dimanche 14 janvier 2018 par Claude Worms
Nous tenons à remercier Carmen Linares, Miguel Espín García et Miguel Espín Pacheco pour leur disponibilité et leur patience. Sans leur aide précieuse, nous n’aurions pu mener à bien ces articles.
"Le flamenco a quelque chose de fabuleux : c’est un art complètement individuel ; un même cante interprété par quelqu’un d’autre ne sonne pas de la même façon. Il n’y a pas de partitions ; il s’agit de transmission orale, on a une grande liberté dans l’interprétation, à l’intérieur de certaines règles". (Carmen Linares - Paris, 17 mai 2008)
Avec son père, Antonio Pacheco - Photo : archives Carmen Linares
Par leur abondance, leur variété et leur qualité, les enregistrements de María Carmen Pacheco Rodríguez "Carmen Linares" (Linares, Jaén, 1951) constituent l’une des rares discographies flamencas que l’on peut qualifier d’œuvre, au plein sens du terme. Par ordre d’entrée en scène, citons une douzaine de précédents : Antonio Chacón, Pastora Pavón "Niña de los Peines", Manuel Vallejo, José Tejada Martín "Niño de Marchena", Antonio Cruz García "Antonio Mairena", Juan Valderrama, Rafael Romero, José Salazar Molina "Porrina de Badajoz", Antonio Fernández Díaz "Fosforito", José Menese et Enrique Morente (il va sans dire que beaucoup d’autres cantao(a)es nous ont légué des enregistrements historiques, mais en nombre trop réduit pour qu’ils figurent dans cette liste, sans doute non exhaustive).
Le répertoire enregistré de Carmen Linares couvre 20 "palos", pour un total de 134 séries de cantes. Nous ne comptabilisons ci-dessous que les enregistrements d’un même "palo", quelque soit le nombre de cantes distincts qu’ils comportent (pour la plupart des formes importantes, multipliez en moyenne par quatre pour avoir une idée du nombre de cantes distincts).
Par ordre décroissant de fréquence, nous obtenons le tableau suivant : cantes de minas (cartageneras, mineras, tarantas, tarantos) - 15 / alegrías et cantiñas - 14 / bulerías - 14 / siguiriyas - 12 / tangos - 10 / fandangos "abandolaos" (fandangos de Lucena, jabera, malagueñas de Juan Breva - ou "bandolas", rondeñas, verdiales) - 9 / martinetes, tonás et debla - 8 / soleares - 7 / malagueñas - 7 / fandangos de Huelva - 7 / fandangos "libres" - 5 / tientos - 5 / peteneras - 5 / bulerías por soleá - 4 / bamberas - 3 / granaínas et media granaínas - 3 / milongas - 2 / nanas - 2 / rumba - 1 / saeta - 1 (pour une meilleure évaluation des formes de prédilections de notre cantaora : moyenne enregistrements / "palos" = 6,7).
Il convient d’ajouter à cette recension six chansons, pour la plupart originales (dont une habanera), regroupées sur les trois derniers disques. Enfin, notons l’absence de quelques cantes, tels la caña, le polo, la serrana, les sevillanas, la mariana, les tanguillos, la farruca, le garrotín ou la vidalita.
NB : pour établir ces statistiques, nous n’avons pas tenu compte de l’album "Canciones populares antiguas", du fait de sa thématique particulière (cf. 2ème partie).
Avec son père, Antonio Pacheco - Photo : archives Carmen Linares
A LA ESCUELA SE VA (Pepe de La Matrona)
Le père de Carmen Linares, Antonio Pacheco, est employé à la RENFE (notre SNCF), mais il est également un très estimable guitariste amateur, grand connaisseur du cante. La famille le suit au gré de ses postes, d’abord à Ávila en 1963. Deux ans plus tard Carmen fait ses débuts au théâtre Alcalá-Palace de Madrid, pour la finale d’un concours de chant organisé par Radio Madrid, "Cantando hacia el triunfo" - elle y obtient un deuxième prix, derrière une jeune émule de Pepe Marchena, Flor de Córdoba.
