Entretien avec Pedro Soler

Le chant et le silence

mardi 3 mars 2009 par Claude Worms

"Je voudrais que tout ce que je joue puisse être le point de départ pour un chanteur, ou puisse être suivi par les palmas ou le taconeo."

PEDRO SOLER : CONCERT AU THEATRE MONTMARTRE GALABRU, LE 31 JANVIER 2009

Dix concerts consécutifs, seul en scène avec sa guitare, et sans la moindre sonorisation… Pedro Soler est l’ un des rares guitaristes flamencos qui ose encore relever un tel défi. Il est vrai qu’ il a été formé à la dure école des tournées espagnoles « à l’ ancienne » : périples quotidiens de plusieurs centaines de kilomètres en autocar, concerts dans des arènes ou des salles de cinéma (sans micro, naturellement), quelques heures de repos dans d’ improbables pensions… De quoi produire des professionnels insubmersibles, tels La Joselito, Pepe de la Matrona, Juan Varea, Jacinto Almaden, Rafael Romero…, qui furent tous ses partenaires.

Pedro Soler semble extraire précautionneusement du silence un toque qui aurait commencé sans nous, peut être dans un lointain passé, comme s’ il renouait une conversation interrompue avec le compagnon de toute une vie, le flamenco. Quelques notes à peine caressées, et l’ ébauche d’ un Fandango de Alosno commence à prendre forme, qui se développe ensuite en longues arabesques arpégées, pour libérer une paraphrase du cante encore rubato, avant de conclure accelerando sur un Fandango de Huelva pour la danse. Le public est tout de suite captivé, et ne relâchera plus son attention jusqu’ à la fin du concert.

Presque toutes les compositions auront ainsi en filigrane le cante et le baile. Pedro Soler est un orfèvre du son, de l’ agogique, de la dynamique, et du silence, toutes vertus indispensables à l’ art difficile de l’ accompagnement, et qu’ il transmet admirablement en solo. Point de recherche de l’ originalité à tout prix, mais une attention constante à donner à chaque forme, et à chaque falseta, sa juste mesure musicale et émotionnelle. Le programme nous permettra ainsi d’ admirer la diversité et la richesse du répertoire flamenco : Fandangos, Taranta, Bulerías al golpe, Granaína, Serrana, Alegrías de baile (donc, avec « silencio », « escobilla » et « castellana »), Soleá, Farruca, Siguiriya et Cabal, Zapateado, Tientos et Tangos, et Nana (ces deux dernières pièces pour les rappels).

Comme de coutume, la tradition du toque était l’ autre fil conducteur du concert. Pedro Soler ne manque jamais de rendre hommage aux compositions de ses maîtres de référence, dont il renouvelle constamment la lecture et l’ interprétation : Ramón Montoya et Perico el del Lunar, mais aussi, plus ponctuellement, Niño Ricardo (Siguiriya), Román el Granaíno (le balancement des Bulerías al golpe an La mineur), ou Estebán de Sánlucar (le Zapateado dédié à La Joselito). Pour cette dernière pièce, il a développé une technique ébauchée par Estebán de Sánlucar, qui n’ avait jamais été reprise depuis (du moins à notre connaissance) : des golpes de l’ annulaire, du majeur, et de l’ index, figurant la polyrythmie du taconeo, sur des falsetas jouées au pouce.

Le langage rythmique et harmonique de la guitare flamenca contemporaine a certes beaucoup évolué, mais l’ esthétique traditionnelle du toque reste bien vivante, et a encore beaucoup à nous dire, à la condition d’ être comprise avec acuité et respect, et vécue avec authenticité. Pedro Soler en a fait ce soir l’ admirable démonstration.

ENTRETIEN AVEC PEDRO SOLER

Flamencoweb : Comment l’ idée de cette série de dix concerts t’ est-elle venue ?

