Federico García Lorca : poète du cante jondo, poète des gitans

Conférence donnée à l’ Université du Temps Libre (Essonne)

lundi 5 janvier 2009 par Maguy Naïmi

Le nom de Federico García Lorca est particulièrement évocateur. Sa présence dans la mémoire populaire est incontestable. On continue à mettre ses poèmes en musique : surtout les chanteurs de Flamenco, qui lui rendent hommage régulièrement, mais également les chanteurs de variété, comme Paco Ibáñez . Ce dernier a mis en musique et interprété avec beaucoup de talent les poètes espagnols, et a consacré une partie de sa production artistique à Federico.

Federico García Lorca : lisant une de ses oeuvres / au piano

On continue à jouer ses pièces : «  La Maison de Bernarda », « La Savetière prodigieuse », « Noces de sang »... sont souvent mises en scène en France. D’autres, moins connues du public français, telles que « Yerma » , «  Mariana Pineda », ou encore « Doña Rosita la soltera », sont régulièrement jouées en Espagne et en Amérique Latine.

On continue à chanter les chansons populaires, que Federico García Lorca a recueillies et harmonisées, pour une chanteuse en particulier, qui était aussi une danseuse de Flamenco : La Argentinita. Sans doute, des titres tels que « La Tarara » , « Los cuatro muleros », « Las tres morillas » ou « El Café de Chinitas » résonneront de manière familière aux oreilles de nos lecteurs. (Galerie sonore : La Argentinita / Federico García Lorca ( piano ) - 1931 )

La Vega de Granada

Pourquoi ce nom est-il si évocateur ? Sans doute parce que ce poète a connu un destin tragique. Il est mort assassiné à 38 ans, et de grands poètes ont évoqué sa mort. Je ne citerai qu’Antonio Machado et son fameux poème « El crimen fue en Granada » ( Le crime a eu lieu à Grenade ), et Pablo Neruda qui écrira un court poème sur sa mort en 1947.

Federico García Lorca est mort en 1936, au début de la Guerre Civile espagnole. Lorsque les troupes nationalistes qui s’étaient soulevées contre la République espagnole et le Front Populaire, élu en février de la même année, écrasent la résistance républicaine à Grenade ( résistance acharnée surtout dans le vieux quartier musulman de El Albaícin ), la répression va s’abattre sur tous ceux qui avaient eu des responsabilités syndicales ou politiques sous la République, voire même contre ceux qui n’avaient fait qu’exprimer une certaine sympathie pour les idées de gauche de ce gouvernement. Beaucoup de professeurs d’Université, de professeurs de lycées et de collèges, d’instituteurs, de maires, de conseillers municipaux seront exécutés sommairement.

Le beau-frère de Federico, Manuel Fernández Montesinos Lustau, sera fusillé. C’était le maire socialiste de Grenade, et il aura été maire dix jours. Federico prend peur. Bien que n’ayant jamais milité dans un parti ou un syndicat, il avait apporté son soutien à la cause républicaine, lors de banquets ou de meetings. Il était ce que nous appellerions maintenant, un sympathisant de gauche. Federico se sentant menacé, va se réfugier chez un ami poète, lui aussi de Grenade, Luis Rosales. La famille Rosales était opposée à la République et au Front Populaire, elle appuyait le coup d’état nationaliste, mais néanmoins elle va protéger Federico en l’accueillant chez elle. Malheureusement cela ne servira à rien : Federico sera arrêté chez les Rosales, et envoyé en un premier temps au « gobierno civil » de Grenade ( équivalent plus ou moins de notre préfecture), aux mains des militaires rebelles. Il sera ensuite transféré à la caserne de la Phalange ( Parti des chemises bleues , qui avait appuyé les généraux félons ), et n’ en sortira que pour faire sa « dernière promenade » ( c’était l’expression utilisée pour désigner les exécutions sommaires dont la Phalange se chargeait ).

Il a été assassiné le 19 août 1936, à Viznar, sur la route d’Alfacar, à quelques kilomètres de Grenade. Il est enterré avec un instituteur républicain ( Monsieur Galindo González ) et deux banderilleros connus pour leurs idées républicaines, pas très loin du chemin qui mène à Alfacar. On ne connaît pas exactement l’emplacement de cette fosse commune.

