dimanche 12 juillet 2015 par Claude Worms
Enrique Morente ne fut pas seulement l’un des plus grands cantaores de l’histoire du flamenco. Il fut aussi, et surtout, le compositeur et l’interprète d’oeuvres visionnaires, d’une qualité et d’une exigence comparables à celles des créations majeures de la musique "savante occidentale" et du jazz contemporains. Retour sur une discographie exemplaire...
CANTES DE ENRIQUE MORENTE
La mort d’Enrique Morente le 13 décembre 2010 a laissé en suspens divers projets discographiques dont la diversité témoigne de la versatilité de l’artiste : une anthologie "personnelle" de cantes traditionnels (sans doute dans la lignée de l’ "Homenaje a Don Antonio Chacón" de 1977), un album consacré aux chansons d’Antonio Vega (sa version de "El ángel caído", accompagnée au piano par Federico Lechner, en donne un magnifique avant-goût - bande originale du film "Morente", de Emilio Ruiz Barrachina) , un "collage flamenco" à partir d’enregistrements incunables, une collaboration avec Kiko Veneno, "un disco grabado en directo solamente con móviles" (toutes les citations de cet article, et la plupart des informations factuelles, sont issues de l’ouvrage de référence de Balbino Gutiérrez, "Enrique Morente. La voz libre" - cf : bibliographie), un projet intitulé "África, Cuba, Caí", qui aurait sans doute réjoui Faustino Nuñez...
En 2008, Enrique Morente avait composé, interprété et enregistré avec "Pablo de Málaga" un chef d’œuvre qui constituait à la fois la somme et l’aboutissement des ses expériences antérieures, et l’annonce d’un nouvel idiome musical flamenco contemporain, qui restera malheureusement sans suite, et qui n’a pour le moment pas eu de réelle postérité, si l’on excepte quelques tentatives en devenir, notamment celles du groupe El Último Grito, ou de Rocío Márquez pour certaines plages de son dernier opus, "El Niño" - pour une analyse plus précise de "Pablo de Málaga", lire notre article dans la rubrique "Nouveautés CD" : Pablo de Málaga.
La discographie d’Enrique Morente, heureusement régulièrement rééditée, avait débuté quarante et un ans plus tôt par deux albums de cantes traditionnels, par lesquels il acquittait son droit d’entrée dans le club très fermé des cantaores "respectables". En pleine époque de "revalorisation" (Francisco Aix Gracia : "Flamenco y poder", DataAutor / Fundacíon SGAE, Madrid, 2014) du cante "authentique", impulsée par la fameuse anthologie de 1954 (dirigée par le guitariste Perico el del Lunar, avec notamment Pepe de la Matrona, Rafael Romero, Jacinto Almadén, El Chaqueta...), puis par Antonio Mairena, tout jeune impétrant devait prouver sa maîtrise encyclopédique et orthodoxe du répertoire dûment estampillé comme légitime par les maîtres du genre. Enrique Morente venait de faire ses classes à Madrid auprès de Pepe de la Matrona, Bernardo el de los Lobitos, Antonio Grau, et de Manolo de Huelva, et accessoirement à Cádiz auprès d’Aurelio Sellés et à Jerez auprès de Parrilla de Jerez et El Borrico. Il s’exécuta ponctuellement, enregistrant coup sur coup "Cante flamenco", avec Félix de Utrera, l’excellent guitariste maison d’Hispavox (1967), puis "Cantes antiguos del flamenco", tout un programme avec la caution supplémentaire de la guitare de Niño Ricardo (1968). Rappelons que les conditions d’enregistrement de l’époque étaient en gros celle du "live" en studio : peu ou pas de répétitions avec les guitaristes, un minimum de prises et le tout expédié en quelques heures. La qualité des deux disques donne déjà toute la mesure de la technique vocale d’Enrique Morente, de la justesse de ses choix et de ses interprétations, et de sa musicalité.
L’œuvre de notre artiste n’allait cependant pas tarder à prendre un tour légèrement plus iconoclaste, dont on avait pu discerner les prémices dès 1966 : il avait alors collaboré avec le compositeur Armin Jannsen-Robledo ("Antonio Robledo") et la compagnie "Flamenco en route" pour la réalisation de la musique de scène d’un ballet basé sur "La Celestina", avec Pedro Iglesias (hautbois), Antonio Robledo (piano) et Andrés Batista (guitare) - Morente y chantait un Martinete et des Bulerías (représentations à Toronto pour le Ballet National du Canada).
