition musicale qui lui permet de devancer la plus infime intention du cantaor, ont fait de lui l’ un des plus grand maîtres de l’ accompagnement de l’ histoire du flamenco. D’ une humilité exemplaire, Juan Habichuela sait aider d’ une ponctuation incisive un cantaor en difficulté, le stimuler par des falsetas toujours elliptiques, ou laisser en silence se développer un mélisme. La liste des artistes qui ont enregistré avec lui serait interminable. Citons, parmi d’ autres, Rafael Farina Manolo Caracol, Jarrito, Fosforito, Juanito Valderrama, Manuela Vargas, El Lebrijano, Pansequito, Carmen Linares, Rosario López, Enrique Morente, Pitingo...
Outre sa précision rythmique diabolique, son style frappe surtout par la grâce aérienne de son phrasé, basée sur une extrême diversité des divisions du temps, et la sûreté de sa main gauche (notamment pour les ligados).
Partition : falseta - Soleá - extraite de la composition "A mi Luis".
PEPE HABICHUELA a d’ abord suivi les traces de son frère ainé. Lui aussi accompagnateur hors pair du cante, d’ une rare efficacité, il a notamment enregistré avec Manuel Gerena, Pansequito, Ramón "El Portugués", Guadiana, Carmen Linares, et surtout Enrique Morente, dont il est l’ un des guitaristes de prédilection. Il fut le complice de quelques unes des oeuvres historiques (mais à l’ époque controversées...) de ce dernier : "Despegando", "Sacromonte", et "Homenaje a Don Antonio Chacón".
Mais contrairement a Juan, il s’ est aussi intéressé à la guitare flamenca
soliste, avec des enregistrements peu nombreux, mais indispensables : "A Mandelí" (1983), "Habichuela en rama" (1997),et "Yerbagüena" (dans lequel il reprend des compositions des deux précédents, avec le "Bollywood Strings Band" ; 2001). Pepe Habichuela prend le temps de mûrir ses compositions. Sans "fusion" intempestive, avec les accords de toujours (ou presque...), il a l’ art de rendre inouïes, au sens propre du terme, les formes flamencas qu’ il interprète : un discours musical acéré où aucune note n’ est jamais inutile. A notre avis, Pepe Habichuela est l’ un des très grands maîtres de la composition flamenca, qui ne sont pas si nombreux.
Son style repose essentiellement sur un jeu de main droite exceptionnelle : des techniques et un usage des rasgueados très originaux, et surtout des arpèges aériens d’ une clarté et d’ une légèreté étonnantes, avec lesquels il obtient des séries de décalages rythmiques qui génèrent du compás en apesanteur.
Partition : falseta - Soleá por medio - extraite d’ un accompagnement pour Carmen Linares.
2) La familia Cortés
Les Frères Cortés ont de nombreux points communs avec Juan et Pepe Habichuela, tant par leur style que par leur carrière.
Bien qu’ il ait signé un album solo ("Calle del agua", 1992), Franscisco Cortés Urbano "PACO CORTÉS" (1957) est avant tout un grand accompagnateur, d’ abord du baile, avec la troupe de Mario Maya, puis ( et surtout) du cante. Après un premier disque avec Rafael Farina, il a enregistré
avec de nombreux cantaores de Grenade (Paco Moyano, El Piki, Paco "El Curro", Manuel Lorente, et, bien sûr, Enrique Morente), et de Jaén (Carlos Cruz et Carmen Linares). C ’est avec cette dernière qu’ il a établi la collaboration la plus stable, pendant plus d’ une décennie. C’ est aussi l’ un des guitaristes de prédilection de Diego Clavel. En compagnie d’ Antonio Carrión, il a participé aux trois entreprises anthologiques de ce cantaor (une séries de doubles CDs consacrés successivement aux Fandangos de Huelva, aux Soleares, et aux cantes de Levante) : une gageure, qui l’ a conduit pour chacune à renouveler ses falsetas pour une vingtaine de cantes sur la même forme...
