mardi 6 octobre 2009 par Maguy Naïmi
Hotel Abba, Triana (Séville)
25 et 26 septembre 2009
Le “I Encuentro Internacional de Flamenco” - qui devrait, selon ses initiateurs, avoir lieu chaque année impaire, c’est-à-dire entre les années paires de Biennale de Flamenco à Séville - intitulé pour cette première édition « Triana, factoría de Flamenco », s’est déroulé les 25 et 26 septembre derniers.
La première journée de séminaire a débuté à 12h avec la présentation du livre « La llave de la música flamenca » des frères Hurtado Torres, édité par Signatura Ediciones de Andalucía ( livre qui fera l’objet d’un ample article de Claude Worms dans Flamencoweb très prochainement ).
Longuement introduit par Guillerma Navarro Peco, la députée de la « Área de Cultura e identidad de la Diputación” de Séville, Blas Sabalote Ruiz, maire de Torredelcampo (Jaén) et Reynaldo Fernández Manzano, directeur du Centre de Documentation Musicale d’ Andalousie, ce livre a fait l’unanimité, et tous se sont accordés à souligner sa nouveauté en matière de recherches sur le Flamenco. Accompagné d’un CD illustrant les recherches, le livre « La llave de la música flamenca » se présente comme une recherche du « génôme du flamenco », utilisant le long travail antérieur de transcription de partitions qu’ont fait durant plusieurs années les frères Hurtado.
Remontant bien avant l’arrivée du phonographe – révolution dans la conservation d’archives- l’essentiel de ce nouveau travail se situe à l’époque pré-baroque. « On a toujours voulu faire croire à tous que le flamenco est parti de rien, or il est important de réintégrer enfin le flamenco dans la grande chaîne de la musique espagnole », dit un des frères, « Nous avons voulu démontrer l’évolution du flamenco pour montrer d’où il vient, notre travail doit être une des clés pour ouvrir, non fermer, les recherches à venir ».
Cette présentation s’est terminée par un long et captivant commentaire de plusieurs enregistrements se trouvant sur le CD qui accompagne le livre. Tout d’abord une Sarabande préflamenca, puis la Caña que décrit Serafín Esteban de Calderón, connue selon deux transcriptions (l’une de 62, l’autre de 83), et fondue en une seule sur le disque. Cette Caña « refondue » a été interprétée en directe à la fin de la présentation par María de los Ángeles Pérez (soprano), Guillermo Lijero (guitariste) et Agustín Henke (percusionniste). Elle a été précédée en directe d’un Fandango « premier », uniquement musical, qui nous vient de Santiago de Murcia (1730) et dont le final propose déjà, pour l’époque, une surprenante « sonorité » flamenca.
Non sans humour, l’un des intervenants a conclu en disant que ce travail était « à la hauteur des recherches faites par les étrangers sur le flamenco », laissant le dernier mot aux frères Hurtado qui ont assuré que leur livre « expliquait le présent ».
Manuela Papino
Après la passionnante présentation du livre « La llave de la música flamenca », de David et Antonio Hurtado Torres (lire notre critique, prochainement, dans la rubrique « Livres et DVDs documentaires »), la conférence de Pepa Sánchez (vendredi 25 septembre, à 18h30) se situait elle aussi sur le terrain de l’ analyse musicale.
L’ objet de l’ étude de Pepa Sánchez était la Soleá de Triana, vaste corpus, puisque des cantaores comme Rafael Pareja, Oliver de Triana, ou Antonio Mairena y dénombraient entre cinquante et soixante variétés distinctes (ce que la conférencière nuança cependant, à juste titre, en soulignant la confusion fréquente entre style à part entière et simple variante interprétative).
Pepa Sánchez évoqua plusieurs pistes de recherche, qu’ elle ne pu malheureusement, compte tenu de la durée de son exposé, mener à leur terme :
1) Les problèmes liés à la transmission orale, qui rendent problématique la distinction entre création et transmission, et donc l’ affectation des cantes à tel ou tel compositeur.
D’ autre part, de nombreux facteurs peuvent altérer la transmission, et relativisent donc la fiabilité de l’ établissement d’ une typologie musicale :
_ Les limites de la mémoire auditive.
_ Le talent musical et les facultés vocales et techniques des transmetteurs.