C’est avec son "Homenaje flamenco a Miguel Hernández", avec les guitaristes Perico el del Lunar Hijo et Parrilla de Jerez (1971), qu’Enrique Morente pose un premier acte d’indépendance esthétique. Il participe alors pleinement à l’engagement anti-franquiste de quelques jeunes cantaores, mais, au lieu d’écrire ses propres textes "engagés" (Manuel Gerena, Paco Moyano, Luis Marín...) ou de solliciter un écrivain contemporain (Francisco Moreno Galván pour José Menese), il choisit un poète majeur et emblématique de la résistance à la dictature - un choix à l’époque singulier, même s’il est depuis devenu plus convenu. Surtout, son extrême attention au respect des textes le conduit à composer des cantes originaux plus adéquats à leur versification que les modèles mélodiques traditionnels : Malagueña ("El niño yuntero"), Romance ("Sentado sobre los muertos") et Nana ("Nanas de la cebolla") - à ce sujet, lire l’article de Maguy Naïmi dans la rubrique "Articles de fond" : Miguel Hernández, Enrique Morente. "Voces del pueblo me llevan" (on pourra aussi y écouter ces trois cantes).
Photo : El Ideal de Granada (logo également)
Dès lors, Enrique Morente ne cessera plus de mettre en musique une multitude de poètes et mêmes quelques prosateurs (Miguel de Cervantes, Pablo Picasso), avec la même scrupuleuse exigence : Federico García Lorca, auquel il consacrera trois disques ("En la Casa-Museo de Federico García Lorca", 1990 ; "Omega", 1996 ; "Morente-Lorca", 1998), Rafael Alberti, Dámaso Alonso, Gustavo Adolfo Bécquer, José Bergamín, Luis Cernuda, Leonard Cohen, San Juan de la Cruz, Javier Egea, Juan del Encina, León Felipe, Luis García Montero, Pedro Garfias, Nicolás Guillén, Ibn Hazm de Córdoba, José Hierro, Santa Teresa de Jesús, Fray Luis de León, Antonio Machado, Al-Muta’mid, Francisco de Quevedo, Luis Rius, José Val del Omar, Lope de Vega, María Zambrano... (liste non exhaustive...). Lors de l’élaboration en studio de "Compases y silencios" (du disque "Pablo de Málaga"), il donne à ses musiciens les instructions suivantes : "Nous devons faire les choses jusqu’au bout, être conséquents avec le thème que nous jouons" - ce thème est à la fois la musique, le texte et le sujet, Pablo Picasso (citation du film "Morente"). Des principes qu’il applique aussi à ses expériences de "fusion", alors que tant d’autres se contentent malheureusement de rencontres de dernière minute, avec les juxtapositions musicales aléatoires qu’on en peut attendre : pour son concert avec Max Roach du 17 septembre 1992 au Teatro de la Maestranza, lors de la 7ème Biennale de Séville, il passera une semaine en résidence au Cortijo Las Navazuelas, avec Raimundo Amador, 26 musiciens du Taller de Músics de Barcelone, et 13 techniciens. Une manière d’être aussi perfectionniste que Miles Davis : "La Saeta de Miles Davis est aussi accomplie que celles de Manuel Vallejo". Il préparera plus tard aussi minutieusement ses duos avec Ute Lemper, Cheb Khaled et Pat Metheny pour le film "Morente sueña La Alhambra", de José Sánchez Montes, et le CD de même titre (2005) ; tout comme, trente ans plus tôt, celui avec Gualberto ("Terraplén", Soleá por Bulería - réédition CD : "Inquietudes a compás", collection Cultura Jonda, volume 12, Fonomusic CD 1411, 1997).
