L’œuvre de Pedro Bacán : du chant des Pininis à une "musique spectrale flamenca"

lundi 30 octobre 2017 par Claude Worms

Dans un film sur la création musicale contemporaine, intitulé "Ecoute" (1992, édition DVD Arte Vidéo, 2003 - Ecoute), les réalisateurs Anne Grange et Miroslav Sebestik invitent des compositeurs tels Iannis Xenakis, Luciano Berio, John Cage, György Kurtag, Michael Levinas, Philippe Manoury, Johnny Griffin... et Pedro Bacán à nous expliquer leur conception de l’ "émotion" et de "la signification en musique" (Leonard B. Meyer - cf. bibliographie)...

... Quand Jill Snow, Sebastián Bacán, Antonio Moya, l’ "Asociación Cultural Pedro Bacán" et "Lebrija es Cultura" m’ont fait l’honneur de m’inviter à donner une conférence sur l’œuvre de Pedro Bacán à la Peña Pepe Montaraz, le 28 septembre 2017, cette apparition à première vue surprenante d’un guitariste de flamenco au casting d’un documentaire sur l’avant-garde musicale a été le fil conducteur de mon travail. Comment, à partir du toque de Diego del Gastor et du cante du "clan des Pininis", c’est-à-dire d’une culture musicale locale et même familiale, arrive-t’on - avec beaucoup d’intelligence, de persévérance et de sensibilité - à créer une musique homologue par son esthétique à celles de ces compositeurs, sans perdre pour autant l’identité flamenca de la Basse Andalousie ?

Avec Manolo Sanlúcar, Pedro Bacán est à ma connaissance le seul guitariste de flamenco qui se soit soucié de théoriser son œuvre. Je me suis donc efforcé de répondre à cette question par l’analyse de quelques-unes de ses compositions, mais aussi d’extraits de ses interviews, conférences etc.

NB : chacun des exemples renvoyant à plusieurs aspects du style de Pedro Bacán, nous les avons regroupés à la fin de l’article. Toutes les partitions imprimées sont extraites du recueil publié par les éditions Play Music (cf. bibliographie).

I) Du bon usage de la répétition. Diego del Gastor et Pedro Bacán

"Ecoute" - extrait 1

Extrait du film "Ecoute" : interview de Pedro Bacán

"[...] Puedo hacer un sonido, pararlo de golpe y traer otra cosa por sorpresa, o dejar que se desarrolle, y es eso lo que la gente escucha. En ese momento, el silencio no se compone solamente de mi música sino también de las sonoridades que inventa el que escucha". (Alfonso García Herrera, page 9, source non précisée par l’auteur - cf. bibliographie).

"Je dirais que le flamenco est une confession personnelle… C’est la confession de la faiblesse de l’être humain. Si ce n’est pas la faiblesse, du moins la fragilité de l’être humain. À mon avis, il ne s’agit pas d’un mouvement allant de toi, personne fragile, vers l’autre. Tu te racontes à toi-même ta propre fragilité, et l’autre se rapproche de toi. Ce n’est pas un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, mais de l’extérieur vers l’intérieur. Le flamenco ne fait pas d’effort pour être compris. Simplement il se trouve face à lui-même avec ses propres mots. C’est l’autre qui s’approche pour l’écouter et lui dire : "ne t’inquiète pas, tu es fragile, mais je le suis moi aussi, nous sommes tous fragiles". C’est un mouvement qui vient de l’extérieur vers celui qui est ici". ( Extrait d’une interview de Pedro Bacán réalisée en décembre 1996 par Daniel Caux et diffusée en février 1997 sur France Musique. Cité et traduit par Corinne Frayssinet Savy - cf. bibliographie).

Dans le premier extrait d’ "Ecoute", Pedro Bacán expose une théorie sur laquelle il a souvent insisté : par son caractère modal, et subsidiairement par certains de ses compases, le flamenco relève de codes "orientaux", et donc incompréhensibles pour l’auditeur européen occidental qui baigne dès l’enfance dans une culture musicale tonale. De manière paradoxale, ce diagnostic ne l’empêche pas de postuler un rapport entre le public et les artistes flamencos "de l’extérieur vers l’intérieur" - c’est donc le spectateur qui doit entrer dans le langage musical du flamenco, ce qui en suppose une compréhension minima, au moins intuitive. Qui plus est, chacun doit pouvoir engager le dialogue musical avec Pedro Bacán, s’approprier et comprendre sa manière singulière de jouer le flamenco, au point de pouvoir poursuivre mentalement le discours musical du guitariste et d’interpréter ses silences - "interpréter" à la fois du point de vue du texte musical en soi, mais aussi naturellement des émotions qu’il induit.

La résolution de ce paradoxe pose une fois de plus le problème de la signification de la musique, qui ne peut se résoudre à l’une des deux positions maximalistes traditionnelles. D’une part, la musique ne peut désigner quoi que ce soit d’extérieur à elle-même - dans le cas contraire, nous pourrions suivre le scénario de la "Symphonie fantastique" de Berlioz sans l’aide du livret, ou encore voir "La mer" ou les "Nuages" dès les premières notes des partitions de Debussy. A l’inverse, comment comprendre nos émotions à l’écoute de la musique si celle-ci "ne signifie rien" (Stravinsky) ? En fait, la musique signifie toujours quelque chose... de musical. Quand nous écoutons une œuvre pour la première fois, nous prenons connaissance d’une situation musicale nouvelle pour nous, proposée par le compositeur. Nous habiterons plus ou moins aisément cette situation selon notre degré de familiarité avec le langage dans laquelle elle s’inscrit - sa forme (s’agit-il d’une sonate, d’une fugue, d’un blues, d’un standard de jazz etc.?), son écriture mélodique et harmonique (tonale, modale, dodécaphonique...), son ou ses rythmes (réguliers ou non, non mesuré etc.) - et avec les œuvres antérieures de son auteur. Mais dans tous les cas, une première audition nous fait pénétrer dans une situation musicale plus ou moins nouvelle, que nous devons nous approprier, et donc mémoriser. Tous les grands compositeurs sont conscients du fait que pour qu’il y ait musique, il doit y avoir au moins deux acteurs : un producteur, mais aussi un récepteur. Si le producteur connaît d’avance la situation musicale qu’il va énoncer, ce n’est pas le cas du récepteur. Il faut la lui répéter jusqu’à ce qu’il la mémorise.