Une nouvelle mutation conduit la famille à s’installer définitivement à Madrid en 1968. Présentée par son père aux milieux flamencos de la capitale, Carmen fréquente entre autres assidûment la peña Charlot, où Pepe de la Matrona règne en patriarche respecté. Elle y apprend un nouveau répertoire, en écoutant des cantaores aficionados de valeur, tels Juanele de Jerez, Félix Moro, Agustín Fernández et surtout Manolo Heras, dont elle enregistrera en 2002 (cf. 3ème partie) une rare soleá de Triana, attribuée à El Mimi. Cette même année, elle accepte un premier engagement dans un tablao de Biarritz, avec Manolo el Sevillano, l’accompagnateur habituel de Pepe de la Matrona, et la bailaora Laura Toledo. Suivent un autre engagement dans un tablao de San Sebastián, puis une tournée en Italie avec la troupe de Paco Romero.
Carmen Linares fait donc ses classes de cante "pa’tras" - elle en garde le souvenir d’une rude école, épuisante vocalement et physiquement, mais y acquiert vraisemblablement sa sûreté rythmique, remarquable dès son premier disque qu’elle enregistre alors qu’elle a juste vingt ans. Une telle précocité discographique est d’autant plus surprenante qu’il s’agit d’un LP, alors qu’à l’époque les labels avaient plutôt tendance à tester l’audience de leurs nouvelles recrues flamencas par des EPs successifs, quitte à les regrouper ensuite en un seul "long play". S’agissant d’une cantaora, l’évènement est quasiment sans précédent pour les années 1960-1970. Rappelons à ce propos la statistique édifiante établie par José Manuel Gamboa : en 1975, pour les quinze principaux festivals andalous, les femmes ne représentent que 17,5% du total des 137 artistes engagés, réparties à raison de 10,21% pour la danse, et 7,29% pour le chant (0%, évidemment mais malheureusement, pour les guitaristes). Notons cependant que Carmen Linares est la première des cantaoras pour le nombre de contrats, suivie en ordre décroissant par Lole, La Piriñaca, La Perrata, María Vargas et Fernanda et Bernarda de Utrera (José Manuel Gamboa : "Una historia del flamenco" - pages 75 et 79 de la première édition, Espasa Calpe, Madrid, 2005).
Avec Juan Carmona "Habichuela" - Photo : archives Carmen Linares
1) "CARMEN LINARES" - Movieplay, 1971
La jeune cantaora bénéficie d’un accompagnateur de luxe en la personne de Juan Carmona "Habichuela", l’un des guitaristes les plus sollicités à l’époque, comme toujours d’une concision et d’une efficacité remarquables tout au long de l’album. Notons qu’il s’agit là du point de départ d’une longue complicité artistique avec le "toque granaíno", qui perdurera jusqu’à l’anthologie de 1996. Son répertoire comme son style apparaissent très marqués par l’influence de Fosforito, notamment pour les peteneras, les alegrías (titrées cantiñas), les tarantos, les tientos, les verdiales et les bandolas (pour ces dernières, elle reprend même une letra de son modèle en hommage à Juan Breva - cf. ci-dessous). Fosforito est alors le chef de file d’une branche dissidente du "mairenisme", par son impétuosité rythmique et son encyclopédisme. Il cultive en effet autant les chants "libres" (malagueñas, granaínas, cartageneras, mineras, tarantas...etc.), étrangers à la catégorie "cantes básicos gitano-andaluces" telle que la définit Mairena, que les chants "a compás" (soleares, siguiriyas, tientos, alegrías, bulerías...etc. Il est déjà titulaire d’une discographie conséquente, commencée avec Juan Habichuela, Alberto Vélez et Juan Maya "Marote", et poursuivie avec Paco de Lucía (cf., notamment, les quatre LPs de la "Selección antológica del cante flamenco" enregistrés pour Belter entre 1968 et 1974). D’autre part, Carmen Linares vient de se produire à ses côtés au cours d’une tournée dans le sud de la France.