Sans doute faut-il voir là l’origine de la composition par Enrique Morente de nombreux cantes originaux. Soulignons ici qu’il s’agit bien de cantes, et non de "chansons por" (Tangos, Alegrías, Bulerías), et rappelons combien l’exercice est délicat : à la différence des chansons, dont la ligne mélodique est totalement figée et contraignante, susceptible seulement d’ornementations marginales, un cante est un profil mélodique minimum, défini par quelques notes de passage obligées, nécessaires à en assurer l’individualité, mais en nombre suffisamment réduit pour en permettre une infinité de réalisations distinctes - un "modèle mélodique à variations structurales", pour employer la terminologie de Lortat-Jacob. Le répertoire des cantes flamencos semblait définitivement clos depuis les années 1930 et la floraison des "Fandangos personales", auxquels il convient cependant d’ajouter quelques créations de Niño Marchena, Juan Valderrama ou Manolo Caracol, ou encore la Bambera de la Niña de los Peines. Parmi les cantaores plus contemporains, on compte sur les doigts d’une main les musiciens capables d’enrichir un peu ce corpus - Camarón, Pansequito, ou encore El Pele, pour une palette de formes très restreinte, essentiellement les Bulerías, les Tangos et les Cantiñas. Or Enrique Morente a composé des cantes sur la plupart des formes existantes, y compris celles qui paraissaient les plus figées, telles la Caña ou la Bambera. Ces "cantes de Morente" sont devenus des "classiques" pour les générations postérieures (Mayte Martín, Marina Heredia, Estrella Morente, Rocío Márquez, Rafael Jímenez "Falo", Miguel Poveda, Árcangel, parmi tant d’autres).
Fandangos de Morente - guitare : Luis Habichuela et Manzanita, 1975
Non sans provocation dans le contexte de l’époque, Enrique Morente n’hésite donc pas à signer ses cantes, cette fois sur des letras traditionnelles, dès le disque suivant, "Se hace camino al andar..." (1975) - le titre est déjà tout un programme : Tangos de Morente, Siguiriyas de Morente, Tientos de Morente et Fandangos de Morente. La limite entre version personnelle d’un cante traditionnel (ce que les cantaores nomment souvent une "recréation") et cante original est évidemment difficile à déterminer quand il s’agit d’un musicien de génie, et on pourra le vérifier avec le double album consacré aux compositions d’Antonio Chacón ("Homenaje a Don Antonio Chacón", 1977). Avec la complicité de Pepe Habichuela, Enrique Morente y pousse très loin la "variation structurale", y compris sur des modèles mélodiques très rigides, comme les Caracoles ou les Mirabrás. Aussi reviendra-t’il constamment sur le répertoire traditionnel qu’il affectionne tant, pour en livrer à chaque fois des versions différentes et enrichies, par un usage très personnel de l’ornementation en notes disjointes inaugurée par Niño Marchena. On pourra s’en convaincre en écoutant deux versions de la Malagueña del Gayarrito et d’une Malagueña d’Antonio Chacón, ou encore l’extraordinaire suite de Cantiñas où se mêlent inextricablement "recréations" et cantes originaux au prix de quelques vertigineuses modulations, qui ne manquait jamais au programme de ses derniers concerts. Attardons-nous quelques instants sur le schéma harmonique de ces Cantiñas, en position de La Majeur, capodastre à la première case (les doubles barres bornent les compases : ||accord du temps 3 - accord du temps 10||) :
1) énoncé du schéma traditionnel :
||A - A||A - E7||E7 - A||F#7 - Bm7||E7 - A||F#7 - Bm7||E7 - A||
2) modulations transitoires vers La mineur (chromatisme Do# - Do bécarre), puis vers le mode flamenco sur la dominante, donc sur Mi ("por arriba"), par la séquence F - E (Morente transpose ici le schéma harmonique traditionnel des Mirabrás) :
||A - A||Am7 - E7||E7 - A||Am7 - E7||F - E||E7 - A||
Schubert aurait sans doute apprécié ces balancements majeur - mineur...