La répétition est donc un procédé majeur du discours musical, et des émotions qu’il provoque. Dans notre vie quotidienne, une infinité de situations répétitives n’affleurent à notre conscience que si des "accidents" imprévus perturbent la chaîne des événements que nous anticipons inconsciemment - la surprise génère l’émotion. Il en est de même dans notre rapport à la musique. Les situations et les "accidents" sont produits par le compositeur ou l’improvisateur - ce qui revient au même, l’improvisation étant une composition instantanée, plus ou moins préparée. L’auditeur mémorise une situation, anticipe sa réitération après quelques répétitions, et réagit aux "accidents" non conformes à ses anticipations. Notons que le procédé est susceptible d’agir de multiples manières, selon qu’il affecte tel ou tel paramètre musical (la mélodie, l’harmonie, le rythme, l’agogique, l’instrumentation etc.) à telle ou telle échelle (une cellule, un thème, une forme, l’œuvre entière et sa structuration en mouvements, sections...). De même, l’effet psychologique immédiat de l’"accident", c’est à dire le passage de la production d’une situation strictement musicale à sa réception subjective, peut se traduire par des états psychologiques très différents, voire contradictoires selon le vécu de chacun, le lieu, le moment etc. Par exemple, pour qui est né à Morón et est émigré en Australie depuis plusieurs décennies sans jamais avoir pu retourner dans sa ville natale, une simple syncope dans une falseta de Diego del Gastor pourra provoquer des larmes (ou l’envie de chanter la siguiriya del Loco Mateo - "Yo no soy de esta tierra, ni conozco a nadie..."), parce qu’elle lui rappellera les fêtes familiales de son enfance. Mais pour qui comme moi est né à Paris, la même syncope provoquera un sourire de contentement, parce qu’elle évoquera le phrasé de Lester Young, que j’écoutais déjà il y a un demi-siècle. La répétition et la variation sont donc de puissants moteurs d’émotions musicales, même si, au sens propre, elles ne "désignent" jamais rien d’extra-musical.

Diego del Gastor

Diego del Gastor est sans doute l’un des compositeurs flamencos qui a utilisé le plus simplement et le plus efficacement la répétition variée. A tel point que certaines de ses falsetas peuvent être analysées en termes de "travail thématique", analogue à celui des compositeurs du premier classicisme (Haydn par exemple, y compris pour l’humour), mais dans un format flamenco, celui de falsetas de courte durée. Nous nous contenterons de l’une de ses composition por bulería, emblématique de son style. Rappelons qu’à Morón, comme à Lebrija, Utrera et Jerez, la bulería est pensée sur des cycles de 6 temps (ou "medios compases"), le plus souvent binaires. Nous considérerons ici qu’un temps = une croche : le cycle est donc dans ce cas une mesure à 3/4, articulée sur 3 noires. Il peut arriver que le même espace métrique soit structuré de manière ternaire sur deux noires pointées (6/8 = noire pointée + noire pointée). La plupart du temps, les groupes de 6 temps sont réitérés x fois (surtout en 3/4), l’hémiole canonique sur 12 temps (6/8 + 3/4 avec croche = croche), réputée caractéristique de la bulería, n’apparaissant en fait que rarement, essentiellement lors des expositions du compás en rasgueados, ou pour appeler le chant ou la danse.

Diego del Gastor / Bulería 1
Diego del Gastor / Bulería 2
Diego del Gastor / Bulería 3
Diego del Gastor : bulería

Exposé d’entrée et répété plusieurs fois identiquement (pour écourter la transcription, nous nous contenterons d’une répétition), le thème mélodique (A) est composé de 12 doubles croches. Il peut être décomposé en 3 cellules de 4 doubles croches, nettement différenciées et articulées fermement sur chacune des 3 noires : stabilité autour de la note Ré (A1) + mouvement conjoint descendant jusqu’au La (A2) + mouvement conjoint ascendant pour revenir au Ré initial (A3). La répétition sert non seulement à la mémorisation de cette situation musicale, mais elle peut aussi être considérée comme une "méthode de medio compás por bulería pour les nuls". Le profil mélodique de l’ensemble, le débit régulier des doubles croches et le contraste nettement perceptible des 3 cellules sur les 3 noires impriment rapidement l’image mentale de l’espace métrique, du balancement binaire et du mode flamenco sur La ("por medio") - bref, les règles abstraites de la "forme bulería", du moins telle qu’elle est pratiquée à Morón. C’est l’une des raisons pour lesquelles la transmission orale est si efficace pour le flamenco : les règles de chaque palo, et la manière de les interpréter dans tel ou tel quartier, famille etc. sont si strictement codées qu’un guitariste flamenco débutant apprenant par imitation cette falseta apprendra du même coup le mode mélodique, le mode rythmique et l’harmonie du palo.

A partir de l’exposé répété du thème, le travail thématique est totalement concentré sur la cellule A1 : d’abord une seule note modifiée sur l’ensemble du thème (Mib au lieu de Mi - le changement n’est aussi frappant que parce qu’à ce stade, nous anticipons un Mi bécarre)) ; puis répétition de la première cellule alternant le ton originel (Ré - Mi) et sa substitution par un demi-ton (Ré - Mib) ; exposés de la totalité du thème, avec l’un puis l’autre des "deux Mi" ; transpositions de la cellule A1 sur des degrés conjoints descendants du mode (V, IV et III = sur Mi, Ré et Do) ; enfin, reprise insistante de l’alternance ton / demi-ton sur cette dernière transposition (Do - Ré / Do - Réb), avec cette fois des modifications de phrasé (croches, doubles croches et triolets de doubles croches) générant une tension avant la coda. L’intelligibilité et l’efficacité de la composition reposent donc sur le profilage judicieux du thème.

La transition entre la première et la deuxième section reprend d’abord la cellule A3, puis le couple triolet de doubles croches / croche de la coda précédente. La suite est un motif récurrent des falsetas de Diego del Gastor Il repose sur trois noires conjointes descendantes (Sib / La / Sol pour le premier medio compás par exemple), transposé sur plusieurs cordes contigües. Ces trois noires sont traitées en diminutions, à la manière des guitaristes baroques, et portent chacune quatre doubles croches conjointes descendantes (B1, B2, B3), de mouvement symétrique (Sib - La - Sol - Fa ; puis La - Sol - Fa - Mi etc.).

Le dernière section est basée sur un autre motif récurrent, cette fois sur un medio compás ternaire : une cellule de trois doubles croches conjointes descendantes liées, en première position (C) : d’abord Sol - fa - Mi, puis Do - Sib - La etc.). Répétée quatre fois, elle donne deux noires pointées (6 doubles croches pour chaque noire pointée). Les changements de corde permettent de contrôler aisément le nombre des répétitions. Enfin, la coda est une transformation binaire de la cellule précédente : par l’adjonction d’une note au début de chaque cellule (D), nous obtenons une nouvelle cellule de quatre doubles croches pour chaque noire (d’abord Fa - Sol - Fa - Mi par exemple). Ce sont cette fois les changements de positions (première et troisième) qui assurent le contrôle du medio compás.

Ce type de composition permet, et même implique, une certaine dose d’improvisation, et ce à deux niveaux :

_ dans le traitement de chaque cellule qui, aisément mémorisable et liée à des réflexes digitaux, peut être indéfiniment variée. Par exemple, on pourra répéter quatre fois le trait en ligado Sol - Fa - Mi de la dernière section au lieu de changer de corde, etc.