Pedro Soler : C’ est un ami de Carcassonne, très aficionado, qui me l’ a suggérée. En fait, personne ne prospecte pour moi. J’ attends qu’ on me sollicite, mais comme j’ ai soixante et onze ans, et une longue carrière derrière moi, ça fini par constituer un fond de commerce. J’ arrive à travailler toute l’ année. Et donc, cet ami pensait qu’ il était ridicule que je ne joue pas plus souvent. Ma femme était d’ accord, et d’ ailleurs moi aussi, car si tu ne joues qu’ une ou deux fois par mois, tu repars à zéro à chaque concert. Tu dois connaître ça, tout le monde connaît ça… Et donc, cet ami a décidé de prendre les choses en main, et comme il connaissait le nouveau propriétaire du théâtre… C’ est le premier spectacle de la nouvelle programmation. Ils veulent naturellement faire du théâtre, mais pas seulement… Cette petite salle est ravissante. Jouer à Paris, c’ est toujours un problème. Il faut louer une salle, ce qui coûte une fortune. En plus, dix concerts consécutifs, on ne fait jamais ça ; on joue un soir, puis on plie bagages. J’ ai donc accepté, car ça me tentait beaucoup. C’ est un peu comme une résidence, avec un petit concert tous les soirs.

Fw : Dix jours de concerts, seul avec ta guitare, et sans sonorisation. Plus personne ne fait ça.

P S : Je ne sais pas pourquoi… Enfin oui, je sais pourquoi. Parce que le flamenco est entré dans un monde de show. Actuellement, on enregistre avec le chant d’ un côté, la guitare de l’ autre, pendant des jours, voire des semaines. Pour nous, c’ est… Pour le disque que j’ ai fait avec Juan Varea, qui est d’ailleurs un disque que j’ adore, il n’ y a pas un montage, pas une double prise, sauf pour la Petenera. C’ était le premier cante de l’ enregistrement ; je savais que Varea la chantait admirablement, et qu’ il n’ avait pas tout donné. A vrai dire, ce disque a été pour moi un petit miracle.Il fumait une cigarette tous les deux chants, et on enregistrait. Le studio était en Allemagne, et l’ ingénieur du son a voulu commencer à faire des essais pour la voix. Je lui ai dit, en allemand pour que Juan ne comprenne pas : « écoute, tu fais les réglages pendant les prises. On le fait comme ça, sinon on ne le fait du tout… ». Juan commençait à en avoir assez de répéter les mêmes phrases. Tu vois, c’ était un peu ça le boulot. En plus, du temps des 78 tours, ils étaient tenus par le minutage. Parfois, le guitariste remplissait à la fin parce qu’ il restait une minute, ou bien au contraire, coupait net juste à la fin du cante… Le flamenco est aujourd’ hui dans un autre univers, à part en Andalousie, dans les peñas ou les fêtes privées, les mariages… Mais sur scène, le flamenco s’ est dirigé vers le spectacle un peu show, c’ est logique d’ ailleurs, et du coup, la guitare est amplifiée…

Avec Juan Varea

Fw : Nous discutions guitare, et, tout de suite, tu m’ as parlé du chant…

P S :Tu le sais comme moi, l’ histoire du flamenco, c’ est l’ histoire du chant flamenco.

Fw : Quand tu joues en solo, tu as le chant dans la tête…

P S : Toujours. C’ est à dire que j’ai toujours l’ impression que j’ ai un chanteur à côté de moi. Pour que je puisse restituer ce que sont pour moi un Fandango ou une Siguiriya, il faut forcément que la guitare se fasse l’ écho du chant, et même de la danse. Je ne parle pas du Zapateado pour lequel j’ ai carrément inventé une technique, tu as vu..

Fw : Ce n’ est sûrement pas facile..

P S : Ce n’ est pas facile, et ce n’ est pas fini. Avec l’ exemple du Zapateado de La Joselito qui était d’ une exactitude incroyable, il y a encore du pain sur la planche.

Fw : Je n’ avais jamais entendu cette polyrythmie entre les falsetas jouées au pouce et les golpes des autres doigts, sauf dans un disque d’ Estebán de Sánlucar, où il faisait un peu ça.