3) reprise de 1
4) après avoir rappelé le schéma harmonique traditionnel, Morente l’abandonne définitivement pour travailler sur des variantes de 2, en une construction globale rigoureuse. Au début de 4, modulation vers le mode flamenco homonyme de La Majeur, donc le mode flamenco sur La ("por medio"), par l’incipit Si bémol - Do - Ré. Retour ensuite à la tonalité de La Majeur, puis reprise de la deuxième partie de 2 :
||Bb - Bb||Bb - A||A - E7||Bb - A|| puis :
||A - E7||E7 - A||Am7 - E7||F - E||E7 - A||
5) modulation vers la tonalité de Do Majeur à partir de la deuxième partie de 2 (ou 4). Après la deuxième modulation transitoire vers La mineur, cadence IVm - III - II "por arriba" (Am7 - G7 - F). Mais le long mélisme sur l’accord de F ne conduit pas au premier degré (E), il revient vers l’accord de G7, qui change alors de fonction et devient l’accord de dominante de la tonalité de Do Majeur (transposition du schéma traditionnel des Fandangos) :
||Am7 - (F) - E|| F - E||E7 - A|| puis :
||A - (F) - E||Am7 - G7||F - F||(F) - G7 - C||G7 - C||
6) confirmation définitive de la tonalité de Do Majeur, sur laquelle Morente transpose le schéma harmonique de 2. Modulations transitoires vers Do mineur (chromatisme Mi - Mi bémol), puis vers le mode flamenco sur la dominante, soit le mode flamenco sur Sol (Ab - G). Dans la première partie, l’accord de sous-dominante (F) est remplacé par le premier renversement de son relatif mineur (Dm/F) :
||G7 - C||C - Dm/F||G7 - C||C - Dm/F||G7 - C||Cm7 - G||Ab - G||G7 - C||
Malagueña del Gayarrito :
version 1 (extrait) - guitare : Felix de Utrera, 1967
version 2 (extrait) :- guitare : Juan Habichuela, en public à Cádiz, 1992
Malagueña de Chacón :
version 1 - guitare : Pepe Habichuela, 1977
version 2 - guitare : Rafael Riqueni, en public à Buitrago de Lozoya, 2010
Cantiñas - en public à Buitrago de Lozoya, 2010 - guitare : Rafael Riqueni, David Cerreduela, José Carbonell Serrano et José Enrique Morente
Ajoutons enfin qu’Enrique Morente applique le même processus de transfigurations successives à ses propres cantes. Il y ajoute en général ses recherches sur la voix flamenca et la "mise en scène sonore". Nous y reviendrons dans les deux dernières parties de cet article. Contentons nous pour le moment d’un exemple : deux versions de la troisième partie des "Canciones de la Romería", Bambera ad lib. et por Tango. En 1990 (album "En la Casa-Museo Federico García Lorca"), nous avons déjà affaire à une "Bambera de Morente", avec notamment quelques modulations caractéristiques du style du compositeur. Huit ans plus tard (album "Morente-Lorca", 1998), la même pièce affiche une toute autre originalité, avec de savoureuses dissonances entre l’ornementation flamenca du chant et l’harmonisation jazzy de Juan Manuel Cañizares.
Canciones de Romería (Bambera), version 1 (extrait, 1990) - guitare : Juan Habichuela et Montoyita
Canciones de Romería (Bambera), version 2 (1998) - guitare : Juan Manuel Cañizares
POLYPHONIE FLAMENCA
En mars 1993, le compositeur Mauricio Sotelo, unique élève de Luigi Nono, présente à la Semana de Música Religiosa de Cuenca une oeuvre basée sur les Tenebrae Responsoria de Tomás Luis de Victoria. Enrique Morente participe au concert - il a également proposé diverses modifications que le compositeur a acceptées - avec Marcus Weiss (saxophone), l’orchestre Klangforum Wien et le Concentus Vocalis. Le gotha de la musique contemporaine espagnole assiste à la création, et Tomás Marco sera particulièrement impressionné par l’interprétation de Morente.
Mauricio Sotelo fera ensuite appel à Enrique Morente pour l’opéra "El teatro de la memoria", sur l’exécution de Giordano Bruno (textes du philosophe Ignacio Gómez de Liaño et du poète José Ángel Valente), qui devait être monté à Vienne en 1998. L’agenda fort chargé du cantaor l’empêcha finalement de participer à sa création. Il en donna cependant un extrait, "Expulsión de la bestia triunfante", avec le Quatuor Arditti et le contrebassiste Stefano Scodanibbio, lors de la soirée de clôture du Festival Internacional Sibila (Teatro Central, Séville, mars 1996).