_ pour la structure globale de la composition, l’ordre de succession des sections est aléatoire : on pourra par exemple inverser l’ordre des sections 2 et 3, en omettre une, en ajouter une autre que nous ne décrivons pas dans notre exemple, etc.

Il s’agit là naturellement d’un type d’improvisation très différent de celui du jazz. Pedro Bacán l’a beaucoup pratiqué, parce que sa conception du toque, surtout por bulería, nous semble être une version virtuose de celle de Diego del Gastor.

Dans le style de Diego del Gastor, les medios compases sont contrôlés mélodiquement, donc par la main gauche. La relecture de ce style par Pedro Bacán, repose sur un contrôle conjoint des deux mains : cadre harmonique combiné à de courts fragments mélodiques pour la main gauche, et mécanismes répétitifs (ici arpèges puis alzapúa) pour la main droite. A première vue, il pourra sembler étrange de rapprocher le toque por bulería de Pedro Bacán de celui de Diego del Gastor. Pourtant, c’est bien le même bon usage de la répétition qui est mis en œuvre. Rappelons que la grand-mère maternelle de Pedro Bacán, Ana Vargas Amaya, était parente de Diego del Gastor. D’autre part, Pedro Bacán a souvent écouté le guitariste de Morón accompagner La Fernanda et La Bernarda de Utrera, María La Perrata et El Perrate..., tous du "clan des Pininis", et son cousin Pedro Peña lui a transmis le style de Morón.

Le cadre harmonique de la falseta (bulería, n°1) est une cadence VIIm - III - VIIm - I (Gm7 - C7 - Gm7 - Ab9(b6)), dont chaque accord occupe un medio compás. Gm étant le relatif mineur de Bb, elle peut être assimilée à une simple cadence II - III - II - I. L’arpège de main droite (a / m / i) la décline en un débit régulier ternaire de doubles croches (4 arpèges successifs = 2 noires pointées). Les attaques de l’annulaire ébauchent un léger frémissement mélodique, une cellule répétitive de deux notes qui marquent chaque noire pointée (Fa - Mi / Sol - Fa# / La - Sol / Sib - La etc.). Enfin, le mécanisme de l’arpège est transformé au dernier medio compás : le nouveau découpage binaire permet de conclure au temps 10, comme il se doit.

Après la répétition, et sur la même séquence harmonique, c’est cette fois le mécanisme binaire qui est repris, mais avec un accident rythmique, une syncope sur la première note de la dernière noire de chaque groupe de trois. D’autre part, la dernière note de chaque medio compás n’appartient plus à l’arpège ; c’est un bourdon de Sol sur la sixième corde, qui ponctue la cadence harmonique : Sol - Ré (quinte de Gm7) / Sol - Do (fondamentale de C7) / Sol - Sib (tierce de Gm). Le premier remate en alzapúa est une synthèse dynamique de ce qui précède, sur quatre medios compases également, avec une syncope sur la première note de la dernière division de chaque medio compás : selon le phrasé, d’abord sur la deuxième noire pointée (6/8), puis sur la troisième noire (3/4). Il est évident que Pedro Bacán ne s’est pas posé consciemment et "à froid" le problème de cette extrême cohérence rythmique. Par contre, il a sans doute retouché inlassablement sa composition jusqu’à ce qu’elle le satisfasse pleinement. Que ces "ratures" aient été "écrites" directement sur l’instrument plutôt que sur des portées ne change rien à l’affaire, le processus de composition est identique à celui d’une pièce "classique" : recherche d’un "bon" thème, propice au travail thématique, puis développement par essais successifs, jusqu’à ce que la cohérence à grande échelle soit assurée.

Notons enfin que ce remate insiste longuement sur le troisième degré (3 medios compases) avant de conclure très rapidement sur la cadence II - I sur un seul medio compás - sur la pédale d’harmonie de Bb, les notes mélodiques dans les basses suggèrent en fait une série de cadence intermédiaires V-I sur le troisième degré (Si bécarre - Do = G7 - C). Nous reviendrons dans la deuxième partie sur ce contraste assez inhabituel, surtout dans le contexte d’un remate por medio, entre un long plateau relativement stable et une chute cadentielle brutale.

II) "Figurer" le cante

NB : le terme "figurer" est ici utilisé au sens que lui donnaient les compositeurs baroques.

"María Peña es una tía abuela por el lado paterno. […] Su cante por soleá es fundamental para mí". (commentaires sur la soleá "A María Peña", livret du disque "Aluricán" - Le Chant du Monde LDX 274906, 1989)

"La estética flamenca, en sus componentes de vibración micro cromática y el efecto de percusión en la emisión, sugiere una procedencia más cercana a las culturas persa, siria y de Pakistán, qua a las de los países arábes. […] Esta estética, y es donde quiero llegar, se emplea en el flamenco, pero está mucho más presente en las estructuras dóricas que en las demás. El otro efecto de la estética, el de la percusíon en la vibración con el bajo diafragma, como se suele decir "cantar con el estómago", está más próximo al modo persa por la razón siguiente : el módo arábe realiza las inflexiones más frecuentemente con la garganta". (conférence "Entre Oriente y Occidente", XXIV Congrès d’Art Flamenco, Séville, septembre 1996 - cité par Alfonso García Herrera - cf. bibliographie)

"[…] Algunos desarollaron trabajos muy dignos en el intento de mantener los códigos antiguos, pero estaba claro que lo que proponía el medio intimista no era, precisamente el inmovilismo, sino la creación desde dentro, lenta pero continua". (conférence "Entre Oriente y Occidente" - ibid.)

"En un momento histórico, este mundo flamenco salio de su medio natural en un intento más amplio y menos intimista de ser enseñado a otros. Esto significó el contacto de todo este mundo con unos códigos diferentes a los suyos. […]. Desde lo musical se ha realizado un trasvase de la cultura oriental (o dórica) a la occidental (mayores y menores). […] A pesar de la adaptación de la guitarra al mundo flamenco, no deja de ser un instrumento occidental que, al igual que el piano, tiene divisiones de semitonos, y por lo tanto no puede imitar la voz en las fórmulas modales dórica y frigia, donde los cromatismos estan ultrapresentes, pues para eso necesitaría un instrumento de procedencia oriental. Esto es muy importante y además demuestra que el soporte técnico de la guitarra tiene sus variantes en cuanto a la voz. […] Como instrumento occidental, (la guitarra) a desarrollado un proceso rapidísimo de absorbción de la información moderna, especialmente en lo que se refiere al gran invento occidental, la armonía". (conférence "Entre Oriente y Occidente" - ibid.)