Malgré le minutage restreint des plages, le répertoire de ce premier opus est déjà d’une grande variété : outre les cantes déjà cités, on y trouvera des soleares (Joaquín el de La Paula et La Andonda), des romeras (en fait une cantiña del Pinini et une romera dans la version d’El Chaqueta), des fandangos "naturels"... et des tangos-rumbas qui rappellent également le style de Fosforito. Le phrasé et la justesse d’intonation sont déjà impeccables, mais la gestion du souffle est encore perfectible, comme le soutien vocal, surtout dans les graves. C’est sans doute pour cette raison que Carmen Linares opte pour des tessitures élevées pour assurer l’assise des notes les plus graves de l’ambitus de chaque chant, au risque de devoir forcer sa voix dans les aigus. Elle chante par exemple les peteneras avec un accompagnement en Mi mineur et mode flamenco sur Si (capodastre à la septième case - "posturas" de La mineur et mode flamenco sur Mi) - quand le problème technique sera résolu, dès le disque suivant, elle chantera les deux mêmes cantes un ton plus bas (capodastre à la cinquième case), avec beaucoup plus de fluidité et d’aisance dans l’ornementation.
"Carmen Linares" - LP Movieplay S 21 292, 1971
Malagueñas de Juan Breva (bandolas) - chant : Carmen Linares / guitare : Juan Habichuela
Letras : 1) Decir bien la malagueña / es cosa de dura prueba / cuando Juan Breva cantaba / en la fuente más risueña / hasta las piedras lloraban.
2) Estar en la mar sin aire / de nada sirve el velero / me juraste un "te quiero" / y me olvidaste más tarde / por un querer pasajero.
2) "CARMEN LINARES" - Hispavox, 1978 / "SU CANTE" - Hispavox, 1984
Munie de cette première et très honorable carte de visite, Carmen Linares poursuit le cursus professionnel commun aux jeunes cantaor(a)es les plus doué(e)s de sa génération. Elle gagne progressivement une présence enviable dans la programmation des festivals andalous, et travaille dans les tablaos madrilènes les plus cotés - d’abord au Torres Bermejas, où elle accompagne le bailaor Tío Fati, et remplace quelquefois La Perla de Cádiz comme cantaora soliste. Elle y côtoie également chaque soir Camarón de la Isla, José Mercé, Rancapino, El Guïto, Trini España, Pepe Habichuela ou Paco Cepero. Elle est ensuite engagée au Café de Chinitas par le danseur et directeur artistique Tomás de Madrid, et y chante pour la bailaora Carmen Mora. En cette fin des années 1970, l’affiche du tablao laisse rêveur : Gabriel Moreno, Enrique Morente et El Indio Gitano pour le chant ; Victor Monge "Serranito", Luis Habichuela, Amador et Manzanita pour la guitare, entre autres... Tomás de Madrid y monte un spectacle en hommage à Manuel Machado, auquel elle participe avec Carmen Mora et Carmen Casarrubios, dans lequel elle chante "pa’lante" por malagueña. C’est sans doute la raison pour laquelle le premier poète qu’elle mettra en musique, dès son deuxième album, sera précisément Manuel Machado.
Avec Victor Monge "Serranito" (au centre) et Luis Carmona "Habichuela" (à gauche), au Café de Chinitas - Photo : archives Carmen Linares
Après le travail, elle ne manque jamais d’aller écouter ses collègues à la Zambra, au Corral de la Morería, à las Brujas ou au Canasteros - tous hauts-lieux de l’âge d’or des tablaos madrilènes. Elle continue donc à apprendre, avec une conscience professionnelle qui la rapproche d’Enrique Morente, qu’elle a connu à la peña Charlot dès son arrivée à Madrid, et auquel la lie une solide et admirative amitié - Soleá Morente sera plus tard la filleule du couple Carmen Linares - Miguel Espín García. Outre les artistes mentionnés ci-dessus, elle bénéficiera donc des mêmes sources d’information que Morente : Pepe de la Matrona bien sûr, Rafael Romero et Juan Varea. L’influence d’Antonio Mairena viendra plus tard. Outre le cante de ces artistes qu’elle a souvent écoutés en direct, Carmen Linares étudie l’œuvre enregistrée de deux grands maîtres indispensables, Antonio Chacón et Pastora Pavón "Niña de los Peines".