Armin Jannsen-Robledo est l’autre compositeur contemporain avec lequel Enrique Morente collabora le plus souvent. Dès 1985, pour l’enregistrement d’ "Obsesión", inspiré de l’argument de "La casa de Bernarda Alba" (Federico García Lorca) : sur une accélération progressive du tempo, Bambera, Milonga et Tango argentin, avec orgue, piano, harpe, flûte et tambourins - les cinq instruments figurant les cinq personnages féminins de la pièce. Puis pour l’enregistrement du disque "Alegro-Soleá y Fantasía del Cante Jondo". La première pièce est basée sur un seul thème, qui évolue de l’Alegría à la Soleá, pour voix et orchestre de chambre - création aux Reales Alcázares de Séville, avec l’orchestre Ciudad de Granada, dirigé par Micha Rachelewsky, Armin Jannsen-Robledo (piano) et Montoyita et Pepe Habichuela (guitare) lors de la 6ème Biennale de Séville ; reprise au Teatro de la Zarzuela de Madrid en février 1995. La seconde est une suite en quatre parties pour voix et orchestre symphonique - création au Teatro Real de Madrid en mai 1986, avec l’Orquesta Sinfónica de Madrid, dirigé par Luis Izquierdo. Le compositeur déclarera qu’Enrique Morente a choisi lui-même les cantes qu’il a ensuite harmonisés avec "sus tonos y melismas".
Mais c’est incontestablement l’expérience des Tenebrae Responsoria qui laissera une empreinte durable sur l’oeuvre d’Enrique Morente. Il reprendra d’ailleurs des extraits du texte latin dans le Kyrie de sa "Misa flamenca" (1991), puis dans le Martinete à quatre voix de "Morente sueña La Alhambra". C’est en effet à partir de sa collaboration avec Mauricio Sotelo qu’il introduit la polyphonie vocale dans le cante flamenco. Une création totale, souvent polymodale ou polytonale, dont la complexité et la beauté sont très éloignées des inoffensifs "Coros" qui ornent malencontreusement la plupart des enregistrements flamencos actuels. Il s’agit souvent de véritables "motets flamencos", le compositeur superposant des cantes traditionnels aux lignes vocales, ou les insérant entre divers épisodes. On trouve parfois le même procédé dans certaines pièces du disque "En la Casa-Museo de Federico García Lorca", qui seront reprises et transformées huit ans plus tard pour "Morente-Lorca".
Poema de la Saeta (extrait -1990) - superposition temple / Saeta
Poema del joven (extrait - 1990) - superposition Jaleo / Cante abandolao de Frasquito Yerbabuena
Kyrie (extrait - 1991) - superposition chant grégorien / "ayeo"
Gloria (extrait - 1991) - Caña por Tango
Dans le même esprit, Enrique Morente développe simultanément l’usage du bourdon. Sa forme de prédilection est ici la Siguiriya : certains des modèles mélodiques traditionnels, et les Siguiriyas originales du compositeur, s’y prêtent particulièrement par leur caractère strictement modal - on peut les accompagner par l’alternance des deux seuls accords des deuxième et premier degrés. On trouvera déjà une première tentative prémonitoire dans l’album "Despegando" (1977), avec un bourdon instrumental continu. Vient ensuite l’ Agnus Dei de la "Misa flamenca", où le chant grégorien est substitué au bourdon. Le même procédé est repris dans "Omega" et "Pablo de Málaga". Mais Enrique Morente a alors considérablement enrichi son langage musical : s’il se base toujours sur la modalité de la Siguiriya, il en explore également les caractéristiques rythmiques. Le compás de la Siguiriya occupe un espace temporel très bref (hémiole : noire + noire + noire pointée + noire pointée + noire) qui contraste fortement avec le chant qui procède souvent par longues périodes, survolant littéralement un grand nombre de compás de la guitare. On affirme d’ailleurs souvent que le cante por Siguiriya est arythmique . C’est sans doute une thèse inexacte, simple solution de facilité qui dispense d’une analyse précise de la polyrythmie chant - guitare, une tâche en effet ardue que personne à notre connaissance n’a encore eu la témérité d’affronter (à commencer par l’auteur de cet article...) - car comment alors expliquer la convergence fréquente des accentuations vocales et instrumentales ? Toujours est-il qu’Enrique Morente procède à un martèlement instrumental obsessionnel du compás dans "Omega" comme dans "Guern-Irak", associé à un environnement sonore oppressant sur lequel nous reviendrons dans la dernière partie de cet article.