La Vega de Granada et la Sierra Nevada

Quelle fut sa vie ?

Il est né le 5 juin 1898 à Fuentevaqueros (« la fontaine aux vachers » ) dans la Vega ( la grande plaine cultivée ) de Grenade. Son père Federico García Rodríguez est propriétaire terrien, sa mère Vicenta Lorca est institutrice. C’est elle qui lui apprendra les lettres de l’alphabet, mais très vite il ira à l’école. Il a deux sœurs Conchita et Isabel, et un frère, Francisco.

A sept ans on l’envoie faire ses études à Almería dans une école tenue par les frères « escolapios » où il commence à étudier la musique. Il revient ensuite à Grenade où il reprend ses études musicales : il dédiera d’ailleurs son premier livre à son Maître Antonio Segura « qui lui a donné le goût de la science folklorique ». Jusqu’en 1917, il se consacre à la musique et commence à donner des concerts. Il fonde la Société de Musique de Chambre, qui organise des concerts classiques. Mais ses parents ne l’ayant pas autorisé à aller poursuivre sa formation musicale à Paris, Lorca se lance dans l’écriture poétique.

En 1914, il entre à l’université de Grenade où il y étudie la Philosophie, les lettres et le Droit. Il abandonne en 1916 sa carrière de musicien, et en 1919, il part étudier à Madrid : il vit à la fameuse résidence universitaire, où il rencontre de grands artistes en devenir, comme le cinéaste Luis Buñuel, et le peintre Salvador Dalí.

En 1923, il passe sa licence de Droit, et travaille conjointement l’ écriture théâtrale et poétique ( « Mariana Pineda », « Le romancero Gitan », « le Poème du Cante Jondo » ).

En 1925 il est chez Salvador Dalí à Cadaquès où il lit sa pièce « Mariana Pineda » à la famille de Dalí, pour lequel il écrira une ode en 1926. « Oda a Salvador Dalí »

Il part à New York en 1929 étudier à l’Université de Columbia. Il y arrive en pleine crise boursière. Son séjour dans cette ville inspirera les poèmes écrits entre 1931 et 1932 et regroupés sous le titre « Poète à New York ».

Il rentre en Espagne en 1930, après un passage à Cuba où Federico est ravi de retrouver ses racines latines ainsi qu’il l’exprimera dans son poème « Iré a Santiago ». Il renoue avec Ignacio Sánchez Mejías, qui était torero et homme de lettres, et pour lequel Federico écrira le fameux « Llanto por ignacio Sánchez Mejías » , poème magnifique qui évoque la mort tragique de ce torero dans l’arène.

En 1932, Federico crée avec l’actrice Margarita Xirgu le théâtre de La Barraca, ils sillonneront les routes d’Espagne, pour aller jouer dans les contrées les plus reculées le magnifique répertoire de théâtre du Siècle d’Or espagnol. Il s’agissait pour eux d’aller, grâce à ce théâtre ambulant, vers les plus humbles, ceux qui n’avaient ni les moyens ni la possibilité d’accéder à la culture.

En 1933 (l’année de « Noces de Sang »), Lorca part en Argentine et en Uruguay où on lui réserve un accueil triomphal.

En 1935 sa pièce « Yerma » connaît un grand succès, et il publie « Llanto por Ignacio Sánchez Mejías » et « Doña Rosita la soltera ».

Les dernières publications de son vivant seront « Noces de Sang » et « La maison de Bernarda » . Après sa mort paraîtront « Diván del Tamarit » et « Poète à New York ».

Granada

Mais que nous dit le poète lui-même de son enfance et de sa vie en général ?