Plus que son style, c’est la liberté esthétique précocement revendiquée par Enrique Morente qui exercera une influence durable sur Carmen Linares. De neuf ans son aîné, il a déjà enregistré ses hommages à Miguel Hernández et Antonio Chacón (Hispavox, 1971 et 1977 respectivement), osé signer ses propres cantes ("Se hace camino al andar" - Hispavox, 1975) et produit avec "Despegando" (CBS, 1977) un album aussi révolutionnaire que "La leyenda del tiempo" de Camarón (Philips, 1979) - sur l’œuvre d’Enrique Morente, lire : Enrique Morente, compositeur contemporain.
En ces années d’agonie purulente du franquisme et de "transition démocratique" chaotique et plus ou moins avortée (la situation n’a d’ailleurs guère changé depuis), Enrique Morente est l’un des principaux acteurs de l’engagement politique conjoint des milieux universitaires et des artistes flamencos de gauche. Le cante y gagne un nouveau public parmi la jeunesse étudiante. On se presse dans les amphithéâtres et surtout au collège San Juan Evangelista pour écouter Morente, José Menese ou Manuel Gerena, que Carmen a connu quelques années plus tôt à Ávila où il travaillait comme électricien. Le cante "engagé" mêle en un même mouvement paradoxal le respect des anciens (une sorte de mémoire historique des racines populaires du flamenco) et l’innovation, tant sur le plan musical que sur le plan textuel - les letras originales de Francisco Moreno Galván, Manuel Gerena, Paco Moyano, Luis Marín...etc., ou la mise en musique flamenca d’œuvres de poètes mis à l’index par le régime (Federico García Lorca, Miguel Hernández, Rafael Alberti...etc.). Carmen Linares participe naturellement à cette présence du cante dans les universités, par exemple en chantant au collège San Juan Evangelista des strophes du "Primer cancionero de coplas flamencas" de Manuel Balmaseda (1881), réédité par José Luis Ortíz Nuevo, qui deviendra l’un des plus fidèles admirateur du travail de Carmen, et fonde à l’époque avec Paco Gutiérrez Carbajo, Andrés Raya et Enrique Morente les éphémères éditions Demófilo, qui publient en 1974, 1976 et 1978, respectivement, les premières rééditions de la "Colección de Cantes Flamencos" d’Antonio Machado y Álvarez (1881), de "Copla andaluza" de Rafael Cansinos Assens (1936) et de "Arte y artistas flamencos" de Fernando el de Triana (1935), les mémoires de cantaores tels Pepe de la Matrona (1975) ou Pericón de Cádiz (1975), un recueil d’articles du poète Ricardo Molina (1977), ou encore le livret commenté du spectacle "Quejío" de Salvador Távora (La Cuadra de Sevilla, 1975).
Ce sont toutes ces expériences fort diverses qui nourrissent le premier LP Hispavox de Carmen Linares, paru sept ans après l’album Movieplay. Le second, six ans plus tard, peut lui être associé, tant sa ligne artistique est identique - il est clair que la cantaora a décidé d’enregistrer à son rythme, et seulement lorsqu’elle estime avoir réellement quelque chose à dire. Elle rejoint ainsi l’un des plus prestigieux catalogue flamenco du moment, initié par José Luis de Carlos, directeur artistique du label, qui n’avait pas hésité à mettre un grand studio équipé en stéréo à la disposition des jeunes artistes qu’il engageait, tel Victor Monge "Serranito". José Blas Vega lui succède en tant que directeur du département flamenco et folklore d’Hispavox, et enrichit son catalogue, entre autres, des deux premiers LPs de Gabriel Moreno (1967 et 1969) et de quatre des cinq albums enregistrés par Enrique Morente pour le label (1969, 1971, 1975 et 1977 - le premier, de 1967, fut produit par Rafael Pastor, qui prendra aussi en charge l’enregistrement de 1984 de Carmen).