_ Le goût musical des interprètes, qui les conduit à privilégier telle ou telle particularité du modèle type.
_ Les circonstances de la performance : local, sonorisation, réceptivité du public, conditions d’ enregistrement…
_ Le choix des letras, plus ou moins bien adaptées au profil mélodico-rythmique du cante… etc.
Pepa Sánchez imputa à ces aléas de la transmission orale (particulièrement sensibles dans le cas de cantes aussi difficiles que les Soleares de Triana), le fait que les interprétations souffrent souvent d’ un cadrage approximatif dans le compás. Ces remarques furent très pédagogiquement illustrées par la comparaison de deux versions de la Soleá apolá del Quino, successivement par El Arenero et Naranjito de Triana.
2) Une tentative de typologie des Soleares de Triana : Soleá apolá, style de La Andonda, style de Ramón El Ollero…
A propos de cette typologie, la conférencière esquissa quelques rapprochements éclairants :
_ Sur les liens entre La Andonda et Anilla la de Ronda, avec un enregistrement de la disciple de cette dernière, Paca Aguilera, sous-titré « Soleá de La Andonda » (1907). Dans la discographie de La Rubia de Málaga, élève de Paca Aguilera, la même Soleá devient la « Soleá de Paca Aguilera (1910)…
_ Sur les liens entre la Caña, le Polo, la Petenera et les Soleares de Triana : une très intéressante comparaison (mélodie et letra) entre une Petenera gravée par El Mochuelo en 1908, une Soleá del Fillo par Juan Breva (1910) et la Soleá apolá del Quino par El Tenazas (1922).
3) L’ essaimage des Soleares de Triana dans la région de Séville, qui génère une « école sévillane de Soleares », englobant Alcalá, Utrera, Lebrija, Morón de la Frontera et Marchena… et finissant par atteindre Córdoba (style de Ramón El Ollero, via Onofre). Pepa Sáchez explique cette diffusion, entre autres, par des facteurs socio-économiques :
« Emigration » des gitans de Triana.
En sens inverse, intensité de l’ activité économique de Triana, et multiplication consécutive des cabarets et « colmaos », qui attirent la population des bourgades voisines.
La richesse du contenu de la conférence aurait sans aucun doute mérité une durée plus importante, et nous espérons donc que Pepa Sánchez aura l’ opportunité d’ en publier le texte dans son intégralité.
Soulignons enfin l’ excellente articulation entre les propos et leurs illustrations musicales. Nous avons particulièrement apprécié les prestations d’ Elena Morales (cante) et de Pedro Sánchez « Naranjito hijo » (guitare), dans un exercice des plus périlleux : interpréter « à froid » et à la demande des versions différentes, et parfois très proches, de cantes parmi les plus difficiles du répertoire flamenco.
Claude Worms
Le samedi 26 septembre 2009, l’ un des salons de l’Hôtel Alba Triana accueillait la danseuse Milagros Mengíbar et le flamencologue Manuel Martín Martín pour une conversation à bâtons rompus ; le thème du débat : le flamenco à Triana.
Manuel Martín Martín, rappela au public présent que le Flamenco à Triana comptait 65% de chanteurs , 30% de danseurs et 5% de guitaristes. Tous deux ont évoqué les fameux Tangos de Triana « cette façon de danser en balançant sans tomber dans la vulgarité ». Les Tangos de Triana sont « un mélange entre la danse « gachó » et la danse gitane », et tous deux s’accordèrent à rappeler que les deux populations se mélangeaient « les mariages duraient une semaine. .. Il y avait un véritable échange »
Tous les deux, se trouvèrent d’accord pour rappeler qu’il existait à Triana "d’autres cantes aussi importants que la Soleá, tels que les Siguiriyas, les Tonás, et les fameux Fandangos del Almendro".
Les interventions furent nombreuses , émaillées de critiques , certains réclamant « l’existence d’un véritable enseignement public du flamenco, car l’argent public doit aller au public et non au privé, comme cela s’est fait avec le Musée de la Danse de Cristina Hoyos , une entreprise privée qui vit (et très mal d’ailleurs) grâce aux subventions ». D’autres ont évoqué les Peñas, qui dépendent de l’argent de la Junta et ont du mal à vivre.