D’abord il évoque son village natal Fuentevaqueros en ces termes : « Les villages qui n’ont pas de fontaine ne sont pas sociables, ils sont timides, repliés sur eux- mêmes. La fontaine est le lieu de réunion, le point où convergent tous les habitants, où ils échangent leurs impressions et s’aèrent l’esprit. Grâce à la fontaine, les femmes parlent, les hommes se rencontrent, et près de l’eau cristalline, leur esprit grandit. Ils apprennent non seulement à s’aimer mais à mieux se comprendre » ….. « Le village sans fontaine est fermé, comme obscurci, et chaque maison est un monde à part qui se défend de celui du voisin. »

Il évoque également son enfance :

« Etant enfant, j’ai vécu entouré de nature. Comme tous les enfants, je conférais à chaque chose, meuble, objet, arbre, pierre, une personnalité. Je conversais avec eux et je les aimais. Dans le patio de ma maison il y avait des peupliers. Un soir, il m’est venu à l’esprit que les peupliers chantaient. Le vent, en passant dans leurs branches, produisait un bruit dans différents tons, et j’ai trouvé cela musical. Je passais des heures entières à accompagner de ma voix la chanson des peupliers. »

« J’aime la terre », ajoute-t-il. « Je me sens lié à elle par toutes mes émotions. Mes souvenirs d’enfance les plus lointains ont la saveur de la terre …. ». « Les animaux, les paysans nous disent des choses, que peu de gens peuvent capter. Moi, je les capte maintenant avec le même esprit que durant les années de mon enfance. Sans cela, je n’aurais pas pu écrire « Yerma » ni « Noces de Sang ». « Cet amour pour la terre m’a fait découvrir ma première manifestation artistique ». Et Lorca de raconter comment il regardait, fasciné, un paysan laboureur ; et comment le soc de sa charrue a mis à jour un fragment de mosaïque romaine. C’est sans doute pourquoi il ajoute que son premier émoi artistique est lié à la terre.

Il dit ne pas aimer les vieux, vraisemblablement par peur de la mort, dont il nous dit qu’elle est partout et qu’elle domine.

L’amitié est fondamentale pour lui : « Si j’étais entouré de haine et d’envie, je ne pourrais pas y arriver, je ne lutterais même pas. Je sais que mes amis ( de Madrid , de Buenos Aires… ) souffriraient si une de mes œuvres étaient sifflée ».

Nous nous intéresserons en particulier au « Poème du Cante jondo  » ( 1921 )

La Alhambra de Granada

En 1922, Federico García Lorca organise, avec son ami musicien Manuel De Falla, un concours de Cante Jondo à Grenade. « Pour pousser un cri d’alarme » nous dit-il, car « les vieux emportent avec eux dans leur sépulture, de véritables trésors des générations qui les ont précédés ».

Il s’agit également d’une « œuvre patriotique », pour lutter contre la grossière avalanche de « cuplés » ( chansons ), et l’espagnolade dans les tavernes. Le poète distingue le « Cante Jondo », du chant flamenco en général. Pour lui, le Cante Jondo, c’est la « Siguiriya gitana ». Le Cante jondo serait issu des primitifs systèmes musicaux de l’Inde. Ce chant est un « balbutiement, une émission plus haute ou plus basse de la voix, une merveilleuse ondulation buccale qui brise les cachots sonores de notre gamme tempérée, qui ne rentre pas dans la portée rigide et froide de notre musique actuelle, et ouvre en mille pétales les fleurs hermétiques des demi-tons » . D’après Federico, « aucun andalou ne peut résister à l’émotion du frisson, lorsqu’il écoute ce cri ». Il est également fasciné par les poèmes chantés. Pour lui, l’ une des merveilles du Cante Jondo réside dans ses textes. « Il est à la fois étrange et merveilleux de voir comment le poète anonyme, expression du peuple, extrait en trois ou quatre vers toute la complexité étrange des moments sentimentaux de la vie d’un homme » dit-il ; et il ajoute « Les « coplas » ( strophes chantées - ndr ) ont un fond commun : l’amour et la mort… C’est un chant sans paysage, et par conséquent concentré sur lui-même et terrible, au milieu de l’obscurité… Dans la Siguiriya gitane la mélodie pleure comme pleurent les vers ».