Il est significatif que Pedro Bacán, toujours très laconique sur ses influences, se réfère à une cantaora (María Peña, sa grand-mère paternelle) et non à un guitariste en tant qu’inspiratrice "fondamentale" de son style. C’est aussi sur son analyse de la technique vocale des cantaores qu’il fonde sa théorie sur les origines "orientales" du flamenco. Enfin, il revient sur l’apparente contradiction maintes fois soulignée entre le chant modal et ses micro-intervalles (c’est en ce sens qu’il emploie, comme la plupart des flamencos théoriciens, le mot "chromatismes") et la guitare tempérée occidentale. Bien qu’il affirme que l’accompagnement du chant supposerait un "instrument d’origine orientale", il pratique lui-même, magnifiquement, l’accompagnement... Fort heureusement pour nous, les compositeurs-théoriciens de talent se gardent bien d’appliquer rigidement leurs propres théories, et trouvent toujours les accommodements nécessaires à leur inspiration.

Mais avant de nous pencher sur ce nouveau paradoxe, remarquons que Pedro Bacán ne confond pas transmission orale et immobilisme ("Algunos desarollaron..."). Dans ce processus, si l’objectif du disciple est bien de reproduire le plus fidèlement possible ce que son maître lui a enseigné, il n’y parvient heureusement jamais, parce que ses cordes vocales, ses mains... ne sont pas celles de son maître. La transmission orale suppose donc une chaîne d’"erreurs", de modifications, plus ou moins importantes selon les lacunes des différents transmetteurs et de leur talent à les transformer en style personnel. Contrairement à ce que l’on entend souvent ("En el cante todo esta hecho"), les cantaores sont loin d’avoir épuisé toutes les potentialités des modèles mélodiques assignés par la tradition à tel ou tel compositeur. De plus, faute d’enregistrements, nous ne saurons jamais exactement ce qu’avaient composé Juaniquí ou Tomás El Nitri, ni comment ils le chantaient, mais seulement à quoi ressemblent les versions gravées par les transmetteurs de leur répertoire, forcément différentes quelque soit leur bonne foi. Pour reprendre l’exemple de la "siguiriya del Loco Mateo" (cf. ci-dessus), mieux vaudrait parler de compositions de Juan Talega ou d’El Perrate inspirées d’une pièce attribuée à El Loco Mateo - la folia était un air que chantonnait tout un chacun au XVI siècle, mais il ne viendrait à personne l’idée de contester que les versions de Girolamo Frescobaldi ou Gaspar Sanz appartiennent bien à leur auteur. Pedro Bacán, est très conscient de la nécessité d’une évolution du cante - "lente et de l’intérieur" - donc indépendante des pressions du marketing et de la course à la nouveauté. Et c’est bien ainsi qu’il entend créer son œuvre propre.

Inés et Pedro Bacán, 1992 - Photo : Isabelle Meister

II A) Jouer le chant

1) Chant flamenco et harmonie

Une théorie très répandue, que défendait également Pedro Bacán, distingue dans le répertoire du cante deux catégories de modèles mélodiques. D’une part les fandangos et leurs dérivés, réputés "andalous" parce que bimodaux - "paseos" de guitare en mode flamenco (mode phrygien à tierce instable, mineure ou majeure) et chant modulant à la tonalité relative majeure (par exemple pour la granaína, "paseos" en mode flamenco sur Si, et chant en tonalité de Sol Majeur). La description est exacte, mais pourrait s’appliquer tout aussi bien à la deuxième catégorie, dont la création est souvent considérée comme exclusive des gitans, plus précisément des "gitanos flamencos" (Pedro Peña) - chants a compás dont les prototypes seraient les soleares et les siguiriyas. En fait, ils ne sont pas plus strictement modaux que les fandangos. La structure harmonique d’une soleá "standard" (par exemple la composition attribuée à La Serneta, "Presumes que eres la ciencia...") est construite sur deux sections dont les suspensions mélodiques (fin des "tercios") suggèrent de brèves modulations internes vers les tonalités mineure puis majeure relatives au mode flamenco de référence :

_ section 1 : E7 - Am (= tonalité de La mineur) | F - E (= mode flamenco sur Mi).

_ section 2 : (F) - G7 - C (= tonalité de Do Majeur) | F - E (= mode flamenco sur Mi).

De même, beaucoup de siguiriyas, de manière moins régulière il est vrai, comportent des suspensions mélodiques d’allure modulante : le mode de référence étant le mode flamenco sur La, suspensions sur Dm (= tonalité de Ré mineur - Curro Dulce, Manuel Molina), sur F (tonalité de Fa Majeur - Tomás el Nitri) etc. Et que dire des diverses cabales, en tout ou partie dans la tonalité majeure homonyme du mode de référence ? Soutiendra-t-on qu’il s’agit là de "contaminations" de l’accompagnement de guitare ? On sera bien embarrassé alors par les cantes "a palo seco" (a cappella - martinetes, tonás et deblas), la plupart alternant comme les cabales mode flamenco et tonalité majeure homonyme (certains sont totalement en majeur).

D’autre part, les notes clés des compositions sont en général "tempérées". C’est même ce qui rend possible leur accompagnement à la guitare... Les fameux micro-intervalles ("cromatismos" pour Pedro Bacán) n’apparaissent que dans l’ornementation mélismatique et, moins fréquemment, au sein des parcours mélodiques variables entre les notes clés - ce qui n’est d’ailleurs pas spécifique au chant flamenco, les cordes vocales n’étant pourvues ni de touches ni de frettes (écoutez Billie Holiday, Skip James, Cecilia Bartoli, Maria Callas etc.).

Ce sont cependant ces micro-intervalles, particulièrement abondants lors des cadences II-I (Fa - Mi, par exemple pour les soleares ou les malagueñas) qui posent un problème pour le guitariste, dont la résolution est la base de la création de l’harmonie flamenca et de son développement séculaire. La solution consiste à envelopper le chant dans des accords non contraignants, qui sont en fait des superpositions des accords académiques qui devraient harmoniser les deux degrés. Ces mixtures sont souvent obtenues par des cordes à vide. La figure 1 montre une solution traditionnelle d’une harmonisation de la cadence Fa - Mi. Elle pourrait être chiffrée F7M(#11) - E(b9). Mais un tel chiffrage, qui conviendrait pour le jazz, n’est pas vraiment conforme à la logique harmonique du flamenco. Mieux vaudrait chiffrer : F + une pointe de E (les notes Si et Mi) - E + une pointe de F (la note Fa).

