samedi 11 août 2018 par Claude Worms
"He (Domenico Scarlatti - NDR) imitated the melody of tunes sung by carriers, muleteers and common people" (BURNEY, Charles. The Present State of Music in Germany, the Netherlands, and the United Provinces. Londres, 1773) - vraisemblablement selon un témoignage de Carlo Broschi "Farinelli.
"[...] el valor puramente tonal-armónico (de le guitarra - NDR) apenas ha sido reconocido por los compositores, exceptuando a Domenico Scarlatti, hasta una época relativamente reciente" (DE FALLA, Manuel. Escritos sobre música y músicos. Madrid, Espasa Calpe, 1988).
"[...] he has expressed that part of his life which was lived in Spain. There is hardly an aspect of Spanish life, of Spanish popular music and dance, that has not found itself a place in the microcosm that Scarlatti created with his sonatas. No spanish composer, not even Manuel de Falla, has expressed the essence of his native land as completely as did the foreigner Scarlatti. He has captured the click of castanets, the strumming of guitars, the thud muffled drums, the harsh bitter wail of gypsy lament, the overwhelming gaiety of the village band, and above all the wiry tension of the Spanish dance" (KIRKPATRICK, Ralph. The reign of the melomanes. In : Domenico Scarlatti. New York : Apollo Editions, 1968. p. 114-115).
Si le nom de Scarlatti évoque aujourd’hui immanquablement Domenico, ce n’était certes pas le cas au XVIII siècle. Scarlatti Padre, Alessandro, était alors universellement reconnu comme un maître des genres musicaux "nobles", la musique d’église, messes et motets façon Contre-Réforme (Palestrina etc.) et l’opera seria. Né à Naples en 1685 (comme J.S. Bach et G.F. Haendel...), Domenico ne se fit un prénom que tardivement, et passa à la postérité grâce aux 555 sonates (sauf découvertes improbables) qu’il composa à un âge avancé, et en quelques années. Selon Ralph Kirkpatrick, une quarantaine de sonates seulement seraient antérieures aux trente "Essercizi per gravicembalo" dédiés au roi du Portugal Jean V, publiés à Londres en 1738. La plupart seraient postérieures à 1742, et l’écrasante majorité daterait des cinq dernières années de la vie du musicien (1752 - 1757) -cf. le catalogue établi par Kirkpatrick (d’où la numérotation usuelle : K1 etc.). Si quelques musicologues ont mis en doute cette chronologie, personne n’a jusqu’à présent pu produire des preuves incontestables, dans la mesure où aucun autographe ne nous est parvenu. Nous ne connaissons les sonates de Domenico Scarlatti que par deux jeux de copies convergentes pour l’essentiel, ayant vraisemblablement appartenu à la collection de musique de la reine d’Espagne María Barbara et légués à Farinelli (cf. ci-dessous), l’un conservé à Venise (quinze volumes pour 493 sonates), l’autre à Parme (quinze volumes pour 463 sonates), et par quelques éditions très fragmentaires des années 1750 (par Roseingrave à Londres et par Boivin à Paris.