Dans cette première partie, nous avons choisi de nous intéresser à l’univers sonore de Federico García Lorca à travers quelques poèmes extraits de « Poema del Cante Jondo » en commençant par « La guitarra », qui pleure au petit matin :

« Empieza el llanto

de la guitarra

se rompen las copas de la madrugada »

et agonise sous les doigts blessants du musicien :

« ¡oh guitarra !

corazón malherido

por cinco espadas. »

Lorca file la métaphore , fait vivre et mourir la guitare flamenca. Car le « toque » commence quand la fête s’arrête, ces fêtes organisées sans doute par les « señoritos » et que Lorca n’aimait pas, car, selon lui, elles avilissaient les gitans qui devaient y « vendre leur voix millénaire aux messieurs qui n’ont que leur argent, ce qui est si peu de chose ». Il s’arrête quand les doigts blessants du guitariste achèvent la guitare tel un taureau. Cette dernière métaphore exprime toute l’essence du jeu en picado, ce « tirar p’arriba », cher au guitariste flamenco.

La guitare exprime le désir de ce que l’on n’a pas. Grenade, ville montagnarde, à l’intérieur des terres, rêve de mer :

« llora por cosas lejanas

Arena del Sur caliente »

Mais la mer à son tour rêve de la neige, et des montagnes de Grenade :

« Que pide camelias blancas »

A travers ce poème, ce n’est pas seulement l’univers sonore dans lequel baignait le poète qui défile dans nos oreilles ; mais également l’univers visuel, celui de son Andalousie natale, qui défile dans nos yeux : les jets d’eau des fontaines qui pleurent, le vent sur la Sierra Nevada, la mer lointaine. Nous avons inclus l’écoute d’un enregistrement (il s’agit d’un enregistrement sur cylindre , des années 1890) afin que nos lecteurs puissent se faire une idée du toque que l’on pouvait écouter lorsque Federico est né ( voir « Galerie sonore » : Guajiras : Amalio Cuenca - cylindre, années 1890 )

Le cri du chant, « ¡Ay ! », est également présent dans son poème « El grito ». Le poète évoque dans deux métaphores, visuelle d’abord et ensuite sonore, l’impact de ce cri du cante jondo. Lorca traduit, dans la première métaphore, toute la violence du chant :

« Desde los olivos

será un arco iris negro

sobre la noche azul »

Et, dans la métaphore suivante, plus sonore, le cri est comme l’archet d’un violon :

« Como un arco de viola

el grito ha hecho vibrar

largas cuerdas del viento ».

Violence et ondulation de la voix, tout y est ; mais inscrit dans une vision nocturne quasiment magique, où les gitans de Grenade dans leur grotte de Cerro San miguel ou du Sacromonte, allument leurs lampes (« las gentes de las cuevas
asoman sus velones ) »

La Siguiriya et la Soleá sont des femmes, dans les poèmes qui leur sont consacrés. La Siguiriya tout d’abord, est évoquée dans la première partie de l’œuvre « Poema de la Siguiriya ».
Dans le poème «  El paso de la Siguiriya », celle ci est présentée comme une femme brune enveloppée dans une nuée de papillons noirs et dans un châle - blanc serpent de brume - :

« Entre mariposas negras

va una muchacha morena

junto a una blanca serpiente

de niebla »

Belle évocation de la Siguiriya, dont les coplas ondulantes expriment si souvent la douleur ou la mort, et dont le rythme paraît si latent :

« Va encadenada al temblor

de un ritmo que nunca llega . »

Dans la deuxième partie, «  Poema de la Soleá », Lorca consacre un poème à ce style fondamental intitulé tout simplement : « La Soleá ». Elle apparaît sous la forme d’une femme vêtue de voiles noirs :

« Vestida con mantos negros

piensa que el mundo es chiquito

y el corazón es inmenso »

Mais ce qui frappe dans ce poème, ce n’est pas la répétition d’un portrait de femme enveloppée de noir, déjà présent dans la Siguiriya ; mais bien la dernière métaphore qui nous propulse sur les hauteurs de Grenade, sur ces balcons et galeries des maisons traditionnelles, ouverts sur un paysage de hauteurs et qui semble vous aspirer. Le poème termine avec force :

« Se dejó el balcón abierto

y al alba por el balcón

desembocó todo el cielo »

( elle a laissé le balcon ouvert et à l’aube, par le balcon, tout le ciel s’est jeté )

Zambra au Sacromonte

Dans ce livre, Lorca nous livre également ses préférences. On trouvera dans les « Viñetas flamencas », des portraits de Silverio Franconetti, et Juan Breva. Il évoquera aussi la chanteuse La Parrala, dont il nous dit dans le poème « Café cantante », qu’elle tient une conversation avec la mort (« sobre el tablado oscuro / la Parrala sostiene una conversación / con la muerte » ).

