mercredi 4 juin 2014 par Claude Worms
Un "article de fond" qui nous vient de loin. En 1914, le compositeur Raoul Laparra signe un article sur le flamenco, le premier publié en France. Il s’agit peut être de la première étude du flamenco d’un point de vue musicologique, antérieure à celle de Manuel de Falla, "El "Cante Jondo" (Canto primitivo andaluz)" - Grenade, Urania, 1922.
Raoul Laparra - copyright : Boris Lipnitzki
Compositeur, critique musical et musicologue, Raoul Laparra (1876 - 1943 - lire notre article dans la rubrique "Frontières flamencas" : Raoul Laparra) publie son article dans le quatrième volume de l’Encyclopédie de la Musique et Dictionnaire du Conservatoire, ouvrage gigantesque dirigé par Albert Lavignac (1846 - 1916) et Lionel de La Laurencie (1861 - 1933). Les cinq premiers volumes, consacrés à l’ histoire de la musique (3395 pages) sont publiés entre 1913 et 1922. Suivront six autres volumes (Technique - Esthétique - Pédagogie - 3920 pages) entre 1925 et 1931.
Rédigée sous la direction de Rafaël Mitjana, l’histoire de la musique en Espagne occupe les pages 1913 à 2484. On en lira avec intérêt le dernier chapitre, intitulé "Le XIX siècle. Deuxième partie : la renaissance musicale" (daté de 1919 -pages 2470 à 2484). Henri Collet y traite du nationalisme musical espagnol, impulsé par Federico Olmeda et Felipe Pedrell, et y dresse un premier bilan de l’hispanisme musical à la fin du XIX siècle : non seulement un panorama des compositeurs espagnols de l’époque (Caballero, Marqués, Chueca, Chapí, Bretón, Pujol, Albéniz, Granados, Esplá, Malats, Turina, Falla...), mais aussi des nombreux compositeurs français dont certaines oeuvres sont inspirées par une musique populaire espagnole plus ou moins fantasmée (Debussy, Ravel, Séverac, Roussel, Schmitt, Auric, Poulenc...)
Raoul Laparra est chargé d’une étude sur "La musique et la danse populaires en Espagne" (pages 2353 à 2400) : un long périple en sept chapitres, commençant par "les provinces basques et la Navarre" (chapitre 1), et s’achevant par "l’ Andalousie" (chapitre 7), en passant par "les Castilles" (chapitre 2) ; "les Asturies et la Galice. Léon. L’Estramadure" (chapitre 3) ; "l’Aragon" (chapitre 4) ; "la Catalogne et les îles Baléares" (chapitre 5) ; et "la province de Valence et la Murcie" (chapitre 6).
"La Habanera" : drame lyrique en trois actes de Raoul Laparra, représenté à l’Opéra-Comique le 26 février 1908
Il est révélateur que l’étude portant sur l’Andalousie commence par un premier paragraphe intitulé "Flamenco ? - La guitare et son influence sur la mentalité musicale des Espagnols". Il ne fait aucun doute pour l’auteur que l’art musical populaire andalou se confond avec la guitare et le flamenco, et que ce dernier est d’origine arabe : le voyage commence donc à Grenade ("Celui qui va à Grenade fait comme le Maure nostalgique...").
Si Raoul Laparra sacrifie périodiquement aux lois du genre du "Voyage en Espagne" (dont il dénonce pourtant les clichés réducteurs dans son introduction générale), son article n’en est pas moins remarquable par ses analyses musicales (nombreux exemples) et la qualité de ses informations. L’auteur ne nous précise malheureusement pas qui sont ses informateurs, à l’exception d’ Ángel Barrios et de M. J. Villafria, auxquels il emprunte quelques transcriptions.