P S : Il a amorcé. Je vais te dire : c’ est exactement en entendant ce Zapateado que j’ ai eu l’ idée. A un moment, il fait juste trois golpes avec l’ annulaire, le majeur, puis l’ index, au lieu de la technique traditionnelle avec le majeur ou les deux doigts simultanément. Tout à coup, ça m’ a rappelé le Zapateado de La Joselito, et je me suis rendu compte que je pouvais bouger le pouce en même temps. Le travail pour ça, c’ est comme pour les danseuses : il faut voir quel doigt est plus faible, travailler les alternances, et il me reste beaucoup de choses à découvrir là-dedans.

Fw : Pour revenir au chant, dans tes progressions d’ accords en rasgueados pour la Serrana, on retrouve exactement le schéma de l’ accompagnement du long mélisme ascendant.

P S : Quand je joue la Serrana, j’ ai Pepe de la Matrona à côté de moi. Pour la Serrana ou le Granaína, je joue de nuit. Ce n’ est pas que je me fasse un scénario dans la tête, mais ce sont pour moi des formes nocturnes. Et on ne joue pas de la même manière le jour ou la nuit. Parce que forcément, on exprime des sentiments, des situations…, comment dirais-je…, on exprime des états mentaux. Forcément, ou sinon, la musique devient vide. En fait, quand je joue la Serrana, j’ ai toujours Pepe à côté de moi… , et quand je joue la Siguiriya, je voudrais que ma guitare devienne la voix de Terremoto. C’ est pour ça que je travaille beaucoup le pouce.

J’ ai toujours eu une préférence pour cette technique. Manolo de Huelva était célèbre pour son pouce. J’ ai demandé une fois à Pepe de la Matrona ce qu’ il avait de si exceptionnel. Il m’ a répondu : « c’ est simple, tout ce que vous faites avec les doigts, lui, il le faisait avec son pouce… ».

Avec Pepe de la Matrona

Terremoto, ce n’ est plus seulement de la musique ou du chant, c’ est du cri, de la plainte, du silence… C’ est fabuleux… Ou Agujetas… D’ accord, le flamenco, ce n’ est pas que ça. Mais pour moi, c’ est essentiel. Et Inés Bacán… Pour moi, elle ne chante pas, elle prie. Quand elle fait des essais pour le son, il faut l’ arrêter. Elle est incapable de faire quelques vocalises. Tout de suite, elle ferme les yeux…

Je crois que chaque style doit être vécu indépendamment des autres. Je vois souvent des guitaristes, souvent excellents, qui ont des formules guitaristiques époustouflantes, mais qu’ ils appliquent partout. Ce qui fait que je ne crois pas qu’ on les écouterait une heure et demie. C’ est peut-être pour cela qu’ ils ajoutent des flûtes, des trucs et des machins… Ils jouent plus que moi, ils ont plus de technique, de vélocité et tout ça…, mais il leur manque…. Peut-être pensent-ils que leur guitare est plus importante que le flamenco lui-même ? Pour moi, quand on joue une Siguiriya comme une Bulería, il y a quelque chose qui manque.

Je m’ impose toujours les structures du flamenco. Je pourrais en sortir pour développer d’ autres projets. On me l’ a d’ailleurs souvent proposé. Mais je tiens à rester dans le schéma flamenco. Je pense qu’ il est d’ une richesse incroyable, beaucoup plus intéressant que tout ce que je pourrais inventer moi, ou n’ importe quel autre guitariste. Pepe de la Matrona me disait : « no se crea, se aporta » (« on ne crée pas, on apporte »). C’ est pour ça que je ne suis pas tellement préoccupé de faire du nouveau. Si l’ on se sert du flamenco pour faire sa petite musique, pour moi, ça n’ a pas d’ intérêt. Je voudrais que tout ce que je joue puisse être le point de départ pour un chanteur, ou puisse être suivi par les palmas ou le taconeo. Ce n’ est pas toujours le cas, je le reconnais, mais c’ est ma recherche.