On a parlé aussi de l’inégalité existant entre l’Andalousie occidentale et l’ Andalousie orientale en ce qui concerne les programmations ; d ’aucuns affirmant que la Junta donne beaucoup d’argent à Séville et pas assez au reste de l’Andalousie.
A la fin, une question a surgi : « A quand le flamenco à l’école ? »
Maguy Naïmi
Afin de conclure le cycle d’interventions de ce premier « Encuentro internacional de flamenco », une table ronde, sans aucun thème particulier, autre que celui-même du séminaire « Triana, factoría de flamenco », était honorée de la présence de trois grandes artistes, d’une génération détentrice de ce qu’on appelle « l’école sévillane » : Matilde Corral et Pepa Montes pour la danse, Juana la del Revuelo pour le chant.
Bien que se faisant très rares sur scène, ces trois artistes sont toujours en activité – Matilde Corral qui avait totalement disparu de la scène, a fait deux apparitions particulièrement émouvantes l’une à la Biennale de flamenco de Séville, l’autre au Festival de Jerez aux côtés de Miguel Poveda, tous deux invités par Isabel Bayón dans son spectacle « Tórtola Valencia ».
Les trois artistes étaient manifestement présentes pour raconter leurs souvenirs, sans aucune volonté didactique et sans aucune autre intention que de nous faire profiter de leur présence, partageant un moment qui s’est parfois avéré particulièrement drôle. A la question initiale, « Qu’est-ce que Triana ? », Juana a répondu on ne peut plus sincèrement « moi j’étais toute petite, je ne me souviens pas », Pepa a surenchéri « Moi je ne suis pas de Triana, j’y suis arrivée en 76 », puis « Ricardo [le guitariste Ricardo Miño, son mari], m’a appris à aimer Triana et ça fait 34 ans que je vis dans Pagés del Corro ». Enfin Matilde qui déclarait avec passion qu’elle était de Triana, et qu’elle avait des souvenirs, a ajouté « Triana c’est une façon de respirer différente, respirer Triana est un privilège ».
Les trois « señoras » ne se firent pas prier et racontèrent pêle-mèle toutes une série d’anecdotes. Puis Matilde commença à parler de Pepa Montes, en faisant par là-même un rappel enthousiaste de ce qu’est l’école sévillane : « Pepa a un port de bras souple, son visage ressemble à un dessin, j’adore la voir se promener sur scène, et contempler sa façon d’affirmer sa présence », ajoutant, « A Triana on danse la Bulería et les Tangos, la Soleá ne se danse pas, elle s’écoute ! ». Ce à quoi Pepa Montes a ajouté, « Triana por Tangos, c’est danser coquet, avec beaucoup de hanche, mais sans tomber dans le grotesque, c’est danser très léger. Généralement on danse peu por Tangos sur scène, parce que c’est très difficile d’en faire un numéro long. »
Parlant des uns et des autres, de Rafael El Negro, mari de Matilde, de Farruco, de Curro Veléz ou Trini España et bien d’autres encore plus anciens comme El Titi, elles ont toutes les trois laissé échapper leur plaisir d’ être présentes et de partager un moment avec le public. Quant à Triana et à son flamenco… on n’en sait pas plus. A la question « Que reste-t-il à Triana de cet art ? », elles ont toutes les trois fait une moue et conclu en chœur que « répondre était bien compliqué, car aujourd’hui, à Triana, il n’y a plus aucun lieu pour le flamenco »… Ah bon ?!
Manuela Papino
Trianeras
Ce 1er "Encuentro Internacional de Flamenco" s’est clôturé sur une rencontre fort agréable entre trois grandes figures féminines du flamenco sévillan.
Nous avons assisté à une conversation très animées et fort sympathique entre trois femmes nées à Triana, ou trianeras d’adoption : Matide Coral, Pepa Montes et Juana la del Revuelo. Celle qui –bien entendu- a été la plus diserte, ne se lassant pas de rapporter mille anecdotes et témoignages savoureux, fut, sans conteste, Matilde Coral. Elle nous rappela son enfance dans la Triana républicaine ( lorsque toute petite on l’envoya à l’école « de l’autre côté du pont »), où régnait la solidarité. Elle se souvenait de l’arrivée au « barrio chino » ( quartier pauvre et mal famé ) de nombreuses familles, venues surtout d’Extrémadoure, fuyant la faim et la guerre.