Par le choix des cantes comme par certains tics de production pas toujours très heureux (les palmas mixées très en avant et un excès de reverb avec un tel delay que la voix paraît parfois dédoublée - cf. les fandangos de 1984), les deux disques Hispavox de Carmen Linares s’apparentent clairement aux précédents de Gabriel Moreno et d’Enrique Morente. Signe des temps, en 1984, le laúd et les percussions font une timide apparition (tangos et fandangos de Huelva), comme pour les disques contemporains de Morente, Camarón ou Paco de Lucía. La cantaora poursuit son dialogue avec la famille Habichuela : cette fois avec Pepe sur les deux disques, secondé son frère Luis en 1978 (en duo pour les alegrías et les bulerías, seul pour les bambera et fandangos) et par son neveu Juan "El Camborio" en 1984 (en duo pour les tangos, cantiñas, fandangos de Huelva et bulerías). Pepe Habichuela recycle avec son talent et son à-propos habituels les falsetas qu’ils avaient déjà gravées pour Enrique Morente : la plupart de celles des cantes "libres" de l’ "Homenaje a Don Antonio Chacón" (1977) - dont une belle introduction por minera pour la cartagenera de Chacón (cf. Carmen Linares,1978) -, la falseta initiale des "Alegrías de Morente" de l’album "Despegando" (1977) pour celles de Carmen (1978), ou certaines falsetas por bulería à deux guitares (cette fois pour Pansequito - l’introduction du célèbre ¡Ay, que mora !", de l’album "Pansequito", 1974. Cf. Carmen Linares, 1978).
Avec El Lebrijano et José Menese, festival flamenco - Photo : archives Carmen Linares
De ces deux albums, on retiendra d’abord le choix des letras, servies par une diction et une mise en place très soignées, qu’il s’agisse de letras traditionnelles, de poèmes de Manuel Machado (1984 : intro ad lib. des tangos et dernier cante des siguiriyas), ou de textes plus engagés bien dans l’air du temps (bambera et fandangos - cf. ci-dessous) - une veine sur laquelle elle ne reviendra plus qu’exceptionnellement, sauf quand il s’agira de rendre hommage à Miguel Hernández (2017). Le soutien vocal est cette fois aussi assuré dans les graves que dans les aigus du registre (comparez les peteneras de 1971 à celles de 1978), et Carmen Linares dispose dorénavant d’une belle palette ornementale, dont les "babeos" gaditans façon Manolo Vargas (disciple d’ Aurelio Sellés) qu’elle utilise qui plus est sur le souffle pour dynamiser le rythme des fins de certains cantes, en contraste avec les "tercios cortos" précédents (dès les alegrías, les tientos et les bulerías de 1978).
Son répertoire est beaucoup plus étendu, comme le démontrent les siguiriyas des deux albums, qui initient une véritable anthologie qu’elle poursuivra de disque en disque sans aucune redite jusqu’à composer son propre cante por siguiriya en 2002 : martinete suivi de compositions de Joaquin La Cherna (version de Pastora Pavón accompagnée par Currito el de la Jeroma, 1917) et de Curro Dulce en 1978 ; composition de Pastora Pavón (1949, avec Melchor de Marchena) et cabal del Fillo en 1984. Les soleares de 1978 puisent dans les répertoires gaditan (El Mellizo et Paquirri) et jérézan (Antonio Frijones), et les bulerías por soleá (1984) se réfèrent déjà à María La Moreno (elle y reviendra pour l’anthologie de 1997). En 1984, les cantiñas incluent le modèle mélodique de "La Contrabandista", et les deux derniers cantes por tangos font référence, respectivement, au répertoire extremeño et à celui d’Enrique Morente ("Si tuviera vergüenza como la tiene la gente...").
Surtout, Carmen Linares s’affirme comme une interprète exceptionnelle des cantes "libres". Ses phrasés sont des modèles du genre, avec un exact dosage de l’ornementation et de la durée des tercios et des silences, de telle sorte que nous percevons mentalement l’intégralité des arcs mélodiques de chaque cante, et non une succession plus ou moins discontinue de périodes indépendantes, comme c’est trop souvent le cas. Bref, un équilibre formel souverain qui n’exclut pas l’intensité émotionnelle - le premier serait plutôt la condition indispensable de la seconde, contrairement à une opinion trop répandue parmi les "aficionados". A tel point que l’accompagnement de Pepe Habichuela, une version contemporaine du "quasi abandolao" utilisé par Ramón Montoya pour Antonio Chacón, s’adapte encore mieux à ses interprétations, s’il est possible, qu’à celles d’Enrique Morente. Premier florilège, qui sera suivi de beaucoup d’autres : granaína, media granaína et cartagenera de Chacón, malagueñas de La Trini et de Juan Breva (rythme abandolao), fandangos del Carbonerillo et del Gloria pour 1978 ; autre composition por malagueña de La Trini (suivie d’une rondeña), minera del Bacalao de Linares (version par la Niña de Linares et Ramón Montoya, 1928) et taranta de El Frutos de Linares ; fandangos de Pepe Palanca et de Huelva (version El Sernita) chanté ad lib. pour 1984.