Fw : Il y a sans doute aussi un problème de temps. Les jeunes guitaristes enregistrent souvent très vite en solo, avec trop peu d’ expérience de l’ accompagnement…

P S : Le travail a changé aussi, et la motivation… Avant, une femme comme La Tanguera, très célèbre, pouvait se limiter à deux danses, pour lesquelles elle était très demandée. El maintenant, avec les exigences des maisons de disque, les guitaristes cherchent - on cherche, parce que moi aussi, constamment la nouveauté. J’ enregistre en gros tous les dix ans… Il faut que je me dépêche un peu. Si je veux enregistrer le prochain, il faut que je réduise les délais… Mais la recherche de la nouveauté, ce n’ est vraiment pas mon truc. Un peu tout de même : je n’ ai jamais enregistré la Jabera, ça fait longtemps que je ne suis pas revenu sur les Tangos. Mais je ne me dis pas : le dernier disque, c’ était ça, que vais-je faire la prochaine fois ? Comme une cuisinière qui se dirait : qu’ est ce que je vais faire aujourd’ hui ? Les chanteurs non plus, ça n’ était pas leur truc. Je n’ ai d’ ailleurs jamais bien compris comment ils travaillaient. Et pourtant, j’ en ai fait des tournées avec eux !

Pour Pepe de la Matrona, j’ avais repéré deux choses techniques, mais tu vas voir… Quelquefois, en voiture ou au restaurant, il sifflotait un peu, en avançant la lèvre, et j’ ai compris qu’ il testait ainsi quelque chose dans sa voix. Par moments, il toussait brusquement – on faisait tous des bonds sur nos chaises, et c’ était aussi un test. Mais c’ est tout ce que je connais, et ils étaient tous comme ça. Je me souviens que nous avions tenté une initiation au cante avec Juan Varea. Mon neveu Vicente Pradal s’ était inscrit, et au bout de quelques jours, Juan s’ est décidé à lui donner un cours, por Tiento. Vicente a chanté un peu. Juan lui a dit : « c’est très bien. Tu écoutes beaucoup de Tientos, et tu reviens me voir l’ année prochaine ». Et c’ était tout : j ai remboursé mon neveu… Inés Bacán a donné quelques cours. J’ aimerais le refaire, mais c’ est très spécial… Elle chante, elle fait répéter, elle est très patiente. Il lui arrive de donner quelques indications, mais tout de même, je ne comprends pas du tout comment ils travaillent.

Avec La Joselito et Jacinto Almaden

Une année, je suis allé chez Jacinto Almaden à Madrid, en août. J ‘ étais comme son fils, on allait au café, on rencontrait des amis, il me parlait du passé… Mais on n’ a jamais travaillé, sauf un jour sur tout le mois… A la fin, j’ étais désespéré. A Toulouse, j’ ai réussi à obtenir un contrat d’ un mois dans un café-théâtre, pas trop mal payé, avec Juan Varea. Et là, forcément, j’ ai pu travailler. Tous les soirs, j’ affinais… Parce que, évidemment, tu peux toujours accompagner un artiste que tu ne connais pas - ça arrive tout le temps, mais si tu l’ accompagnes souvent, ça marche mieux, c’ est évident.

Fw : Je me souviens que pendant les concerts de Pepe de la Matrona au Théâtre 347, il t’ arrivait d’ être tellement captivé par son chant que tu en oubliais de jouer. Et hier, j’ ai eu la même impression : par moments, tu écoutais le son de ta guitare…

P S : Ah oui, des silences…

Fw : Exactement

P S : C’ est bien, ce que tu me dis. C’ est bien, parce que j’ aimerais que les choses sortent, par exemple la présence du chant. Pour la Siguiriya, comme je le disais tout à l’ heure, la présence de Terremoto, cet espèce de côté volcanique, avec le pouce, j’ aimerais que ça soit plus évident. Tout ça, c’ est une question de travail. J’ ai longtemps méprisé la technique, et j’ ai maintenant compris ce que c’ est, et à quoi ça sert. Ce n’ est pas forcément l’ esbroufe ou la vélocité. Mais enfin, que voudrais que ces choses-là deviennent plus fortes. Parce que plus les choses sont fortes, même le pianissimo, plus le silence peut s’ installer. C’ est à dire, privilégier le silence, parce que si tu joues des notes qui ne sont pas habitées, il en faut beaucoup pour meubler. D’ ailleurs, quand tu te plantes, tu ajoutes vite des trucs pour dissimuler… Tandis que quand tu es à l’ aise et que tu arrives à dire des choses, tu es calme, et c’ est le silence… Finalement, je suis à la recherche du silence.