Pepe Montes, née à Las Cabezas, trianera d’adoption, vint à Triana parce qu’elle avait épousé un authentique trianero, le guitariste Ricardo Miño. Elle souligna ne s’être jamais sentie rejetée. Pour elle, les chose n’avaient pas été très difficiles, « ce qu’il y a de plus important dans la vie c’est de te fixer un cap et de t’y tenir », rajouta-t-elle.
Celle qui avait le moins de choses à raconter, fut Juana la del Revuelo, parce qu’elle était toute petite quand sa famille a quitté le quartier, mais elle se rappelait parfaitement que dans sa famille on chantait ( ses parents ses oncles et tantes ) et que durant les fêtes, on chantait surtout pour la danse :les Tangos et Bulerías. Et les trois de renchérir « la Soleá ça s’écoute ».
Elles évoquèrent la figure de Farruco un danseur fondamental, mais également celles de Pepe Lérida , et de « El Titi » dont « le jeu de jambes faisait lever le public ».
Bien entendu , l’évocation de El Titi a fait dévier la conversation sur les Tangos ; et Matilde de rappeler que ces chants venus d’ Extrémadoure ont bien pris ici, à Triana : « il y avait des familles entières qui avaient un univers sonore à elles, des chants complètement à part ».
Pour ces trois femmes, le Tango dansé à Triana « est très coquet, très féminin, avec beaucoup de mouvements de hanches sans jamais tomber dans le grotesque…, les danseurs de Triana ont fait de ces quelques légers pas de danse quelque chose de « grand »… parce qu’ il fallait vraiment faire durer les chorégraphies et tenir dix minutes »
La figure de Rafael el Negro ( mari de Matilde Coral ) a également été évoqué : on se rappelait son « paso del reloj ».
La modératrice Cristina Cruces a voulu orienter le débat sur les lieux où il y avait du flamenco ( « El Guajiro », « El Morapio ») et Mathide se souvint que au « Guajiro » chacun faisait son numéro ( danse ou chant) : "on te payait 60 pésètes et tu avais droit à un sandwich ; le samedi ils rajoutaient une tomate… A cette époque on faisait les lâchers de taureaux la nuit, et parfois on restait tous coincés au « Guajiro » toute la nuit, on ne pouvait pas sortir".
Pour revenir à la Triana actuelle et aux lieux qui proposent aujourd’hui du flamenco, les trois semblaient regretter l’époque où "il y en avait beaucoup. Maintenant, il y a « el Man
toncito » mais c’est plutôt un bar nocturne, ce n’est pas un cabaret".
Maguy Naïmi
Nous remercions chaleureusement toute l’ équipe de ce I Encuentro pour la cordialité de son accueil et la qualité de l’ organisation. Nous avons en outre eu le plaisir de recevoir le CD d’ une Misa Flamenca en hommage à Naranjito de Triana (dont nous avons extrait pour nos lecteurs "Toná, Debla y Martinete" - cante : Nazaret Cala, et le DVD du X Concurso Andaluz de Jóvenes Flamencos (Sevilla 2009). Rendez-vous, donc, en septembre 2011... Si vous êtes de passage à Séville à cette date, vous savez ce qui vous reste à faire...
"Misa Flamenca. In memoriam Naranjito de Triana" (Real Parroquia de Santa Ana - 23 juillet 2003) : CD Pasarela AMCD 224
Cante : Paco Taranto, Virginia Gámez, Vicente Gelo, Nazaret Cala, Alfonso de Miguel
Guitare : Pedro Sánchez "Naranjito hijo", Romerito de Jerez
"X Concurso de Jóvenes Flamencos", Federación Provincial de Sevilla de Entidades Flamencas (Séville - 2009) : DVD GR DVD 003
Cante : Esther Merino, Antonia Fernández
Guitare (accompagnement du cante) : Antonio Gámez, Antonio Moya
Guitare (soliste) : Francisco Vinuesa, Francisco Moncayo
Baile : Juan Fernández, Lucía Álvarez
Galerie sonore
Nazaret Cala : Toná, Debla y Martinete
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Claude Worms : "Emilio Abadía : cantes de Triana" (rubrique "Archives sonores")
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