Certains des exemples musicaux ne sont pas signés. Doit-on en conclure qu’il s’agit de transcriptions de l’auteur ? C’est possible, la comparaison des systèmes d’écriture montrant quelques incohérences : une Petenera (guitare seule) est écrite en 6/8 | 3/4, une autre (chant et guitare) en 3/8 ; une Soleá (guitare seule) en 3/4, une autre (chant et guitare) en 3/8, à la manière dont les cancioneros de l’époque notaient le Jaleo. Raoul Laparra est en tout cas l’un des premiers musicologues à insister sur l’incidence des cordes à vide sur l’harmonie flamenca (transcription d’une Guajira en Ré Majeur - 6/8 | 3/4), et à établir un rapport entre guitare baroque et guitare flamenca (comparaison d’une oeuvre de Gaspar Sanz avec une falseta de Soleá). Les partitions reflètent aussi les incertitudes de l’époque quant à la dénomination des "palos" en fonction du mode de référence : un fragment de Granaína (guitare seule) "por arriba" (mode flamenco sur Mi) ; un autre (piano) intitulé "Malagueña Granadina" en mode flamenco sur Si (identifié depuis comme le mode "por Granaína"), comme plus bas un très intéressant relevé d’un extrait du cante correspondant. Pour compléter ce copieux corpus, on trouvera aussi un "Tango flamenco" (guitare seule - 2/4 - mode flamenco sur Mi), des "Siguidillas gitanas" sous-titrées "Cante jondo, ou chant flamenco" (guitare seule - 6/8 - mode flamenco sur La, "por medio") et deux hits inévitables, le Polo "Cuerpo bueno, alma divina" de Manuel Garcia, sans rapport avec notre actuel Polo (voix seule - 3/8 - mode flamenco sur La) et les Sevillanas "¡Viva Sevilla !", sous-titrées "Boleras sevillanas" (voix et piano - 3/4 - Ré Majeur).
Rétrospectivement, les réflexions de l’auteur sur "Les étapes de l’art flamenco" (sujettes à de "troublantes différences d’appréciation") et la distinction entre "Musique andalouse et cante jondo" ne manqueront pas d’intéresser nos lecteurs. Il note à ce propos que le répertoire des chants et danses flamencos a évolué au cours du XVIII et du XIX siècle. Une liste abondante des modes successives donne lieu à quelques hypothèses de filiation : par exemple, déjà, du Jaleo aux Soleares ; ou des Panaderos aux Alegrías, "aujourd’hui unique ballet classique de tablado". L’apparition incessante de nouveaux chants est à la fois une preuve de la vitalité du flamenco, et une menace provoquée par l’ "assaut furieux des importations du nord (? - on attendrait plutôt ici les Antilles. NDR) à travers le genre chico", déjà dénoncée par certains nostalgiques : ce sont, les Tangos et les Guajiras ("dans les quarante dernières années" ; les Tientos ("plus récemment" ; et Farrucas ("il y a quatre ou cinq ans"). Le centre de gravité du flamenco s’est lui aussi déplacé, de "Ronda et Séville" au milieu de XIX siècle, à "Cadix et Xéres".
Sur la "transmission des traditions" et l’ "appréciation populaire de l’art flamenco", comme sur "la différence entre les styles andalou et gitan", Raoul Laparra utilise abondamment les témoignages de Serafín Estebañez Calderón "El Solitario" ("Escenas andaluzas"). Enfin, parmi les grands maîtres du genre, il cite pour le chant aussi bien un ténor classique et compositeur du XIX siècle, Manuel Garcia ; une figure mythique de la future "flamencologie", Juanelo ; un chanteur contemporain versatile, dont le répertoire s’étend à divers répertoires populaires (Jotas ou "Aires montañeses" des Asturies par exemple), El Mochuelo ; et un chanteur contemporain considéré depuis comme strictement flamenco, Juan Breva.
Cette énumération, comme d’ailleurs la liste mouvante des chants et danses au fil des générations, ou encore l’étude dans le premier chapitre non seulement de la guitare, mais aussi de la bandurria, du requinto et du laúd posent l’épineuse question de la définition même du terme flamenco, et des limites de répertoire et de style qu’elle induit. Devons-nous nous en tenir à nos actuelles définitions, d’ailleurs passablement divergentes, et reconstruire une histoire du point de vue de celui qui connaît la suite, qui risque d’être passablement différente de celle qu’ont effectivement vécue les artistes et le public de l’époque ? Ne conviendrait-il pas au contraire de tenir à priori pour "flamenco" tout ce que les protagonistes reconnaissaient comme tel à une époque donnée ? Le problème se pose dans les mêmes termes pour toute musique savante populaire de tradition orale. Nous vous renvoyons sur ce point à l’introduction de l’indispensable étude d’ Elijah Wald sur le bluesman Robert Johnson : "Escaping the Delta", Amistad Paperback Edition, New York, 2005.
Claude Worms
Article de Raoul Laparra
Site réalisé avec SPIP 4.3.2 + ALTERNATIVES
Mesure d'audience ROI statistique webanalytics par