Pour en revenir à la technique, j’ ai longtemps cru que la vélocité ne servait qu’ à jouer vite. En fait, la vélocité intervient dans la sonorité. Plus tes gestes sont rapides et sûrs, plus les temps morts entre les notes sont courts, et plus la résonance des notes est longue. Et donc, ta sonorité y gagne en densité. C ‘est aussi évidemment un plaisir de pouvoir balancer une gamme, quand tu la sens. C ‘est ce que j’ aime dans les picados de Paco de Lucía : ce sont des traits rageurs, pas exhibitionnistes. Un ami m’ a souvent conseillé de ne pas prendre de risques démesurés. Il a raison, sauf que le flamenco n’ est pas comme ça. Un autre m’ a enseigné une très jolie phrase en picado, très mélodique, qu’ il jouait avec une grande sûreté. Mais ça ne sert à rien pour le flamenco. Alors, je préférais encore mes gammes où je partais, je faisais la première note et la dernière… , et entre les deux, c’ était la catastrophe, d’ autant plus que je partais perdant. Le mieux, c’ est évidemment les gammes de Paco, où, en plus de la précision, il y a comme un coup de sabre nécessaire à cet instant du morceau. C’ est très flamenco. Comme j’ étais incapable de faire ça, je préférais faire semblant avec la même énergie, plutôt que de jouer quelque chose de propre et d’ insipide. Je l’ avais dans la tête, et je crois que le public finissait par l’ avoir dans la tête aussi.

J’ ai travaillé avec María Casares pour un spectacle commémorant le cinquantenaire de la mort d’ Antonio Machado. Elle me disait : « si l’ on n’ est pas toujours sur le fil du rasoir, ça ne sert à rien ». Et j’ en suis persuadé. Je ne peux pas ne pas aller là où je veux aller. Si j’ ai la technique pour le faire, tant mieux ; sinon, je me casse la figure, mais j’ ai au moins montré ce que je voulais faire.

Fw : D’ ailleurs, tu commences souvent des morceaux comme s’ ils sortaient du silence, et que tu les en sortais précautionneusement.

P S : C’ est vrai, j’ ai besoin de ça. Sauf pour la Siguiriya, que je commence par des rasgueados plutôt abrupts. A mes débuts, je la jouais comme ça, puis, j’ ai eu envie de créer un climat un peu oriental, et puis finalement, je reviens à cette violence de départ. Mais en général, j’ ai besoin de ce que tu dis. J’ ai besoin de ne pas partir sur une phrase préconçue, mais sur un substrat sonore.

Fw : En fait, c’ est comme si le morceau avait déjà commencé dans ta tête, avant les premières notes…

P S : C’ est bien ce que tu dis, ça me fait plaisir…

Fw : C’ est comme ça ? En fait, tu l’ entends déjà et… ?

P S : Oui, je l’ entends déjà, et à vrai dire, j’ ai des scrupules à balancer la première note.

Avec Atahualpa Yupanqui

Fw : C’ est rare, peu de guitaristes flamencos procèdent ainsi. Certains morceaux d’ Atahualpa Yupanqui…

P S : C’ est vrai, Atahualpa.. . D’ ailleurs, quand il était sur scène, c’ était comme s’ il avait été chez lui… C’ est drôle, parce que d’ une part, tu me dis comment c’ est entendu d’ en face ; et d’ autre part, c’ est évident que nous subissons des influences conscientes, bien identifiées, et d’ autres non… Cette façon de vivre avec la musique, et puis après, à un moment donné, de la faire sortir. Je sentais la nécessité de ça, mais je n’ en étais pas si clairement conscient. C’ est peut-être bien Atahualpa…

