Les fondateurs de la guitare flamenca soliste - Mario Escudero

vendredi 18 juillet 2008 par Claude Worms

BIOGRAPHIE

Mario Escudero est né le 11 octobre 1928 à Alicante ("par hasard", selon ses propres termes), mais il a passé ses années d’ enfance entre Saragosse, Saint-Sébastien, et surtout Madrid, où il étudie la guitare. Il reçoit ses premières leçons de son père (un de ses oncles était aussi guitariste), mais ses deux maîtres déclarés furent Ramón Montoya et Niño Ricardo. Sa famille quitte l’ Espagne à la fin de la Guerre Civile, en 1939, et s’ exile quelques années en France. Le père de Mario forme alors de "Trio Escudero", avec sa mère pour le chant (elle était "cupletista"), et l’ une de ses tantes pour la danse. La formation familiale tourne dans toute la France, et se produit aux côtés de vedettes du music-hall de l’ époque (Mistinguet, Maurice Chevalier...). C ’est à l’ occasion de l’ une de ces tournées que Mario Escudero débute sur scène, au cinéma Galia de Bordeaux.

De retour en Espagne, il se produit en 1944 au "Teatro Español de Madrid", avec Vicente Escudero, Jacinto Almadén, et Ramón Montoya (ce dernier déclarera qu’ il est "le meilleur guitariste de cette nouvelle génération"). Pendant la décennie suivante, Mario Escudero mène la carrière habituelle de tous les tocaores de l’ époque : soirées privées (il y accompagne des cantaores comme La Niña de los Peines, Juan Mojama, José Cepero, Antonio Mairena, Pepe de La Matrona, Pericón de Cádiz, El Sevillano, Canalejas de Puerto Real...), et tournées d’ "Ópera flamenca". Il suit différentes compagnies de ballet (Vicente Escudero, Carmen Amaya, José Greco, Rosario et Antonio) en Europe et en Amérique. En 1955, le succès obtenu lors d’ un concert solo à Carnegie Hall le décide à s’ établir aux USA. Il partage dès lors ses activités entre le concert et la formation, sur son nom, de plusieurs groupes dont le répertoire est basés essentiellement sur la danse. C’ est donc aux USA qu’ il réalisera l’ essentiel de sa discographie. Ses compositions serviront aussi de musiques à plusieurs films ("Café cantante", "A toast to Manolete"), et certaines seront orchestrées par Moreno Torroba. Sa célébrité est telle qu’ il participe à des shows télévisés "grand public", tel "Tonight" de Steve Allen.

Il revient en Espagne pour participer en 1984 à la troisième "Biennal de Arte Flamenco" de Séville, et en 1985 à la troisième "Cumbre flamenca" de Madrid. Il vit alors à Séville où il a fondé une Académie de Guitare Flamenca.

Rentré définitivement aux USA en 1994, il est mort à Miami le 19 novembre 2004, dans une solitude et un dénuement qui nous font honte...

La discographie de Mario Escudero compte une trentaine de LPs, enregistrés pour la plupart aux USA, soit sous son nom, soit sous son pseudonyme ("Niño de Alicante"), soit en duo avec Sabicas (cinq enregistrements : "Festival gitano" - Elektra EKL 149 ; "Sabicas, Gypsy flamenco" - ABC 239 ; "The fantastic guitar of Sabicas and Escudero" - Decca DL 8975 ; "The romantic guitars of Sabicas and Escudero" - Decca DL 8897 ; "Sabicas and Escudero" - Montilla FM 105).

La plupart de ces enregistrements restent totalement ignorés, les labels se contentant de rééditer systématiquement en CDs les deux mêmes albums : "Mario Escudero and his flamenco guitar" (Montilla FM 57), et "Ritmos flamencos, el Niño de Alicante (Musical Heritage Society MHS 842, seul disque réédité en Espagne par Hispavox en 1990 : LP 056 79 4644 1).

Le chef d’ oeuvre de Mario Escudero est à notre avis le double LP "Mario Escudero plays Classical Flamenco Music", de 1969 (Musical Heritage Society HMS 994/995, réédité en LP par Everest -31316, sous le titre "Classical Flamenco Guitar"). Il vient heureusement de nous être partiellement restitué par Acordes Concert. Les bandes originales semblant perdues, la remasterisation, de bonne qualité, en a été faite à partir d’ un exemplaire de la collection de Dettlev Bork. Mais il reste de nombreux trésors à (re)découvrir : citons, entre autres, "Mario Escudero" (ABC 396) ; "Mario Escudero, Fiesta flamenca" (ABC 428) ; et "Mario Escudero y su Ballet Flamenco" (Montilla FM 1003).

LE STYLE DE MARIO ESCUDERO

Si son nom est souvent cité dans les ouvrages consacrés à la guitare flamenca, Mario Escudero reste cependant, parmi les guitaristes qui font l’ objet de cette série d’ articles, le plus scandaleusement sous-estimé.

Les raisons de cette méconnaissance sont multiples :

_ La pauvreté de sa discographie accessible en CD, les rares rééditions ne concernant pas, de plus, ses meilleurs enregistrements (cf ci-dessus).

_ Son association systématique à Sabicas, dont il n’ est trop souvent considéré que comme le comparse. Une écoute des disques en duo montre pourtant que Sabicas se contente de jouer ses propres falsetas, la lourde tâche de composer les deuxièmes voix incombant à Mario Escudero.