Sans cette extraordinaire période d’inspiration, Domenico Scarlatti serait sans doute resté comme un excellent artisan tout terrain, formé par son père et capable de produire à la demande des pièces de circonstance ouvragées dans les règles de l’art mais sans grande originalité. Il est très jeune reconnu comme un virtuose du clavier (il est nommé organiste et compositeur de la Chapelle royale de Naples quelques semaines avant son seizième anniversaire), mais son père entend lui préparer une carrière plus prestigieuse et surtout plus rémunératrice : il le présente, et souvent l’accompagne à Florence, Rome, puis plus longuement à Venise (1705 - 1709) et à nouveau à Rome (1709 - 1720). A Venise, Scarlatti a fréquenté Francesco Gasparini, auteur d’un traité de basse continue, "L’Armonico pratico al cimbalo", dans lequel il aborde longuement les acciacature, qui seront l’une des marques de fabrique des sonates, entre autres celles d’inspiration populaire espagnole (cf. ci-dessous). C’est pendant le deuxième séjour à Rome qu’eu lieu à la cour du cardinal Ottoboni (le mécène d’Arcangelo Corelli) une célèbre joute musicale entre Haendel et Scarlatti : match nul, le premier étant déclaré vainqueur à l’orgue et le second au clavecin. Pourtant, ce sont surtout les opéras qu’il a fait représenter à Naples (1703-1704) puis à Rome (7 opéras au théâtre de la cour de la reine Marie-Casimire de Pologne, exilée à Rome, de 1710 à 1714 ; puis deux au Théâtre Capranica, en 1717-1718 ) qui lui valent une certaine renommée. Son dernier poste en Italie (à partir de 1713) sera aussi le plus prestigieux : il devient maître de la Cappella Giulia de la basilique Saint-Pierre. En 1720, il quitte définitivement le pays pour le Portugal, au service du roi Jean V de Bragance : à trente-cinq ans, une rupture décisive qui le libère sans doute de l’ombre un peu écrasante de son père, et qui en tout cas réoriente sa carrière et son œuvre.
Domenico Scarlatti est chargé de l’éducation musicale du frère cadet du roi, Antonio, et de l’infante María Barbara, tous deux excellents musiciens. La fille de Jean V surtout est une virtuose du clavecin, et une bonne compositrice. Il compte également parmi ses élèves Carlos Seixas, lui aussi auteur talentueux et prolifique de sonates pour clavier. Scarlatti rentre à Naples en 1724, et peut ainsi revoir son père quelques mois avant sa mort, mais il est rappelé au Portugal pour faire partie de l’escorte de María Barbara lors de ses noces à Badajoz avec le prince des Asturies, Fernando. Il ne quittera plus la future reine d’Espagne. Après le mariage, la cour espagnole s’établit d’abord à Séville, non sans de nombreux séjours dans d’autres villes andalouses, Grenade et Cádiz notamment (1729 - 1733). Ce sera ensuite Madrid, et l’ambiance mortifère de la cour de Philippe V - le diagnostic médical hésite entre la dépression profonde et la franche folie... Cour itinérante d’ailleurs, selon un calendrier annuel immuable : le Pardo de janvier à mi mars ; le Buen Retiro à Pâques ; Aranjuez d’avril à juin ; bref retour au Buen Retiro fin juin ; la très austère Granja de juillet à octobre ; le plus lugubre encore Escorial de fin octobre à décembre ; le Buen Retiro en décembre et pour Noël. Heureusement, le couple princier des Asturies aime la musique, et Scarlatti était exclusivement à leur service. Au contraire, Philippe V se souciait peu de musique (ses seuls réels centres d’intérêt semble avoir été la chasse et la dévotion, avec un penchant marqué pour la confession)... jusqu’à l’arrivée du castrat Carlo Broschi "Farinelli" en 1737. Le roi eut alors une sorte de révélation : seul la voix de Farinelli pouvait le sortir de sa torpeur maladive. L’artiste fut condamné, mais très bien payé, à chanter chaque soir les quatre mêmes airs (deux de Hasse, un d’Ariosti et un de Giacomelli - Farinelli) jusqu’à la mort du monarque, en 1746.
Le règne des mélomanes Ferdinand VI et María Barbara allégea quelque peu l’atmosphère de la cour espagnole, même si le roi ne tarda pas à souffrir des mêmes symptômes que son père - il abandonna définitivement La Granja, mais pas la mortification de l’Escorial hivernal... L’heure était certes à la musique et à la fête, mais la répartition des rôles ne changea guère. Avec Farinelli, l’opéra italien connut une vogue durable à Madrid : il devint le grand ordonnateur de la musique royale et un imprésario prospère jusqu’à la mort de María Barbara, qui lui légua des instruments et sa bibliothèque musicale, en 1758, et celle de Ferdinand l’année suivante. Charles III, qui détestait la musique bien qu’il ait régné sur Naples, le congédia en 1759 - retour en Italie et retraite dorée, paisible et bien méritée à Bologne, où il mourut en 1782.