Siguiriya de Morente (extrait -1977)
Agnus Dei (extrait - 1991) - superposition chant grégorien / Siguiriya
SCULPTURE VOCALE
La plupart des cantaor(a)es se contentent de chanter avec leur timbre naturel. Enrique Morente travailla d’abord, dès ses premiers enregistrements, sur la diversité des couleurs et des timbres vocaux : du très clair qui lui était naturel au très rauque qu’il acquit progressivement (un travail que seule Carmen Linares semble avoir repris à son compte) - une diversification de la palette vocale qui annonçait une longue quête novatrice. Il s’agissait de modeler directement la musique à partir de la matière vocale, d’une voix flamenca dans tous ses états.
Le début du processus porta sur l’ articulation de la diction, utilisée comme un outil rythmique capable de transformer en profondeur un cante traditionnel sans en altérer le profil mélodique. Nous prendrons en exemple deux versions de la Caña. La première est ainsi remodelée en Bulería "al golpe" ("La Alhambra lloraba", de l’album "Morente sueña La Alhambra"). Dans la seconde, sur un ostinato harmonico-rythmique de la guitare, les degrés fondamentaux du "ayeo" traditionnel sont utilisés comme paliers de la psalmodie qui précède le cante proprement dit ("Ciudad sin sueño", de l’album "Omega".
La Alhambra lloraba (extrait - 2005) - guitare : Alfredo Lagos
Ciudad sin sueño (extrait -1996) - avec le groupe Lagartija Nick
Poussé à l’extrême, le même procédé peut transformer la voix en une sorte d’instrument à percussion, qui se mêle à la trame rythmique instrumentale. C’est le cas dans "Niña ahogada en el pozo" (de l’album "Omega") une pièce dans laquelle Enrique Morente expérimente aussi les glissandi vocaux que nous retrouverons dans "Compases y silencios". Dans "El pequeño reloj" (album de même titre, 2003), le rythme vocal acquiert une fonction descriptive. Sur le détournement significatif d’une letra traditionnelle de Soleá de Cádiz ("Aunque toquen arrebato las campanas del olvido..."), la scansion répétitive du tercio isolé "Las campanas del olvido" figure le va-et-vient du balancier d’une horloge. Un effet saisissant auquel participe aussi le taconeo d’Israel Galván.
NIña ahogada en el pozo (extrait - 1996) - avec le groupe Lagartija Nick
El pequeño reloj (extrait - 2003) - guitare : Niño Josele / baile : Israel Galván
Le Martinete à quatre voix ("Voces rítmicas y armónicas", selon le livret) qui ouvre le disque "Morente sueña La Alhambra" est une synthèse du travail sur la polyphonie, l’ostinato rythmique et le grain de la voix. S’il en avait eu le temps, Enrique Morente aurait sans doute inventé la BeatBox flamenca... La composition sert aussi de base à la dernière pièce de l’album, "La última carta", sur des extraits d’une lettre écrite par Cervantes cinq jours avant sa mort - premier essai de mise en musique d’un texte en prose, qui sera développé sur la quasi totalité de "Pablo de Málaga".
Martinete (extrait - 2005)
"Compases y silencios" (de l’album "Pablo de Málaga") est sans doute la première sculpture vocale pleinement aboutie d’Enrique Morente, qui aurait sans doute fécondé son œuvre à venir, définitivement perdue pour nous. Por Soleá, tout est ici musique, rythme et émotion : souffle, respiration, soupirs, murmures, chant... et, naturellement, silences, soigneusement millimétrés : on verra avec intérêt la séquence du film "Morente" dans laquelle le compositeur met la pièce au point avec son percussionniste - nous ne sommes pas loin de la composition contemporaine en studio, tant Enrique Morente suit à l’évidence une partition mentale mûrement élaborée, qui n’exclut pas, comme il se doit, le hasard - "il faut accepter de se perdre et en faire un outil de composition", déclare-t-il dans cette séquence. Les glissandi vocaux hallucinants évoquent certains passages de "Como una ola de fuerza y luz" (de Luigi Nono) - le compositeur les a peut-être extrapolés à partir des fins de tercios des Saetas d’Arcos de la Frontera, du moins dans les versions de Manuel Zapata. Morente se montre ici plus radical que Mauricio Sotelo, qui, dans "De oscura llama", se contente d’habiller, somptueusement il est vrai, la voix flamenca d’Árcangel, sans la modifier substantiellement. Epilogue du cantaor en forme de commentaire de la pièce : un extrait d’une letra traditionnelle (Tangos de Triana) : "Sentaíto en la escalera, esperando el porvenir. El porvenir nunca llega".