Figures 1 et 2

Ces procédés de coloration des accords fondamentaux, qui impliquent des dissonances de secondes ou neuvièmes mineures, ont été progressivement étendus à tous les degrés de toutes les transpositions du mode flamenco, et ce dans toutes les positions sur le manche. On conçoit que l’harmonie flamenca, beaucoup plus que les compases qu’ils ne comprenaient guère, ait fasciné les compositeurs du début de XX siècle à la recherche d’alternatives à l’harmonie tonale qu’ils jugeaient épuisée - essentiellement espagnols (Albéniz, Granados, Turina, Falla etc.) et français (Debussy, Ravel, Koechlin, Roger-Ducasse, Collet, Laparra etc.). Pedro Bacán a lui aussi beaucoup travaillé sur ce type de superpositions d’accords, et l’on comprend que Maurice Ohana, dans la lignée de ces compositeurs, ait été l’un de ses grands admirateurs. Les deux musiciens se rencontrèrent en 1989 à l’occasion du festival "Musique et vin" de l’ abbaye de Fontfroide, dédié au compositeur pour son soixante quinzième anniversaire. Ce devait être le début d’une relation amicale à l’origine du projet "Marisma. Del pentagrama a las fuentes" (cf. troisième partie). La figure 2 montre deux des "posturas", que Pedro Bacán utilisait souvent en introduction de ses tarantas et de ses siguiriyas :

_ por taranta : F# + G (notes Sol et Si) + Em, relatif mineur de G (note Mi). Notons l’encadrement chromatique du premier degré, Fa#, par les notes Fa bécarre (septième de l’accord de G7 placée à la basse) et Sol (fondamentale de G)

_ por siguiriya : A + Bb (notes Sib) + Gm, relatif mineur de Bb (note Sol). Là encore, la cadence II - I est soulignée par une basse chromatique descendante (Sib - La). Nous retrouvons la même superposition, réduite à la dissonance de seconde mineure Sib / La sur les trois cordes graves, au premier compás de la falseta por siguiriya n°3.

L’une des mixtures d’accords favorites de Pedro Bacán, por medio, est le remplacement de la pédale d’harmonie traditionnelle de Bb (notes Sib et Ré) par un mélange IIm (Bbm) / I (A) : notes Sib, Do# et Mi (par enharmonie, Do# = Réb, tierce de l’accord de Bbm). Deux exemples, por tiento et siguiriya (tiento, n°1 / siguiriya, n°1) :

Enfin, le compositeur fait un grand usage de basses chromatiques simulant une progression harmonique dissonante par rapport aux accords arpégés. Par exemple, pour le premier compás de l’une de ses compositions les plus célèbres por soleá (soleá, n°3) : Sol stable à la voix supérieure / notes Sol et Do (C) puis Sol et Si (G) aux voix intermédiaires / notes Do (C), Si (G) et Sib (A7/Bb) à la basse - résolution mélodique sur Dm aux temps 10 à 12 (cf. ci-dessous). Dans cette même falseta, après un deuxième compás transposant ces basses chromatiques descendantes à la quarte inférieure sur la sixième corde (sur une pédale de G7), la réitération obstinée de l’accord de F7M au troisième compás donne une sensation de repos élégiaque en mineur très schubertien, l’accord de F7M étant plutôt perçu comme un accord de Am/F.

Deux autres exemples du même procédé :

_ por soleá (soleá, n°1) : au dernier compás, sur un pédale d’harmonie de F7M (notes Do, Fa et Mi), basses chromatiques descendantes du La au Mi sixième corde.

_ por siguiriya (siguiriya, n°2) : aux premier et deuxième compases, la basse chromatique ascendante Do# - Ré transforme la pédale d’harmonie de A(b9b6) (notes Sib et Ré) en accord de Gm7(6)/D.

Enfin, si nous les comparons aux compositions des autres guitaristes flamencos de sa génération, celles de Pedro Bacán font un usage très parcimonieux des cadences intermédiaires V - I (de type D7 - Gm7 : siguiriya, n°2, troisième compás ; ou G7 - C7 - F/A : soleá n°1, quatrième compás) développées par Paco de Lucía et Manolo Sanlúcar. Par contre, les substitutions d’un accord majeur par son relatif mineur - Dm7 au lieu de F por arriba, Gm7 au lieu de Bb por medio - y sont fréquentes. Le caractère modal de ses falsetas s’en trouve ainsi accentué.

2) Chant et phrasé

L’un des caractères les plus frappants du cante est son extrême liberté de phrasé, qui semble ignorer la pulsation régulière comme la division métrique en compases successifs... mais conclut toujours de manière synchrone avec la guitare. Plus encore que par l’harmonie, c’est bien par le phrasé que Pedro Bacán entend "figurer" le chant.

a) Divisions irrégulières de la pulsation et rubato

L’un des traits les plus originaux des compositions de Pedro Bacán est l’extrême variété de la division des temps. La falseta por soleá n° 3 en fournit quelques bons exemples : croches + deux doubles croches / triolet de croches / quatre doubles croches aux deux premiers compases ; croche + triolet de doubles croches au deuxième compás ; deux doubles croches + triolet de doubles croches + triolet de doubles croches aux temps 10 à 12 de ce même compás ; triolet de doubles croches + quatre triples croches aux temps 10 à 12 du troisième compás ; sextolet de doubles croches au dernier compás etc. Encore cette fluidité, qui évoque effectivement le chant, est-elle renforcée par un usage très fin du rubato dans l’interprétation. Pour les deux premiers compases par exemple, la transcription rythmique prend appui sur les basses et la voix supérieure, ce qui la rend intelligible. Une écoute attentive de l’enregistrement montre que le phrasé est en fait légèrement différent pour chaque mesure. Une transcription fidèle à l’esprit de l’interprétation consisterait à écrire les notes sans notation rythmique, avec pour instruction : "jouer ces dix notes sur exactement trois temps"...

On trouvera ce type de phrasé dans l’écrasante majorité des falsetas de Pedro Bacán. Contentons nous d’un autre exemple, sur lequel nous reviendrons ci-dessous : triolet de doubles croches + quintolets de doubles croches + deux croches (soleá n°1, premier compás) ; triolets de noires (soleá n°1), troisième et quatrième compases). Les substitutions de mesures à 6/8 aux mesures à 3/4 contribuent également à la ductilité métrique du discours (soleá n°1, dernier compás).

b) Cadrage des falsetas dans le compás - "cierres"

Cette dernière falseta commence par une mesure acéphale : début sur la deuxième croche du premier temps, reproduit aux deux mesures suivantes, puis à la première mesure du deuxième compás. La profusion des syncopes sur le premier temps d’une mesure (temps 10 du deuxième compás, temps 1, 6 et 8 du troisième compás), s’ajoutant à ces mesures acéphales, imitent le chant qui entre où il veut dans le compás. Les anacrouses produisent visent le même objectif (début de la falseta por soleá n° 2, sur la deuxième croche du temps 12 du compás précédent).