Pour sa part, Domenico Scarlatti resta le principal et quasi exclusif responsable de la musique privée de la reine, son professeur respecté et sans doute son ami - un rôle dont il se satisfaisait pleinement, et auquel nous devons la majorité des 555 sonates qu’il a jouées et composées pour elle.
LA FORME DES SONATES DE DOMENICO SCARLATTI
Ralph Kirkpatrick consacre un chapitre de son ouvrage fondateur sur Domenico Scarlatti à la description de la forme de la majorité de ses sonates (Kirkpatrick, op. cit. Anatomy of the Scarlatti sonata. p. 251 - 279) : une structure originale en un seul mouvement et deux sections, distincte des sonates baroques corelliennes en quatre ("d’église" : lent / vif / lent / vif) ou trois à cinq mouvements ("de chambre" : lent / deux à quatre danses de coupe binaire / vif) comme de l’allegro de sonate classique (bithématique avec développement) développée par Haydn, Beethoven et Schubert.
Rien de nouveau dans le plan d’ensemble bipartite : établissement de la tonalité et modulation vers la dominante ou la relative pour la première partie, et retour progressif à la tonique pour la seconde, comme pour les "grandes danses" de la suite française (allemande, courante, sarabande et gigue). Mais les structures des deux volets sont totalement novatrices et uniques à l’époque, et plus ou moins symétriques. Selon Ralph Kirkpatrick :
Premier volet
1) l’ "ouverture" (exposé du thème principal).
2) la section centrale constituée d’ épisodes variant ou transposant tout ou partie du matériel thématique de base, ou au contraire contrastant avec lui ("continuation" et "transition").
3) la "pré-crux" effectuant la modulation à la dominante ou à la relative.
4) la "crux", bref centre névralgique du volet, point culminant où se croisent les modulations et les thèmes.
5) la "post-crux" et la ou les "conclusions". La "post-crux" présente un second thème (ce qui la distingue la forme des "grandes danses", monothématiques) et est le terrain de prédilection du compositeur pour des modulations en chaîne, souvent acrobatiques. L’épisode conclusif revient à la tonalité de la "crux", graduellement (conclusions) ou directement (conclusion).
Second volet :
1) après une "ouverture" (facultative), l’"excursion" est un nouvel épisode modulant. C’est le moment le plus spectaculaire de la sonate, dans lequel l’imagination harmonique de Scarlatti est la plus débridée. Elle peut retravailler tout ou partie du thème principal (dans ce cas, nous ne sommes pas loin du développement de l’allegro de sonate classique - sonate "fermée" selon la terminologie de Kirkpatrick) ou s’aventurer dans les chemins de traverse les plus improbables (sonate "ouverte").
2) réexposition de la "pré-crux" (facultative) et du matériau précédent, transposés à la tonalité principale, et souvent variés.
3) "crux", reprise de la "post-crux" et conclusion(s).
"Baile de candil" - identifié par Divina Aparicio
Claude Abromont (cf. bibliographie. "La forme sonate de Scarlatti". p. 181 - 188) applique cette description à l’analyse de la sonate K 141 (en Ré mineur, à 3/8, allegro). Nous suivrons ici son exposé, d’autant plus volontiers que cette pièce est une excellente introduction à la veine espagnole, sinon andalouse, de l’écriture de Scarlatti (cf. ci-dessous).