Compases y silencios (extrait 1 - 2008) - guitare : Rafael Riqueni
Compases y silencios (extrait 2 - 2008) - guitare : Rafael Riqueni
MISE EN SCENE SONORE
Dès les albums "Despegando" (1977) et "Sacromonte" (1982), qui firent scandale à l’époque, Enrique Morente prend grand soin de la mise en scène sonore de ses compositions, en mobilisant toutes les ressources du studio (re-recording, différenciation des plans sonores au mixage, dosage diversifié de la réverbération...) et surtout en enrichissant leur instrumentation. Les Tangos sont un terrain d’expérimentation privilégié - ses cantes originaux sur ce palo sont d’ailleurs passés dans le patrimoine commun des cantaor(a)s actuels, à tel point qu’ils sont devenus quasiment anonymes - notamment certains "estribillos". Quelques pièces sont devenues méconnaissables au fil du temps et des versions successives, telles ces deux Tangos : la première partie des "Canciones de la Romería" (les chœurs soul - jazzy de la seconde version ne passeront pas inaperçus, Pitingo en particulier en fera un usage immodéré qui tournera rapidement au cliché) , et "Aunque es de noche" (album "Cruz y luna", 1983) devenu "Cantar del alma" en 1998 - (album "Morente-Lorca" :
Canciones de la Romería (Tangos, version 1) (extrait, 1990) - guitare : Juan Habichuela et Montoyita
Canciones de la Romería (Tangos, version 2) (extrait, 1998) - guitare : Juan Manuel Cañizares
Aunque es de noche (extrait, 1983) - guitare : Enrique de Melchor et Paco Cortés
Cantar del alma (extrait, 1998) - guitare : Juan Manuel Cañizares
Les arts plastiques et le cinéma sont également deux des grandes sources d’inspiration d’Enrique Morente. L’ébauche de "Pablo de Málaga" a été créée lors de l’inauguration du Musée Picasso de Málaga, le 27 octobre 2003, et le compositeur a œuvré en diverses occasions pour mettre en musique des expositions picturales - au Metropolitan Museum de New York par exemple. On sait moins qu’il est aussi l’auteur de deux ambitieuses musiques de film.
En 1988, il compose la musique de la série télévisée "Pedro I el Cruel" : "Lleva percusión, voces, guitarra, violines, flauta, algo de órgano y hay también un coro gregoriano. He manejado mi música original, algunas Cántigas de Alfonso X el Sabio y dos cantos gregorianos". Où l’on voit que la "Misa flamenca" et l’instrumentation de plus en plus diversifiée à partir des albums "Negra, si tú supieras" (1992) et surtout "Omega" (1996) doivent aussi beaucoup à une commande de la RTVE...
Dans ce domaine, le véritable antécédent d’ "Omega" et de "Pablo de Málaga" est sans doute la musique de "Currito de la Cruz" (1991-1992), film muet d’ Alejandro Pérez Lugín et Fernando Delgado (1925) restauré par Juan Mariné. La bande son de plus de quatre heures conçue par Enrique Morente superpose ou associe en un puzzle hallucinant des extraits d’oeuvres de Manuel de Falla et d’ Isaac Albéniz, des "marchas procesionales" de la Semaine Sainte, des fragments d’enregistrements de La Niña de los Peines, Antonio Chacón, Manuel Vallejo... et des ambiances de rues sévillanes.