_ Surtout, une curieuse dichotomie dans ses enregistrements : on y trouve, en alternance, des compositions d’ une grande musicalité, et des solos où le guitariste se contente de réaliser l’ accompagnement du baile, soit en rasgueados, soit en répétant imperturbablement des clichés traditionnels (sans doute faut-il y voir, au moins en partie, une conséquence des pressions des producteurs, pour lesquels la danse était un gage de ventes substantielles) Cette dualité peut aussi exister à l’ intérieur d’ une même pièce. C’ est le cas, par exemple, des Alegrías intitulées "Miracielos", que nous reproduisons ci-contre : la première partie est une remarquable démonstration de finesse et d’ originalité mélodiques et harmoniques ; la seconde est un simple accompagnement d’ une "escobilla", conclue par le final "por Bulería" traditionnels.

Mario Escudero en duo avec Alberto Vélez

C ’est la raison pour laquelle nous n’ avons transcrit que la première partie de "Miracielos". On y découvrira la plupart des traits caractéristiques du style du compositeur :

_ Un usage très moderne des rasgueados : alors que la plupart de ses contemporains réalisent des tapis de "brouillard sonore", dont seuls le début et la fin sont strictement cadrés dans le compás, Mario Escudero contrôle très précisément le phrasé interne de chaque mécanisme, notamment en évitant l’ usage de l’ auriculaire (rasgueados a / m / i / i ; au lieu de x / a / m / i / i), ou par des triolets (m / i / i).

_ Une harmonie novatrice, avec des accords de neuvièmes, septièmes majeures..., sans cordes à vide. On notera aussi, dans la troisième falseta, l’ élégance de la modulation mélodique (rare à l’ époque) vers le mode flamenco à la dominante de la tonalité (mode de Mi flamenco). La dernière falseta présente un usage systématique des accords de passage de 7dim (Bb7dim - Bmin ; C7dim - C#), des substitutions des accords fondamentaux de la tonalité par leurs relatifs mineurs (Bmin pour D ; C#min pour E), et des renversements d’ accords qui donnent une grande mobilité à la ligne de basses (A/C# ; E/G# ; AM7/G# ; Bmin7/F#). A tous ces points de vue, on peut noter que Mario Escudero fut l’ une des influences majeures du jeune Paco de Lucía : on cite toujours Niño Ricardo et Sabicas à ce sujet, mais il suffit d’ écouter les Alegrías du premier EP de Paco (Hispavox, 1964) pour s’ en convaincre.

_ Un souci d’ unifier les longs développements mélodiques par la répétition de courts motifs transposés (par exemple, le triolet chromatique - La / Sol# / La , par lequel commence la deuxième falseta de "Miracielos").

Mais le plus remarquable, dans les oeuvres de Mario Escudero, est la réflexion sur la cohérence formelle à grande échelle. Il est le premier compositeur à avoir tenté d’ éviter la succession plus ou moins arbitraire de falsetas, en s’ inspirant de formes telles que le thème et variations, ou le rondeau. S’ il y avait eu quelques précurseurs en ce domaine (surtout Estebán de Sanlúcar, ce qui explique sans doute l’ admiration et l’ amitié de Mario Escudero pour ce dernier : Mario inscrivait systématiquement des pièces d’ Estebán de Sanlúcar au programme de ses concerts), ils n’ avaient appliqué ces formes qu’ à des compositions "para-flamencas" (cf : le précédent article de cette série). Mario Escudero est le premier guitariste à avoir oeuvré dans le même sens sur des formes strictement flamencas : on citera, entre autres, le très justement célèbre "Ímpetu" (Bulerías), et les non moins injustement ignorés "Manantial andaluz" (Soleá) et "Éxodo gitano" (Taranta), tous trois dans le double LP "Mario Escudero plays classical flamenco music". Il faudra attendre Manolo Sanlúcar pour retrouver chez un compositeur flamenco le même type de préoccupations.

Claude Worms

Discographie

On l’ aura compris, la discographie disponible en CD de Mario Escudero frise l’ anémie...

Série "Maestros de la guitarra flamenca, vol. 2" : Planet Records P-1002 CD - 1992 ("Piropo a la Soleá", "Ritmos gaditanos", "Mantilla de feria" - d’ Esteban de Sanlúcar..., issus du LP Montilla FM 57)

"Antología de guitarristas flamencos" : 2 CDs Hispavox 7 243 8 53380 2 - 1996 (réédition, pas même intégrale, du LP Musical Heritage Society MHS 842, couplée avec des pièces de Sabicas, Niño Ricardo, Melchor de Marchena, et Manolo de Huelva, en compagnie de Manuel Vallejo...)

Les interprètes de Mario Escudero

Paco de Lucía : "Ímpetu" : "La fabulosa guitarra de Paco de Lucía", LP Philips, 1967. Multiples rééditions en CD.

Miguel Ochando : Guajiras : "Memoria", Ambar AMB-06018-CD

Bibliographie

Norberto Torres : "Historia de la guitarra flamenca" : Editorial Almuzara, Séville, 2005.

Partitions

Oscar Herrero et Claude Worms : "Traité de guitare flamenca, vol. 2" ("Ímpetu", version Paco de Lucía + Alegrías : "La Rosa") : Editions Combre, Paris, 1997.

Joseph Trotter : "Flamenco guitar:Mario Escudero" : Morro Music Corp. / Charles Hansen Inc., New York, 1976.

Claude Worms : "Mario Escudero, gloria de la guitarra flamenca" : Editorial Acordes Concert, Madrid, 2008.

Transcription de "Miracielos" (Alegrías) (extrait du LP ABC 396)

NB : la reproduction du master, sans doute erronée, donne un accordage un demi-ton au dessous du diapason.

"Miracielos" / page 1
"Miacielos" / page 2
"Miracielos" / page 3
"Miracielos" / page 4
"Miracielos" / page 5

Galerie sonore

Mario Escudero : "Miracielos" (extrait du LP ABC 396)


Mario Escudero : "Miracielos"




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