Mais le chant ne se contente pas d’entrer dans le compás à sa guise, il conclut aussi où bon lui semble. Or les "cierres" (pauses harmoniques) traditionnels segmentent systématiquement la continuité musicale des falsetas, et surtout obligent à conclure toujours sur le même temps : au temps 10 pour la soleá ("cierre" aux temps 10 à 12) ; au temps 4 pour la siguiriya ("cierre" aux temps 4 et 5) etc. Dans ses compositions por siguiriya notamment, Pedro Bacán cherche à donner à ses compositions la plus grande continuité possible, tout en gardant intact le marquage des subdivisions du compás. Il y parvient d’une part en poursuivant ses mécanismes d’arpèges (siguiriya n° 2) ou ses lignes mélodiques (siguiriya n° 3) jusqu’au temps 5. D’autre part, en chargeant le temps 5 d’une information musicale qui conduit sans rupture au compás suivant : mélodique (siguiriya n°2, premier et troisième compases ; siguiriya n° 3, cinquième compás), ou harmonique (siguiriya n° 2, quatrième compás - Gm7/G# - A ; siguiriya n° 3, deuxième compás - arpège Gm7 avec suspension mélodique sur la septième). Enfin, quand il se conforme au modèle du "cierre" traditionnel sur l’accord de A, il le subvertit en retardant cet accord par un accord de Dm (siguiriya n° 1, deux premiers compases) ou de Bb (siguiriya n° 3, huitième compás) sur la première croche du temps 4.

Le "cierre" peut également être signifié par un silence qui occupe les temps 4 et 5, l’un de ces précieux silences que l’auditeur emplira mentalement - cf. la première citation de cet article. C’est la cas au sixième compás de la falseta por siguiriya n° 3 - l’effet est d’autant plus spectaculaire que le même couple mordant + accord de A(b6b9) avait conclu le quatrième compás, mais sur le temps 5. Là encore, le chant n’étant pas tenu de s’interrompre sur le temps 4, Pedro Bacán poursuit parfois sa ligne mélodique jusqu’à la troisième croche de ce temps, sans résolution harmonique sur le temps 5 qui est hanté par la résonance de la dernière note mélodique - avec trilles et mordants à l’intérieur du temps 4, pour plus de légèreté encore (siguiriya n° 1, troisième et cinquième compases).

La falseta por tiento n° 1 est une magnifique synthèse de ces procédés d’écriture. En concentrant les appuis harmoniques et mélodiques à la charnière de chaque mesure (anacrouse + premier temps suivant) et en remplaçant les rasgueados de ponctuation traditionnels par des accords arpégés (A(b9) pour les trois premiers compases), il produit un flux musical continu au sein duquel on ne distingue plus mélodie et harmonie : par exemple, dans la seconde moitié du premier compás (dernière mesure du premier système), la mélodie commence sur la deuxième croche du temps 3 par les mêmes notes qui constituaient l’accord de ponctuation arpégé du temps 2.

3) Lier les "tercios"

L’art d’un(e) cantaor(a) se mesure entre autres à l’exact dosage des liaisons sur le souffle entre certains "tercios" (phases d’un chant). Pedro Bacán se livre au même exercice en enjambant certains "cierres". On en trouvera un exemple frappant au premier compás de la falseta por soleá n° 3. "Normalement", les temps 10 à 12 (dernière mesure du premier système) devraient être réalisés par un "cierre" harmonique sur l’accord de Dm. C’est précisément cet espace qu’il choisit pour développer le court thème mélodique qui occupait précédemment les temps 3, 6 et 9, et lier anisi les deux premiers compases à la manière de "tercios". Le procédé est reconduit au deuxième compás par un bloc arpège / picado sur l’accord de C, puis au troisième par le retard mélodique Do - Si (+ trille) sur l’accord de E.

4) Figurer le duo chant / guitare

Certaines falsetas plus développées de Pedro Bacán évoquent un dialogue cantaor / tocaor. C’est le cas, par exemple, de la falseta por bulería n° 2. Les quatre premiers compases peuvent être compris comme une introduction de guitare. A la fin de cette introduction, le chant entre en anacrouse sur la deuxième double croche du temps 9 par un motif ascendant conduisant à l’accord de Dm. A partir de ce moment, les notes clés d’un modèle mélodique de cante sont remplacés par deux motifs clés. Le premier, qui vient d’être énoncé, sera répété avec toujours une conclusion harmonique sur Dm. Par contre, le second (première apparition aux temps 3 à 5 du cinquième compás), construit sur un arpège de Gm7, est susceptible de deux développements distincts : une cadence longue C7 - F - Bb (sur le cadence intermédiaire V - I, l’accord de passage F figure une réponse de la guitare, et l’accord Bb la reprise du chant) ramène ce motif pour une brève cadence conclusive Gm7/G# - A. A ce stade, une reprise légèrement variée correspond à la répétition de la première section d’un cante. Le début de la partie en attaque butée du pouce transpose le premier motif à l’octave inférieur, mais le Do# est remplacé par un Do bécarre, parce que cette fois, il ne conduit pas à un accord de Dm, mais un accord de C7. A la manière de la coda d’un cante, le long développement en jeu "a cuerda pelá" est répété de manière plus chargée, et avec une syncope juste avant la fin (sur la septième de l’accord de F7, Mib), suffisante pour rompre l’uniformité du débit rythmique et relancer la composition pour une ultime réponse de la guitare, sous forme de deux remates successifs.

II B) Jouer le chant des Pininis

"Había que encontrar la manera de presentar en un tiempo más esencial que el real lo que ocurre en nuestras reuniones, resolver artísticamente la diversidad de los momentos, de los estilos, de las edades, para evitar el efecto de inventario y no caer en lo anecdótico. Era preciso sobre todo conservar esta sensación de complicidad que es fundamental en nuestro flamenco. He decidido entonces volver a crear la casa, estructurando una intimidad no con paredes sino com música, la de la guitarra". (présentation du spectacle "Nuestra historia al Sur" - VI Bienal de Sevilla, 1990.)

Ces propos très connus s’appliquent à plusieurs spectacles produits par Pedro Bacán : "Lebrija flamenca" (création aux arênes d’Arles, le 15 août 1989) qui allait devenir "Nuestra historia al Sur" pour Séville, et "El clan gitano de los Pininis" (création au théâtre Dejazet, Paris, le 26 janvier 1989). Il s’agissait de recréer sur scène la spontanéité et le rituel des fêtes familiales qu’il avait vécues dans son enfance, et donc d’amener les artistes à oublier le public, en recréant "la maison". C’est donc la guitare qui devait faire office de "casa" - en ménageant les transitions entre les tessitures des cantaor(a)es et les compases bien sûr, mais surtout en construisant un décor sonore homologue au style du cante de Lebrija et Utrera. Ces spectacles auront une suite discographique avec la précieuse série des "Noches gitanas en Lebrija", enregistrée en direct au cours d’ une reconstitution d’ une "fiesta" traditionnelle de quatre jours consécutifs ("Fiesta" / "Luna" / "Solera" / "Al alba" - quatre CDs EPM 982 - 322, 332, 342, 352, 1991). "El clan gitano de los Pininis" a également fait l’objet d’une captation en public : "Pedro Bacán et le clan des Pininis - en public à Bobigny", PeeWee Music PW 011, 1997.