Nous terminerons notre analyse de l’univers sonore de Federico García Lorca, avec trois poèmes : « Saeta » , « Balcón » et « Madrugada ». Ils nous plongent dans l’ambiance particulière de la Semaine Sainte, pendant laquelle les statues du Christ et de la Vierge sont promenées dans les rues, et passent sous les balcons , d’où on leur adresse des chants appelés « Saetas » » ( mot à double sens , puisque la saeta est également la flèche ) . Lorca, dans son poème « Saeta », évoque ces statues de Christ au réalisme effrayant :

« Cristo moreno,

con las guedejas quemadas,

los pómulos salientes

y las pupilas blancas »

Mais les deux autres poèmes sont plus légers : dans « Balcón » , la Lola, la chanteuse de saetas (« La Lola canta saetas » ) qui séduit tous les hommes, n’aime qu’elle. Telle Narcisse, elle n’aime que son reflet dans l’eau :

« la Lola aquella,

que se miraba

tanto en la alberca. »

Et dans « Madrugada » ( Petit jour ), le poète joue avec les mots : ici apparaissent les archers, qui tels des cupidons, lancent leurs flèches les yeux bandés :

¡ Ay, pero como el amor

los saeteros

están ciegos ! »

Afin d’illustrer l’univers sonore du « Poema del cante Jondo », nous avons choisi un Martinete, interprété par Juan Jiménez « el Cuacua », enregistré dans les années 1910 ; une Siguiriya chantée par Manuel Torres accompagné par Miguel Borrull en 1929, et un ¡ay ! de Siguiriya, de Luis Caballero avec à la guitare, Melchor de Marchena ( enregistrement de 1973 ). Nous avons ajouté une Soleá chantée par la Niña de los Peines, accompagnée par Niño Ricardo (1927), une Saeta interprétée par Manuel Vallejo en 1932, et l’interprétation des poèmes « Balcón » et « Madrugada », par Enrique Morente dans : « los Saeteros » , avec Ïuan Manuel Cañizares à la guitare ( enregistrement de 1998 ).

«  Romancero Gitan » ( 1924 – 1927 )

Lors d’une lecture de son œuvre , Lorca dit : « j’ai choisi de lire en les accompagnant d’un petit commentaire des poèmes du « Romancero Gitan », non seulement parce qu’il s’agit de mon œuvre la plus populaire, mais parce que c’est celle qui présente à ce jour le plus d’unité, et celle où mon visage poétique apparaît pour la première fois avec sa personnalité propre, vierge de tout contact avec un autre poète et définitivement dessiné »

Le « Romancero Gitan » est pour lui le « retable d’une Andalousie de gitans, de chevaux, d’archanges et de planètes avec sa brise juive, sa brise romaine, avec des rivières, des crimes, avec la note vulgaire du contrebandier… C’est un livre anti-pittoresque, anti-folklorique, anti-Flamenco »

Le « Romance sonámbulo » ( Romance somnambule ) lui semble particulièrement réussi. « J’ai voulu fondre le narratif et le lyrique, sans que mes « Romances » perdent en qualité. Cela est particulièrement réussi dans le « Romance sonámbulo », où il y a une grande sensation d’anecdote et une ambiance aiguë et dramatique, et personne ne sait ce qui s’y passe, même pas moi ». Lorca ajoute plus loin, que ce poème est interprété par les gens comme celui qui exprime « l’envie irrépressible de mer de Grenade, l’angoisse d’une ville qui n’entend pas les vagues ».

«  La casada infiel » est un des poèmes les plus populaires, mais Lorca semble ne pas y être attaché. Pour lui « il n’est que pure anecdote andalouse… Il est désespérément populaire, et comme je le considère des plus primaires, celui qui exalte le plus les sensualités et qui est le moins andalou, je ne le lis pas ».