Enfin, dès ces années de consolidation du "métier", Carmen Linares tente quelques innovations personnelles. Dans la forme d’une part, avec une bambera ad lib. (jusque là, ce cante avait été adapté "por Huelva" par Pastora Pavón, puis por soleá par Naranjito de Triana et Fosforito) en prologue des fandangos de 1978, ou par une introduction a cappella et ad lib. pour les tangos de 1984 - elle continuera par la suite à utiliser ce type d’entrée en matière pour les tangos, les bulerías et les fandangos de Huelva. Pour le remodelage de certains cantes traditionnels d’autre part, par exemple dès les siguiriyas de 1978. Pour le cante de Joaquin La Cherna, elle étend l’ambitus mélodique du tercio "Yo se lo pido al de Santita María..." jusqu’au Fa aigu - l’ambitus mélodique de cette siguiriya est ainsi une treizième mineure, très inhabituelle pour le cante (capodastre à la sixième case : transposer à la quinte diminuée supérieure pour les notes "réelles"). Elle passe ensuite par le cinquième degré diminué du mode (note Mib) sur la cadence vers le deuxième degré qui suit (harmonisation possible sur une cadence secondaire V - IV - I : F7 - Eb/G - Bb). Le même cinquième degré diminué revient par deux fois sur le cante conclusif de Curro Dulce : d’abord sur la syllabe "ta" de "...rompen los metales...", puis sur le "¡Ay !" précédant "... no lo rompera nadie.". On peut y voir une utilisation, pertinente musicalement et bien maîtrisée vocalement, du chromatisme déjà expérimenté par Enrique Morente en 1969 sur une siguiriya de Manuel Molina, puis en 1971 pour la composition de sa première propre siguiriya (... y al volver la vista atrás). On peut également créditer la cantaora d’une rondeña personnelle (1984) : si elle suit plus ou moins le sobre modèle de Rafael Romero, dans la version de Morente, pour les premiers tercios, elle étend considérablement l’amplitude mélodique et la durée du dernier, par paliers chromatiques successifs sur le souffle - elle utilisera plus tard le même procédé pour modifier à sa manière des fandangos de Alosno.
"Carmen Linares" - LP Hispavox S 30.003, 1978 / "Su cante" - LP Hispavox 30.130, 1984 / Réédition CD : Hispavox 7243 8 53402 2 2, 1996
Bambera y fandangos (El Carbonerillo - El Gloria) - chant : Carmen Linares / guitare : Luis Habichuela
Letras : 1) Hay arbolitos que mueren / con los bracitos abiertos / como el pobre campesino / que se muere en el silencio.
2) Porque formal yo no soy / tu vas diciendo que no me quieres / cuando pasas por mi vera / yo siento tu corazón llorar / hasta el verte me da pena.
3) Pueblo que tanto sufriste / que de sangre derramaste / tu tienes derecho a hablar / y a decir lo que tu sientes / y a tener tu libertad.
"Carmen Linares" - LP Hispavox 30 003, 1984
Réédition CD : Hispavox 7243 8 53402 2 2, 1996
Malagueña (La Trini) y rondeña - chant : Carmen Linares / guitare : Pepe Habichuela
Letras : 1) ¡Ay ! salen bien porque Dios quiere / las cartas que yo te escribo / te las escribo llorando / porque sé que no me quieres / ¡Ay ! de mí te andas burlando.
2) Se quedaron sin caballos / campo de Ronda la Vieja / y sus jinetes pelean valientes y sin desmayo / campo de Ronda la Vieja.
Claude Worms
Site réalisé avec SPIP 4.3.2 + ALTERNATIVES
Mesure d'audience ROI statistique webanalytics par