Avant, nous n avions pas de micro non plus. C’ était une chance pour les jeunes guitaristes. Il n’ y avait pas de cours, ni de stages, rien du tout… Il n’ y avait pas de sono, et quand nous jouions en plein air, dans des arènes par exemple, il fallait trois ou quatre guitares pour accompagner la danse, sinon on n’ entendait rien. Il y avait toujours un premier guitariste ; moi j’ ai beaucoup travaillé avec Pepe de Badajoz et Aracelí Vargas… Tu t’ engageais comme deuxième guitariste, tu faisais la pompe derrière, et c’ est comme ça que tu apprenais petit à petit. J’ ai débuté ainsi très vite. J’ ai commencé la guitare à quatorze ans, et à dix sept ans, j’ étais sur scène… C’ était obligatoire, parce que sinon, tu n’ apprenais rien. Avec le micro, tu as deux musiciens. Il y a toi, et puis l’ ingénieur du son, qui fait ce qu ‘il veut avec ta guitare… ; ça pose problème.

Le public de ces tournées venait essentiellement pour la danse. Je me souviens qu’ une fois, dans une petite bourgade, les danseuses sont descendues du bus – ma sœur Isabel faisait partie de la troupe. Les gars du village sont arrivés : « hemos visto el ganado, vendremos esta noche » (« nous avons vu le bétail, nous viendrons au spectacle ce soir »). Le public que nous avions n’ était pas toujours…

Fw : Les anciens guitaristes flamencos étaient reconnaissables à leur son, Melchor de Marchena, Diego del Gastor, Perico el del Lunar, Niño Ricardo… Maintenant, tout est beaucoup plus standardisé. Toi, on te reconnaît tout de suite…

P S : Sur ce sujet, je peux t’ expliquer deux choses. La première concerne Román el Granaíno. Je l’ ai connu à Paris, alors qu’ il jouait au Catalan. C’ était un guitariste très simple, un peu fruste, et de caractère, vraiment un ours… Il y avait beaucoup de très bons guitaristes au Catalan, El Chufa…, mais quand Román arrivait, le son qu’ il sortait de l’ instrument était incomparable Je pensais que ça venait de sa guitare, une Domingo Esteso. Jusqu’ au jours où je l’ ai vu essayer une guitare très quelconque que venait d’ acheter un de mes élèves : il prend l’ engin, et il sort le même son, une sonorité pleine, forte, ronde… Je me suis dit : ce n’ est pas la guitare, c’ est lui. Une révélation : à partir de là, j’ ai vraiment eu comme but que ma guitare sonne.

C’ est pour ça que, techniquement, je ne suis pas un aigle ; rythmiquement, pas non plus… Il faut dire qu’ à l’ époque, c’ était un peu différent. Si tu écoutes des disques anciens, tu vois à quel point il y avait une espèce de liberté. Et pourtant, on était ensemble… Le flamenco n’ était pas métronomique. En tout cas, moi, je ne suis pas métronomique, loin de là. C’ est peut-être aussi parfois une lacune. Avec une danseuse d’ aujourd’ hui, qui s’ arrête un tiers de mesure, et qui reprend comme une mitraillette, je suis complètement largué. Je ne sais pas le faire, on ne dansait pas comme ça… Par contre, je continue à accompagner la danse sans problème en Andalousie, dans les fêtes…

L ‘autre chose qui m’ a frappé, c’ est que quand je voulais travailler sur un style, j’ écoutais souvent les anthologies d’ Hispavox, organisées par cante. Et quand j’ arrêtais le disque parce qu’ une guitare me parlait, je m’ apercevais que c’ était toujours Borrull, ou Ricardo, ou Montoya. Encore récemment, il m’ est arrivé la même chose avec un disque de Caracol accompagné par Melchor. Cette espèce d’ intensité avec deux ou trois notes, pour moi, c’ est ça. Je ne dis pas qu’ on ne peut pas voir le flamenco autrement, mais pour moi, c’ est ça. Par exemple, j’ adorais Pedro Bacán, et pourtant, il ne se contentait pas de deux ou trois notes. Ce n’ est vraiment pas mon style, il n’ utilisait pas beaucoup le silence, mais il avait un swing, une invention… Après un disque de Bacán, quand j’ écoutais Paco de Lucía, je t’ avoue que je le trouvais un peu simpliste. C’ est très beau, c’ est irréprochable, c’ est plein d’ invention, c’ est d’ une honnêteté musicale… Il serait ridicule de critiquer, tellement c’ est parfait, mais…, mais !