Sonate K 141 : partition / version par Pierre Hantaï (Naïve / Astrée, 1992)
version de Scott Ross (Erato, 1988) / version de Christian Zacharias (EMI Classics, 1995)
A Ouverture / Section centrale (continuation + transition + pré-crux) / Crux / Section tonale (post-crux + conclusion)
1) Ouverture : carrure impaire, en deux fois 9 mesures. Exposé du thème principal (mes. 1 - 9) puis reprise à l’octave inférieure (mes. 10 - 18). Le thème est construit sur deux fois trois mesures en notes répétées, suivies d’un vaste trait descendant sur trois mesures et deux octaves, qui conduit la première fois à la reprise du thème, et la seconde à un arrêt sur la tonique (pas sur un accord de Ré mineur, mais sur une double octave sur Ré).
2) La continuation occupe les mesures 19 à 32 et contraste avec le thème précédent : amples arpèges aux deux mains, conclus par deux mesures en traits descendants conjoints à la main droite soulignés par des traits ascendants conjoints à la main gauche (doubles croches contre croches, à la manière d’une "invention" à deux voix - mes. 31-32). Nouveau contraste avec la courte transition des mesures 33 à 39 : un nouvel élément thématique plus mélodique et d’allure vocale (les trilles) sur une harmonie immobile à la main gauche, dont le dessin rythmique induit une accentuation à contretemps sur la deuxième croche de chaque mesure (mes. 33 - 36). Il renoue avec les arpèges de la transition aux mesures 37 à 39, pour une demi-cadence (cadence à la dominante, sur l’accord de A, mesure 39).
3) La pré-crux (mes. 40 - 51) reprend les notes répétées du thème principal, en mouvement inverse de celui de la première exposition, cette fois sur douze mesures : deux groupes de trois mesures, bornés par l’interruption des notes répétées par une sorte de "mélisme" descendant sur la dominante (mes. 45), d’abord à l’octave inférieure puis à l’octave supérieure. Elle module de la tonique à la dominante par une cadence imparfaite : renversements de l’accord de E7 (successivement la septième, la quinte et la tierce à la basse, mesures 47, 48, 49) suivis de la reprise du "mélisme" de la mesure 45 à l’octave supérieure (mes. 51).
4) La crux consiste en une seule mesure, un silence significatif (mes. 52) et d’autant plus saisissant qu’il est précédé de la dominante en contretemps sur la dernière croche de la mesure précédente.
5) La post-crux est une longue séquence d’arpèges progressant en marches harmoniques modulantes - on atteint ainsi la dominante de la dominante de la dominante (!!!), B7, à la mesure 65. Sur la basse en notes répétées ponctuant chaque croche, la main droite dessine un motif d’arpèges répétitif dont certaines notes aiguës s’immiscent parfois dans la ligne mélodique de la voix supérieure (mes. 53 - 70). Comme ce fut déjà le cas à plusieurs reprises, une descente conjointe (mes. 71) marque la transition vers un nouvel épisode, une conclusion en deux partie : d’abord un nouveau motif en La mineur (tonalité homonyme de la dominante) en dialogue grave / aigu avec croisements des mains (mes. 72 - 79), puis un vaste trait descendant conjoint sur deux octaves (mes. 80 - 86).
B) Excursion / réexposition de la pré-crux / crux / reprise de la post-crux / conclusion
1) L’ excursion (mes. 86-112) est ici une paraphrase du thème initial, qui pourrait s’apparenter au développement d’un allegro de sonate classique (sonate "fermée" donc, selon la terminologie de Kirkpatrick. Mais les modulations y foisonnent, jusqu’à des tonalités aussi éloignées de Ré mineur que Fa mineur (mes. 92) ou Do mineur (deuxième renversement de l’accord, mesures 96 et 98).
2) Pour sa réexposition, la pré-crux, transposée à la tonique, est substantiellement modifiée (mes. 113 - 122). Elle est condensée en un seul mouvement ascendant continu de 10 mesures - le "mélisme" de la mesure 122 reprend celui de la mesure 51, mais celui de la mesure 45 est omis.
3) La crux (mes. 123) est toujours marquée par une mesure en silence précédée d’une syncope identique à celle de la mesure 52, cette fois sur la tonique.