«  Reyerta », pour lui, exprime « la lutte sourde, latente en Andalousie et dans toute l’Espagne, de groupes qui s’attaquent sans savoir pourquoi, pour quelle cause mystérieuse, pour un regard, une rose… ».

Il évoque également « Antoñito el Camborio » : « le seul dans tout le livre à m’appeler par mon nom au moment de mourir. Gitan authentique, incapable de faire du mal, comme beaucoup qui en ce moment meurent de faim parce qu’ils ne veulent pas vendre leur voix millénaire aux messieurs qui n’ont que leur argent, ce qui est si peu de chose ».

Et pour finir, nous évoquerons le personnage de «  El Amargo » ( c’est un adjectif qui signifie amer ). Lorca raconte l’anecdote suivante : « J’avais huit ans. Je jouais chez moi à Fuentevaqueros, lorsque apparut à la fenêtre un jeune homme qui me sembla être un géant, et qui me regarda avec un tel mépris et une telle haine, que je ne l’oublierai jamais. Il cracha à l’intérieur au moment de s’en aller. Au loin une voix l’appela : « Amargo, viens ! ». Cette figure est une obsession dans mon œuvre poétique. Maintenant je ne sais plus si je l’ai vue ou si je l’ai imaginée »

Ce qui frappe dans le "Romancero gitan" de Lorca, c’est la place du gitan. Celui-ci n’est généralement pas considéré comme un héros, il est souvent méprisé, voire même craint, traînant derrière lui une réputation de voleur. Il faut reconnaître au poète le mérite d’avoir fait de lui, non pas un personnage pittoresque, mais un véritable personnage littéraire.

La Vega de Granada

Nous nous intéresserons également dans cette partie à l’univers visuel de la poésie de Federico García Lorca. Quelle est la part du paysage agreste (l’Andalousie et en particulier la province natale de l’auteur ) et urbain ( la ville de Grenade ) dans le Romancero de Federico García Lorca ?

Mais qu’appelle-t-on Romancero ? Il s’agit d’un recueil de poèmes appelés « romances ».

A l’origine du « romance », était l’Epique , avec ses longs vers de seize pieds assonancés. Mais plus tard, avec le développement de l’imprimerie, et pour des raisons de commodité, les vers ont été coupés à l’hémistiche, donnant ainsi une forme poétique en octosyllabes avec une assonance aux vers pairs. Pendant longtemps le « romance », essentiellement narratif, a raconté les hauts-faits des héros, tels Roland ou le Cid. Mais il s’est également nourri, entre autres, de la Lyrique arabe.

Le « romance » a ainsi absorbé toutes les influences, et s’est enrichi grâce au talent anonyme des troubadours qui le déclamaient ou le chantaient. On introduisait des variantes à tel ou tel épisode de la vie d’un héros, ou l’on inventait une suite.

Le « romance » de tradition orale réussit le tour de force d’être à la fois poésie populaire (facilement mémorisable et chantable), et savante (respect de la métrique et de l’assonance ; logique du récit et bonne maîtrise des temps : passé simple / imparfait, mais également irruption des présents ; et présence de dialogues, de références historiques, bibliques ) : c’est ce qui a fait son succès. Les chanteurs de Flamenco ont puisé dans ce répertoire poétique, et quelques clans gitans ont perpétué cette tradition orale, notamment dans la région de « Los Puertos » (la baie de Cadix). Nous avons sélectionné pour vous, un romance enregistré en 1973 par José de los Reyes « El Negro », intitulé « Cuatrocientos son los míos » - corrido o romance del ciclo de Bernardo del Carpio » ( voir : Galerie sonore ).

Zambra au Sacromonte

Lorca maîtrise parfaitement cette forme poétique, mais ce qui fait l’originalité de son œuvre, c’est que le héros de ses poèmes est un anti-héros par excellence, puisqu’il s’agit du gitan. Les personnages féminins abondent, ils peuplent les « romances » sensuels comme celui de « la casada infiel » ou de « la monja gitana ». Mais nous nous intéresserons plus particulièrement au « Romance sonámbulo », particulièrement apprécié par son auteur.