La superposition d’enregistrements anciens et contemporains aura probablement inspiré à Enrique Morente ses "collaborations" avec des guitaristes défunts - Ramón Montoya, Sabicas et Manolo de Huelva (album "El pequeño reloj". Un procédé qui sera repris ensuite par d’autres artistes - entre autres, en processus inversé, par Pedro Sierra ("Nikelao", La Voz del Flamenco, 2005) : il y "accompagne" Antonio Mairena, Pepe Marchena et Juan Valderrama, avant d’acquitter sa dette par un duo avec un Enrique Morente bien vivant (magnifique version de la Malagueña "Que te quise con locura..." d’Antonio Chacón). La Soleá intitulée "A Manolo de Huelva" est d’abord un tour de force par la parfaite synchronisation du chant avec le toque de Manolo de Huelva, dont l’enregistrement n’est pas modifié. C’est surtout pour Enrique Morente l’occasion de prouver la continuité entre flamenco classique et flamenco contemporain : la première Soleá traditionnelle est suivie sans hiatus musical d’une "Soleá de Morente" ("Cinco ventanas"), accompagnée par Niño Josele.
A Manolo de Huelva et Cinco ventanas (extraits, 2003) - guitare : Manolo de Huelva et Niño Josele
"Guern-Irak" et "Compases y silencios" annoncent la naissance, non d’un flamenco contemporain, mais plutôt d’une musique contemporaine "por lo flamenco", populaire par ses sources et son audience, savante par son élaboration. Quoi de plus traditionnel ? Au milieu du XIX siècle, ce que nous nommons flamenco est né de la musique contemporaine de l’époque, traitée "por lo flamenco". La rencontre avec le groupe de Power Rock Lagartija Nick était la dernière étape qui allait conduire, par d’autres moyens sonores, au déferlement bruitiste torrentiel de "Guern-Irak". Dans la Siguiriya "Omega" (album de même titre), le groupe remplace le chœur grégorien de l’Agnus Dei de la "Misa flamenca"... Enrique Morente récidivera plus tard en concert avec le groupe Sonic Youth, avec lequel il n’a malheureusement pas enregistré. Nous conclurons cet article par des extraits de ces deux pièces - vous pouvez écouter la version intégrale de "Guern-Irak" en consultant notre article consacré au disque "Pablo de Málaga". Puissent-ils vous donner envie d’écouter, ou de réécouter, la discographie d’Enrique Morente.
Omega (extrait, 1996) avec le groupe Lagartija Nick
Guern-Irak (Extrait, 2008)
Claude Worms
BIBLIOGRAPHIE
Enrique Morente. La voz libre : Balbino Guttiérez, Fundación Autor, Madrid, 1996 (réédition : 2006)
FILMOGRAPHIE
Morente sueña La Alhambra : José Sánchez-Montes, 2006
Morente : Emilio Ruiz Barrachina, 2011
DISCOGRAPHIE
Cante flamenco : Hispavox, 1967
Cantes antiguos del flamenco : Hispavox, 1968
Homenaje flamenco a Miguel Hernández : Hispavox, 1971
En vivo. Enrique Morente : Díscolo, 1974
Se hace camino al andar : Hispavox, 1975
Homenaje a Don Antonio Chacón : Hispavox, 1977
Despegando : CBS, 1977
Sacromonte : Zafiro, 1982
Cruz y luna : Zafiro, 1983
Essences flamencas : Auvidis, 1988
En la Casa-Museo Federico García Lorca : Hispavox, 1990
Morente-Sabicas : Ariola, 1990
Misa flamenca : Ariola, 1991
Negra, si tú supieras : Nuevos Medios, 1992
Alegro-Soleá y Fantasía del Cante Jondo : Discos Probéticos, 1995
Omega : Detursa, 1996
Morente-Lorca : Virgin Records España / Chewaka, 1998
El pequeño reloj : Emi / Odeón, 2003
Morente sueña La Alhambra : Virgin-Emi Music Spain, 2005
Pablo de Málaga : El Caimán CDDG, 2008
Morente. Flamenco en directo : Universal, 2009
Morente+Flamenco : Universal, 2010
Morente (bande original du film de même titre) : Universal, 2011
"... Y al volver la vista atrás" : réédition remastérisée des 5 premiers Lps d’Enrique Morente + un CD d’inédits - 6 Cds Warner Music Spain, 2015
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