4) La post-crux (mes. 124 - 150) est enrichie d’une voix intérieure (notes Si, Do, Ré etc.). La transition vers la première partie de la conclusion passe de une à deux mesures : après une reprise du trait descendant conjoint de la mesure 71, une brève réminiscence des trilles de la transition des mesures 33 à 39 (mes. 141 et 142). Enfin, la deuxième partie de la conclusion gagne en amplitude (trois octaves) et en durée (huit mesures - 151 - 158).
Gustave Doré : "Le boléro" - 1862
LES HISPANISMES DE LA SONATES K 141
La perception du caractère hispanique de cette sonate dépend naturellement beaucoup du choix de l’instrument - clavecin, pianoforte ou piano (voire orgue) et de l’interprétation. On s’en convaincra aisément en comparant les trois versions que nous avons choisies pour illustrer cet article : Scott Ross et Pierre Hantaï au clavecin, et Christian Zacharias au piano. Bien que les trois soient également délectables, il nous semble que si l’on penche pour la thèse selon laquelle Domenico Scarlatti se serait inspiré de musiques (de danses en l’occurence) populaires, celle de Pierre Hantaï est sans doute la plus idiomatique.
A) Remarques générales
Beaucoup de compositions inspirées des airs à danser populaires espagnols du XVIII, notamment les seguidillas et les fandangos, sont écrites en 3/8 ou en 3/4, avec indication de tempo vif. C’est le cas de la sonates K 141 (en 3/8), comme de la majorité des sonates de Scarlatti de même caractère. Nous pouvons donc opter pour une stylisation d’une de ces danses, sans qu’il soit possible d’en préciser la nature. On notera par contre l’absence d’hémioles (alternance binaire / ternaire, régulière ou non), qui n’est en général pas explicitée dans les partitions de l’époque, mais qu’on ne peut déduire ni de la carrure harmonique ni des dessins mélodiques - on pourra donc écarter l’hypothèse d’une autre danse en vogue au XVIII, la jácara, comme d’autres danses secondaires, telles le zarambeque ou le jarandillo.. On trouvera par contre quelques accentuations sur la deuxième croches, déductibles de la main gauche (par exemple aux mesures 33 - 36) et surtout de brusques interruptions du débit marquant chaque conclusion sur la tonique ou sur la dominante (mes. 39, 85, 112 et 158), dont deux surlignées par une pause et un point d’orgue, qui plus est pour les deux points névralgiques de la sonate selon Ralph Kirkpatrick, les deux crux (mes. 52 et 123). Pierre Hantaï les rend de manière particulièrement abrupte, et allonge suffisamment les pauses pour donner l’impression des "bien parados" de l’école bolera - des arrêts sur image pendant lesquels les couples de danseurs s’immobilisent en gardant leurs poses avant de reprendre la chorégraphie - ils ont survécu dans les actuelles sevillanas (en fait "seguidillas sevillanas") et ont engendré les "desplantes" de la danse flamenca.