Le «  Romance sonámbulo » a été perçu comme le désir de mer, d’une ville de l’intérieur : Grenade, puisque le personnage principal, une gitane somnambule, rêve de « mer amère » (« soñando en la mar amarga »), et que le paysage urbain de la ville est bien présent dans le poème avec ses balcons , ses balustrades qui permettent de voir au loin. Mais ce que le lecteur retient de ce poème, c’est surtout une atmosphère magique, envoûtante, celle d’une scène nocturne, baignant dans une lumière verte. Ce poème incantatoire où le vert se duplique, se reflète à l’infini (dans les cheveux, sur la peau du personnage, dans le paysage, dans le vent ) met en scène une jeune femme sous le charme et l’influence de la lune, qui nous apparaît complètement ensorcelée, comme victime d’un maléfice :

« Con la sombra en la cintura

Ella sueña en su baranda

Verde carne, pelo verde

Con ojos de fría plata »

Et plus loin :

« Bajo la luna gitana

Las cosas la están mirando

Y ella no puede mirarlas »

Le paysage est présent dans le poème, et incarne les rêves érotiques de cette femme. Tout est désir charnel :

« La higuera frota su viento

con la lija de sus ramas,

y el monte gato garduño,

eriza sus pitas agrias ».

Et le poète, de jouer avec notre attente :

« ¿pero quién vendrá ? ¿y por dónde… ? »

Cette première scène annonce le drame de la deuxième partie où apparaît le cavalier blessé :

"Compadre, vengo sangrando,

desde los montes de Cabra".

S’agit-il des monts de Cabra entre Cordoue et Grenade, ou de la Cabra entre Grenade et la mer (Almuñécar) ? Peu importe, le paysage se dessine sous nos yeux, la montagne andalouse est toujours présente, elle fait partie de l’univers de l’auteur et on la parcourait souvent à dos de mulet ou monté à cheval. Ce qui pourrait paraître de nos jours « folklorique » ou « pittoresque » ne l’était pas à l’époque où le Romancero fut conçu.

Le río Darro, à Grenade

Un drame se joue dans ce poème. Mais selon les mots de l’auteur, on ne sait pas très bien ce qui s’y passe, et c’est cela qui rend le poème si énigmatique et si attachant.

« Compadre quiero cambiar

mi caballo por su casa,

mi montura por su espejo

mi cuchillo por su manta »

( ……. )

Si yo pudiera mocito

Este trato se cerraba.

Pero yo ya no soy yo

Ni mi casa es ya mi casa. »

Cette partie du « romance » se termine par un plan sur les hautes balustrades de Grenade, et leur vue sur les eaux torrentueuses descendues de Sierra Nevada :

Barandales de la luna

Por donde retumba el agua »

Le Generalife - Alhambra de Granada

Les deux poèmes consacrés à Antoñito el Camborio sont parmi les plus connus du recueil.

Dans « Prendimiento de Antoñito el Camborio en el camino de Sevilla », Lorca nous présente un jeune gitan sur le chemin de Séville, probablement en avril (« va a Sevilla a ver los toros » ). Mais dès le début du poème, l’ auteur insiste sur son ascendance, sur la noblesse de sa caste (« hijo y nieto de Camborio »), et la « vara de mimbre » de ce gitan « canastero » prend dans ses mains la valeur d’un sceptre. La beauté presque féminine du personnage, son teint olivâtre, ses cheveux brillants, la grâce de sa démarche font de lui un être noble :

« Moreno de verde luna

anda despacio y garboso

sus empavonados bucles

le brillan entre los ojos »

Antoñito « vole » des citrons, mais son geste n’a rien de vulgaire c’est plutôt le geste d’un artiste : il ne vole pas pour manger ou pour gagner de l’argent, il le fait pour repeindre le paysage, et les citrons sont autant de touches dorées sur l’eau de la rivière :

« y los fue tirando al agua

hasta que la puso de oro. »

Le paysage est présent comme toile de fond ( l’eau de la rivière, les citronniers, les ormes ), mais il apparaît également dans les métaphores , et celle du torero étirant très lentement sa cape rose et jaune sur la mer et les ruisseaux, évoquant ainsi le soir qui tombe, nous semble particulièrement réussie :

« El día se va despacio

la tarde colgada a un hombro

dando una larga torera

sobre el mar y los arroyos ».