Le style de Paco Cortés est proche de celui des frères Habichuela, avec cependant un net penchant pour les techniques de pouce et d’ "alzapúa", dont la puissance évoque par moment le jeu de Juan Maya " Marote". Sa manière de relancer la tension musicale dans les "remates", qu’ il développe fréquemment sur plusieurs compases, le rend immédiatement identifiable (écoutez ses Soleares et ses Siguiriyas avec Carmen Linares).
Partition : falseta -Soleá - extraite d’ un accompagnement pour Diego Clavel.
Miguel Ángel Cortés Urbano, MIGUEL ÁNGEL CORTÉS (1972) a longtemps accompagné Carmen Linares en compagnie de son frère. Il a participé au très révolutionnaire "Omega" d’ Enrique Morente, et a depuis développé un toque très personnel, basé sur une synthèse originale du style du Sacromonte (notamment celui de Pepe Habichuela et de ses arpèges "déphasés") et de l’ harmonie de la guitare flamenca contemporaine. Ses
accompagnements pour Esperanza Fernández et Sonia Miranda (avec lesquelles il a enregistré), et pour Arcángel (en concert), sont des modèles du genre : harmonie diaphane ponctuée par des notes de passage dans les basses (écoutez ses Alegrías), alternance de longs silences et de réponses fulgurantes en picado ou en technique de pouce... Pour la Soleá et la Siguiriya, il a d’ autre part renouvelé totalement l’ accompagnement en utilisant le mode flamenco de Ré (sixième corde en Ré), bien délaissé depuis la "Seguidilla en Re" de Sabicas, et le Tango "Sólo quiero caminar" de Paco de Lucía.
Comme Pepe Habichuela, Miguel Ángel Cortés s’ est tourné vers la guitare flamenca soliste, et comme lui, il distille ses compositions avec parcimonie.
Après "Patriarca" (1999), nous avons du attendre sept ans son deuxième opus, "Bordón de trapo". Mais c’ est incontestablement l’ un des meilleurs disques de guitare flamenca de ces dernières années, d’ une évidence musicale comparable à celle des oeuvres de Pepe Habichuela : thèmes mélodiques délicatement ciselés, harmonisés avec tact, et phrasés avec un remarquable "swing" décontracté.
Partition : falseta - Soleá por medio - extraite d’ un accompagnement pour Sonia Miranda.
L’ école de guitare du Sacromonte peut être définie comme un art de la "ligne claire", qui va droit à l’ essentiel : concision, précision rythmique, et grande lisibilité mélodique et harmonique, reposant sur la limpidité des ligados et des techniques de main droite (arpèges et rasgueados légers mais incisifs ; puissance du pouce et de l’ "alzapúa"). Plus que les écoles de Jerez, Morón, et Utrera et Lebrija, elles aussi très typées mais surtout remarquables pour les formes "a compás", l’ école du Sacromonte est ainsi propice à l’ interprétation de la totalité des formes du répertoire flamenco. Nous retrouverons ces caractéristiques dans la seconde partie de notre étude.
Claude Worms
Discographie
Juan Habichuela : "De la Zambra al duende" Mercury (1999)
Pepe Habichuela : "A Mandelí" Nuevos Medios (LP : 1983 / CD : 1994)
"Habichuela en rama" Nuevos Medios (1997)
Paco Cortés : "Calle del agua" Cambayá (1992)
Miguel Ángel Cortés : "Bordón de trapo" Karonte (2006)
Illustrations
Par ordre d’ apparition dans l’ article :
"Habichuela el Viejo" avec sa fille, "Tía Marina Habichuela"
"Tío José Habichuela"
Juan Habichuela
Luis Habichuela
Pepe Habichuela
Paco Cortés
Miguel Ángel Cortés
Soleá de Juan Habichuela
Soleá por medio de Pepe Habichuela
Soleá de Paco Cortés
Soleá por medio de Miguel Ángel Cortés
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