On prétend souvent que ce cante est plus lent que celui d’autres hauts lieux flamencos de Basse Andalousie, ce qui est faux du strict point de vue des tempos. Mais il en donne l’impression, parce qu’il s’agit d’une sorte de "cante llano", au sens liturgique de l’expression. Le chant se déploie en larges périodes relativement planes, sur le souffle, avec peu d’ornementation mais des attaques souvent "par en-dessous", atteignant l’intonation exactes des notes clés par des portamentos ascendants. Le tout donne une sensation de solennité, souvent jusque dans les cantes festeros. D’autre part, à l’inverse de beaucoup d’autres interprètes, les artistes de Lebrija et Utrera affectionnent les longs plateaux sur quelques degrés du mode (le troisième et le sixième en particulier), suivis de chutes rapides vers le premiers degré. Enfin, il modifient souvent les modèles de leur répertoire par des inflexions mélodiques mettant en jeu des notes étrangères au mode de référence.

La guitare ne pouvant tenir longtemps des notes mélodiques, l’outil idéal pour figurer les amples périodes du cante des Pininis était évidemment un flux d’arpèges très dense, qui devint progressivement la technique de prédilection de Pedro Bacán - tous nos exemples conviendraient pour illustrer ce point.

Nous avons déjà noté à propos du remate en alzapúa de la falseta por bulería n° 1 l’insistance sur le troisième degré (C) du mode flamenco sur La. Por tango (n° 1), la même tension sur le troisième degré apparaît deux compases durant, à nouveau sur une cadence intermédiaire V - I (G7 - C) traitée cette fois en arpège, avant la cadence conclusive en alzapúa II - I (Bb - A) sur un seul compás. Le premier compás de la falseta por soleá n° 1 est identique, cette fois en mode flamenco sur Mi : huit temps sur le troisième degré, G, (qui plus est la répétition obsessionnelle d’un octave et d’un unisson de Sol, en arpèges d’où n’émerge fugitivement que la corde de Si à vide), suivie d’une brève chute II - I, F - E (temps 9 et 10).

La note "étrangère" la plus utilisée à Lebrija et Utrera pour modifier un modèle mélodique traditionnel est le deuxième degré majeur, surtout pour les siguiriyas, les tientos, les tangos et les bulerías. Pour la siguiriya, le Si bécarre annonce théoriquement une modulation vers la tonalité majeure homonyme, La Majeur, et donc un passage à la cabal, qui peut être confirmé ou non par la suite : siguiriya n° 1, du troisième au sixième compás. L’équivalent pour le mode flamenco sur Mi est la note Fa#, que l’on trouve rarement dans les modèles mélodiques traditionnels por soleá, à l’exception d’une composition de La Perla de Triana ("Yo me quiero ir a las minas de Egipto..."). Pedro Bacán l’harmonise parfois par un accord de B7/C, donc comme pour un "cambio" (modulation vers la tonalité majeure homonyme, Mi Majeur). Mais dans la falseta por soleá n° 2, il l’utilise pour une brève modulation por taranta (mode flamenco sur Fa#).

Le sixième degré majeur (Fa# pour le mode flamenco sur La) est l’un des classiques des falsetas de Paco de Lucía, première période. Il a ensuite été imité par tous les guitaristes de sa génération, pour tous les palos por medio.
Pedro Bacán en use essentiellement pour évoquer un jeu chromatique entre les sixième et septième degrés qu’affectionnent les artistes de Lebrija et Utrera : Fa - Fa# - Sol et retour. D’où l’alternance rapide des notes Fa et Fa# dans ce contexte : tiento n°1, siguiriyas n° 1 et 3.

Enfin, toujours por medio, le cinquième degré diminué (Mib) est en général harmonisé par un accord de F7 pour une cadence intermédiaire V - I sur le deuxième degré (F7 - Bb). Mais à Lebrija et Utrera, l’utilisation mélodique de cette note implique une harmonisation par un accord de Eb/G (certains tientos de Gaspar de Utrera par exemple), pour une cadence intermédiaire IV - V - I sur le deuxième degré également (Eb/G - F7 - Bb). Pedro Bacán joue parfois cette séquence lorsqu’il accompagne le cante, mais pour ses compositions, il substitue fréquemment l’accord de Cm7 à l’accord de Eb (relatif mineur) :tangos n° 1, troisième compás.

III Vers une "musique spectrale flamenca"

"Oriente ha desarrollado unos sistemas musicales basados en una estética de descomposición del sonido. Esto no es otra cosa que realizar infinidad de participaciones sonoras de una misma nota" (Alfonso García Herrera, page 9, source non précisée par l’auteur - cf. bibliographie).

"Me gusta tocar sobre lo que llamo la técnica del silencio, jugar con los volúmenes sonoros. Puedo, por ejemplo, crear un gran volumen, agarrarlo y dejarlo vibrar de tal manera que no queda nada más, casi un silencio" (conférence "Entre Oriente y Occidente", XXIV Congrès d’Art Flamenco, Séville, septembre 1996 - cité par Alfonso García Herrera - cf. bibliographie)

"Ecoute" - extrait 2

Extrait du film "Ecoute" : "Sorakay"

D’après ces dernières citations, il semble qu’à la fin de sa vie Pedro Bacán ne travaillait plus prioritairement sur la mélodie, l’harmonie et le rythme (c’est-à-dire sur les notes, leur intonation et leur durée), mais bien sur le son en lui-même, sur ses décompositions (les harmoniques), la dynamique et le silence. Depuis le milieu des années 1970, les compositeurs d’une école française nommée "musique spectrale", s’intéressaient aux mêmes paramètres. C’est pourquoi il est le seul guitariste de flamenco invité à participer au film "Ecoute". La manière de le filmer jouant un court extrait de "Sorakay" est révélatrice : seule la main droite intéresse le réalisateur, la manière d’attaquer les cordes, le choc des ongles sur les cordes et le bloc de sons qui en résulte - pas les notes, et encore moins les "posturas" de main gauche.

Il s’agissait là d’une voie que Pedro Bacán n’aura malheureusement pas eu le temps d’explorer, si singulière qu’à notre connaissance aucun guitariste depuis ne s’y est sérieusement intéressé. Seul un enregistrement posthume nous en donne un court témoignage. Il s’agit de la granaína du disque "Marisma" (Pasarela, 1997), enregistré en public lors de la première du spectacle "Marisma. Del Pentagrama a las fuentes" au Théâtre Lope de Vega de Séville, le 24 septembre 1996. Le projet avait été inspiré à Pedro Bacán par Maurice Ohana. Il s’agissait au départ de travailler sur les rapports entre l’harmonie flamenca et la musique contemporaine telle que la concevait Ohana, en héritier talentueux de Debussy, Falla etc. Mais Pedro Bacán était déjà ailleurs. C’est pourquoi la nana de l’album, qui allait dans le même sens que la granaína, s’avère nettement moins convaincante : il y joue avec le violoncelliste Ramón Jaffé et le guitariste classique (guitare à dix cordes) Stephan Schmidt, un élève de Luis Martín Diego, lui-même disciple de Maurice Ohana, qui s’efforcent d’enrichir encore l’harmonie, ce qui n’est plus le propos de Pedro Bacán. On pouvait déjà pressentir la même orientation dans le triptyque "Fantasia" / "Sorakay" / "Cansada marisma", qu’il joua à la Casa Roja de Séville en 1995 avec Inés Bacán, Antonio Moya, Stephan Schmidt et Ramón Jaffé, mais qui ne fut malheureusement jamais enregistré.