Avec Aurora et Enrique Morente

Fw : Quand tu joues, on entend toujours en filigrane Montoya, Perico… Des falsetas que je connais par cœur. Mais avec un petit détail, un silence, un retard, un ornement, une basse en plus… Souvent, ton interprétation me donne brusquement l’ impression de ne les avoir jamais entendues.

P S : Je me suis posé la question tout de même, parce que nous avons une vingtaine de styles, et ça fait cinquante ans et plus que je travaille sur cette vingtaine de styles. Je ne sais pas pourquoi, mais chaque fois que je joue, j’ ai cette impression que c’ est la première fois. Je crois que les notes, les phrases, la musique… , tout ce que je travaille ici avant d’ aller au concert, ce sont juste un récipient. Chaque soir pendant ces dix jours, je me suis demandé : est-ce que tu auras encore envie de jouer ce soir ? Parce qu’ ici, quand je travaille, les phrases sont toujours semblables. Et en plus, je ne sais pas si c’ est parce que je ne suis pas doué, ou si c’ est pour tout le monde pareil, mais je peux passer la matinée sur une phrase qui ne sort pas, jusqu’ à ce que j’ ai compris pourquoi elle ne sort pas. Souvent, on travaille bêtement… Donc, il y aurait de quoi être complètement lassé. Or, j’ ai constaté qu’ en arrivant sur scène, j’ ai envie de jouer, et je joue, et je me plante, et je me lance… Je crois que c’ est parce que ce n’ est que là qu’ on parle musique. Par exemple, je commence par des Fandangos que je n’ avais plus joués depuis longtemps. C’ est très important, un premier morceau : pour toi, pour savoir si tu va pouvoir jouer ou si tu vas avoir du mal ; et pour le public, qui a besoin de sentir ce qui va se passer. Et il se trouve que ce Fandango – je ne sais pas ce qu’ il vaut…

Avec Inés Bacán

Je sais au moins qu’ un chanteur partirait tout de suite… Ce n’ est pas la question de savoir s’ il est bon ou pas, mais il se trouve qu’ il me donne envie de jouer. Et je sens, à la réaction du public, qu’ il est entré dans l’ affaire. La musique se fait à ce moment-là. Mais il faut avant que je me sois donné les moyens, quand j’ ai la musique qui va sortir de la tête par les doigts, pour qu’ elle puisse effectivement sortir. Et tu as vu hier soir que parfois, elle reste un peu dans la paume de la main… Autrefois, quand je me plantais, - ce qui m’ est arrivé hier, et m’ arrivera, je crois, toute ma vie, la musique s’ arrêtait pour moi. Chaque fois que les notes ne sortaient pas, chaque fois, je me démolissais un peu, et je perdais l’ énergie pour jouer. Or, maintenant, quand je me plante, ça fait un sac de nœuds, mais la musique se fraye un chemin au travers, et elle continue. La musique continue, je reprends, et je souffre moins qu’ avant de ça.

Fw : Je pense que ça dépend aussi du style de jeu. Si tu joues très technique, avec des mécanismes très métronomiques, sans trop de dynamique ou de rubato, les erreurs rendent la musique incompréhensible. Mais comme tu joues beaucoup sur la dynamique, l’ agogique, les silences… , du coup, le discours musical ne passe plus strictement que par les notes.