Les olives attendent le moment de la cueillette (« aguardan la noche de capricornio » ), la brise est un cheval qui saute les cimes de plomb. Antonio est arrêté, mais la nature, elle, semble indifférente :

« y una corta brisa, ecuestre,

salta los montes de plomo »

Le poète exprime sa nostalgie du passé, lorsque les gitans étaient encore nomades, et par conséquent des êtres libres ( rappelons que les gitans étaient déjà sédentaires, du temps de Lorca ). Antonio, en perdant sa liberté, n’est plus un gitan :

Ni tú eres hijo de nadie,

Ni legítimo Camborio.

¡Se acabaron los gitanos

que iban por el monte solos ! »

El Planteta

Dans le deuxième « romance » consacré à Antoñito («  Muerte de Antoñito el Camborio »), la nature est bien présente, soit dans les comparaisons avec des animaux évoquant la liberté - Antonio se bat comme un sanglier, il essaye d’échapper à ses agresseurs comme un dauphin glissant ; soit sous forme de métaphores, comme dans le premier poème. Elle annonce alors ce qui va arriver au personnage : les étoiles plongent leurs piques dans l’eau grise et les taurillons rêvent de véroniques fleuries. Federico file la métaphore taurine :

« Cuando las estrellas clavan

rejones al agua gris,

cuando los erales sueñan

verónicas de alhelí,

voces de muerte sonaron

cerca del Guadalquivir »

Antonio lui-même est comparé à un cheval fougueux (« Camborio de dura crin »). Sa voix est un œillet viril ( « voz de clavel varonil » ), son teint est un mélange d’olive et de jasmin ( « este cutis amasado con aceituna y jazmín » )

Federico García Lorca est sans conteste l’un des grands poètes du vingtième siècle, profondément attaché à sa terre natale, mais sa poésie est universelle. Par sa beauté, elle touche même ceux qui n’ont pas eu la chance de sillonner les routes andalouses, ou d’écouter les chants de cette terre. Espérons que cette étude leur aura donné le goût de ce voyage.

Maguy Naïmi

Traductions originales : Maguy Naïmi

Bibliographie :

Federico García Lorca : Œuvres complètes (éd. A. Bélamich) – La Pléiade, Paris, 1981 et 1990

M. Auclair : « Enfances et mort de García Lorca » – Le Seuil, Paris, 1968

A. Belamich : « Lorca » - NRF, Paris, 1962

I. Gibson : « El asesinato de García Lorca » - Ediciones Península, Barcelone, 2001

I. Gibson : « Federico García Lorca, une vie » - Seghers, Paris, 1990

M. Laffranque : « Lorca » (collection « Théâtre de tous les temps ») – Seghers, Paris, 1969

B. Marcilly : « Ronde et fable de la solitude à New York » - Ediciones Hispano Americanas, Paris, 1962

Université Toulouse-Le Mirail : « Federico García Lorca » - Toulouse, 1982

Galerie sonore :

La Argentinita / Federico García Lorca (piano) : « El Café de Chinitas » (1931)

Amalio Cuenca : Guajiras (cylindre, années 1890)

Juan Jiménez « El Cuacua » : Martinete (années 1910)

Manuel Torres / Miguel Borrull : Siguiriya (1929)

Luis Caballero / Melchor de Marchena : ¡ Ay ! (Siguiriya) (1973)

Niña de los Peines / Niño Ricardo : Soleares de Cádiz (1927)

Manuel Vallejo : Saeta (1932)

Enrique Morente / Juan Manuel Cañizares : « Los Saeteros » (« Balcón » / « Madrugada ») (1998)

José de los Reyes « El Negro » : Romance (1973)

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"El Café de Chinitas"
Guajiras
Martinete
Siguiriya
¡ Ay !
Soleares
Saeta
Romance




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