La logique de la quête d’un flux musical continu, image guitaristique du cante des Pininis, rapproche ainsi les dernières œuvres de Pedro Bacán de celles des compositeurs d’avant-garde en rupture avec le sérialisme intégral dogmatique des années 1950 - 1960 et avec son hermétisme - le refus systématique de toute répétition et même de toute hiérarchisation, et ce sur tous les paramètres musicaux. Des "répétitifs" et autres "minimalistes" américains (John Cage, Philip Glass, Steve Reich, Terry Ryley etc.) aux "spectraux" français issus du groupe "Itinéraire" (Gérard Grisey, Hugues Dufour, Tristan Murail etc.), tous cherchaient une manière d’utiliser la répétition pour générer un couple, antagoniste et complémentaire à la fois, entre une extrême immobilité en surface et une extrême mobilité interne à la substance sonore : par des "boucles" superposées soumises à des décalages rythmiques pour les premiers ; par des modifications insensibles du spectre harmonique des sons pour les seconds. Quel qu’en soit le moyen, il s’agissait donc de faire passer l’auditeur d’une situation sonore à une autre, sans qu’il prenne conscience du moment ou le passage s’était effectué, ni par quel moyen. Un homologue musical d’une peinture abstraite qui jouerait de dégradés et de nuances infinitésimales pour que notre œil passe d’un espace coloré à un autre, sans qu’aucun seuil ne soit perceptible sur le support. Ce n’est donc pas un hasard si nombre de pièces de ces compositeurs ont des titres picturaux ("Treize couleurs du soleil couchant" de Tristan Murail, 1978, par exemple). D’autres artistes travaillaient dans la même direction, tels György Ligeti sur les clusters ("Atmosphères, 1961 ; "Lontano", 1967) ou Gavin Bryars ("The sinking of the Titanic", 1969) et Morton Feldman ("Coptic Light", 1986) sur les textures orchestrales.

Coptic Light (extrait)

Morton Feldman : extrait de "Coptic light" - New World Symphony Orchestra, direction Michael Tilson Thomas (Argo 448 513, 1998)

"Musique spectrale flamenca" est évidemment une expression métaphorique, mais elle nous semble bien désigner la dernière manière de Pedro Bacán, à base d’extrême lenteur et d’extrême rapidité en même temps, telle qu’on peut l’écouter par exemple dans l’introduction de sa granaína. Le bloc sonore est constitué d’une superposition des accords des premier et deuxième degrés, B7 (notes Ré#, La et Si) et C (notes Mi et Do). La basse de Mi apporte également une "couleur de Mi mineur", la tonalité mineure relative au mode flamenco sur Si, traditionnellement très présente dans le toque por granaína. Les deux "accidents" qui émergent par instant du tissu sonore, et le font lentement évoluer, sont les ligados Mi / Sol# / Mi (sur la première corde) et Si / Ré# / Si (sur la deuxième corde). Enfin, trois dissonances, entre les fondamentales et les tierces des deux accords, constituent le matériau sonore sur lequel Pedro Bacán développe l’équivalent flamenco d’une composition spectrale : la seconde mineure Do / Si (troisième et deuxième cordes), la neuvième mineure Mi / Ré# (sixième et cinquième cordes) et son inversion, la seconde mineure Ré# / Mi (deuxième et première cordes).

Résumons. L’extrême rapidité d’exécution des arpèges (selon le témoignage d’Antonio Moya, Pedro Bacán était incapable de les décomposer pour les jouer lentement) produit des tissus sonores denses agissant comme des masses colorées. La répétition des arpèges génère une extrême lenteur des dérivations de ces tissus par de légers accidents, de courts fragments mélodiques émergeant de la masse, qui les mènent à un autre lieu musical. Bien sûr, au lieu de travailler les superpositions rythmiques ou les spectres harmoniques, Pedro Bacán travaille les dissonances flamencas. Ajoutons à ce matériau de base les changements de dynamique, parfois très progressifs, parfois abrupts, les résonances et les silences - ou, pour mieux dire, la combinaison de ces deux paramètres, auxquels nous pouvons observer sur la vidéo que le musicien est très attentif : nous avons quelque chose comme une pièce spectrale pour guitare flamenca.

Granaína / Intro 1
Granaína / Intro 2
Granaína : intro
Granaína

Granaína - Séville, 1996

De Diego del Gastor, María Peña ou Bastián Bacán à l’avant-garde contemporaine, l’œuvre de Pedro Bacán démontre une fois de plus que la musique ignore les frontières et autres "denominaciones de origen". Ou, pour revenir à un adage de bon sens : "il n’existe que deux catégories de musique, la bonne et la mauvaise". Les compositions de Pedro Bacán appartiennent incontestablement à la première catégorie.

Claude Worms

Exemples

Transcriptions

Bulería 1-1
Bulería 1-2 / Bulería 2-1
Bulería 2-2
Bulería 2-3
Soleá 1-1
Soleá 1-2 / Soleá 2-1
Soleá 2-2 / Soleá 3-1
Soleá 3-2
Siguiriya 1-1
Siguiriya 1-2 / Siguiriya 2-1
Siguiriya 2-2 / Siguiriya 3-1
Siguiriya 3-2
Tiento 1-1
Tiento 1-2
Tango 1

Audios

Bulería n°1
Bulería n°2
Soleá n°1
Soleá n°2
Soleá n°3
Siguiriya n°1
Siguiriya n°2
Siguiriya n°3
Tiento n°1
Tango n°1

Bibliographie

Corinne Frayssinet Savy : "Le paradoxe de la performance flamenca", Cahiers d’ethnomusicologie, n° 21, pages 67 à 85, 2008.

Alfonso García Herrera : "Pedro Bacán. Aluricán en azul y verde", Ayuntamiento de Lebrija, 2006.

Leonard B. Meyer : "Emotion et signification en musique", Actes Sud, 2011.

Claude Worms : "Pedro Bacán. Etude de style", Editions Play-Music, 2009.


"Ecoute" - extrait 1
"Ecoute" - extrait 2
Diego del Gastor : bulería
Granaína
Bulería n°1
Bulería n°2
Soleá n°1
Soleá n°2
Soleá n°3
Siguiriya n°1
Siguiriya n°2
Siguiriya n°3
Tiento n°1
Tango n°1
Granaína : intro
Coptic Light (extrait)




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