P S : Je jouais effectivement, dans mes premiers disques, de manière beaucoup plus linéaire. Maintenant : je me plante, il y a un silence qui reste là, il est habité, et je repars sur autre chose. Ce qu’ il y a de bien, c’ est que j’ ai de plus en plus envie de jouer. Quand je vais monter sur scène, c’ est une fête. Avant, c’ était un supplice, vraiment… Il reste une proportion de douleur, naturellement. Quand tu veux faire quelque chose et que ça ne passe pas, ça fait toujours un peu mal. Atahualpa Yupanqui ou Óscar Cáceres me disaient souvent : « mais joue pour toi ! ». Quand tu as cinq cent personnes et mille oreilles qui sont là et qui attendent, et que tu dois jouer une heure et demie, le conseil est assez théorique… Mais maintenant, souvent, il m’ arrive de jouer sinon pour moi, du moins pour nous, le public et moi y compris. Parce que la guitare n’ est plus mon adversaire, comme auparavant. Il faut dire que c’ est sévère, un instrument de musique !

Je vais peut – être enregistrer en public, alors que c’ était jusqu’ à maintenant complètement hors de question. Je n’ en suis pas encore tout à fait là, parce qu’ un disque, c’ est définitif. Si quelque chose ne te plaît pas, tu sais qu’ elle est là, et que tu vas l’ avoir pour toute ta vie. Sans compter les commentaires : cette note n’ est pas propre, et là, il manque un temps… On n’ aime pas trop ça, et donc… Mais je sens que je m’ en approche ; avec mon exigence actuelle, qui est différente, je crois que ce serait l’ idéal.

Le flamenco est vraiment fascinant. Et c’ est pour ça qu’ à mon âge, j’ ai toujours le même appétit, autant de projets qu’ à mes débuts, sur lesquels il va falloir que je travaille vingt ans, alors que je ne vivrai pas vingt ans…

Fw : Encore que La Joselito…

P S : C’ est vrai, mais peu de gens ont cette longévité artistique… Mais c ‘est ça qui est génial. Je ne suis arrivé au bout de rien. Si, quand même… : quand je monte sur scène, c’ est au moins que j’ ai gagné cette étape. Je suis sûr d’ avoir réussi deux choses. J’ adorais la guitare, et je voulais passer ma vie avec elle. J’ aurais pu être architecte – j’ ai fait onze ans d’ études, parce que je passais plus de temps à travailler sur mon instrument qu’ avec le tire-ligne… Donc, j’ ai au moins réussi à faire dans ma vie ce que je voulais faire. L’ autre réussite, c’ est ça : c’ est d’ arriver sur scène avec l’ envie de jouer, et le bonheur… C’ est pour ça que je fais quelques notes avant, j’ écoute ma guitare.

Finalement, il y ça aussi dans ce que tu disais sur mes introductions. C’ est un peu comme si j’ interrogeais ma guitare. C’ est un peu littéraire ce que je dis là, mais c’ est vrai. C’ est ce bonheur de faire ce geste, et d’ écouter ce son qui sort. C’ est miraculeux. Nous le devons à tous les luthiers du monde, et notamment à Domingo Esteso, qui a construit la mienne. A tous les luthiers qui ont créé la guitare, à tous nos ancêtres qui ont créé le flamenco. Quand je joue deux notes de flamenco, je les leur dois.

Propos recueillis par Claude Worms

Avec son fils, Gaspar Claus

Transcription (Claude Worms)

Pedro Soler : "Cantiña del Pelele" (extrait du CD "Sombras" - Al Sur ALCD 106, 1992)

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Cantiña / page 2
Cantiña / page 3
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Cantiña / page 11

Galerie sonore

Malagueñas

Jacinto Almaden et Pedro Soler : Malagueña del Mellizo / Malagueña de La Trini / Cante abandolao de Juan Breva (extrait du LP "Riches heures du flamenco" - Le Chant du Monde LDX - S 4262, 1963)

Siguiriyas

Pepe de la Matrona et Pedro Soler : Siguiriyas de Jerez (extrait du LP "Riches heures du flamenco")

Juan Varea et Pedro Soler : Peteneras (extrait du CD "Cante flamenco" - Al Sur ALCD 165, enregistrement de 1982)

Peteneras

Pedro Soler : "Cantiña del Pelele" (extrait du CD "Sombras")

Cantiña

Malagueñas
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Peteneras
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