La sonate K 141 est en Ré mineur, comme beaucoup d’autres sonates de Scarlatti évoquant le répertoire espagnol vernaculaire du XVIII - on en trouvera d’autres de même inspiration en Ré majeur. C’est le cas de nombreuses œuvres de l’époque, qu’elles soient écrites pour clavier (Antonio Soler), formations de chambre (Luigi Boccherini), grand orchestre (les très nombreux compositeurs de "tonadillas escénicas" et autres zarzuelas, espagnols... et italiens) ou guitare (Gaspar Sanz, Antonio de Santa Cruz, Santiago de Murcia ou Pablo Minguet e Yrol). Or, depuis la fin du XVI, la guitare possède cinq cordes doubles ("chœurs"), même si l’on peut trouver d’autres assemblages cordes simples / cordes doubles. Si la "chitarra battente" à six cordes doubles apparaît en Italie dès la fin du XVII, elle ne se répand vraiment en Espagne que dans la seconde moitié du XVIII, avant "notre" guitare à six cordes simples, progressivement, au cours du XIX. Il est donc probable probable que Scarlatti, comme ses collègues contemporains, ait surtout entendu des guitares à cinq cordes, de type baroque. L’accordage étant le même que celui de la guitare actuelle, sans le Mi grave, les deux cordes les plus graves donne un La et un Ré, donc, à vide, les fondamentales des accords de tonique et de dominante des tonalités de Ré majeur et Ré mineur - D, Dm et A(7). D’où l’abondance des pièces d’inspiration populaire écrites dans ces deux tonalités, qui seraient alors des adaptations du jeu des guitaristes à un ou plusieurs autres instruments. Encore faut-il garder en tête que les techniques de main droite de la guitare XVIII ont peu en commun avec celles de la guitare flamenca. Les "punteados" sont réalisés de manières très différentes du "picado" et du "pulgar" (traits monodiques, respectivement en attaques butées de l’index et du majeur alternés, ou du pouce) - sans même parler de l’alzapúa. De même, s’ils ont la même fonction d’accompagnement rythmico-harmonique, les mécanismes digitaux des rasgueados baroques et flamencos leur sont spécifiques et n’ont donc ni la même dynamique ni la même sonorité.
Nous sommes donc amenés à revoir l’interprétation habituelle des effets sonores de cette sonate, comme de bien d’autres (cf. dernier chapitre). La plupart des commentateurs voient dans les notes répétées du thème principal une figuration, soit du trémolo d’un guitariste (invraisemblable pour qui connaît les techniques des trémolos classique et flamenco.. qui de plus n’existaient pas au XVIII siècle), soit du "crépitement" des castagnettes (moins invraisemblable, mais...). L’impression produite, surtout au clavecin, nous semble plutôt celle d’un instrument à plectre, de type laúd ou bandurria (une variante de la mandoline). Les accords martelés sur chaque pulsation peuvent rappeler, selon qu’ils sont plus ou moins légèrement arpégés ou au contraire violemment assénés, soit les rasgueados d’une guitare, soit un tambour sur cadre. La perception varie également selon le registre et le degré de consonance ou de dissonance des d’accords (parfois à la limite du cluster) - Pierre Hantaï joue magnifiquement de ces nuances de couleur, en fonction justement de ces deux variables.
Dès lors, nous verrions plus volontiers dans cette sonate une évocation des groupes instrumentaux qui accompagnaient les airs à danser du XVIII, de type fandango ou seguidilla, plutôt que celle d’un duo danse / guitare (avec ou sans castagnettes), en tout cas sûrement pas flamenco... Ces groupes ont perduré au XIX siècle et subsistent encore actuellement partout où l’on continue à jouer et à chanter des fandangos ou des seguidillas populaires (et des danses apparentées, les jotas entre autres), c’est-à-dire à peu près partout en Espagne et non exclusivement en Andalousie - pour nous en tenir à cette dernière, et aux fandangos : les "pandas de verdiales" de la région de Málaga ou l’accompagnement traditionnel des fandangos de Huelva dans leurs versions folkloriques. La composition instrumentale de ces groupes est partout plus ou moins identique : cordes pincées à plectre (laúd, bandurria etc.) et / ou violon et flûtes pour les instruments mélodiques ; percussions (tambours sur cadre, castagnettes, crotales etc.) et guitares pour l’accompagnement (dans certains styles de verdiales, une guitare peut aussi jouer en contrepoint au chant, ce qui était peut-être déjà le cas au XVIII siècle). La gravure de Gustave Doré (cf. ci-dessus) aurait pu illustrer cette description de Serafín Estébanez Calderón "El Solitario", publiée en 1846 mais corroborée par d’autres récits , certes moins précis, du XVIII siècle (cf. Bibliographie. Asamblea general de los Caballeros y Damas de Triana y toma de hábito en la Orden de cierta rubia bailadora. p. 303) :
"[...] al lado de la vihuela maestra (la guitare. NDR.) se iban colocando otras guitarras de menos alcance, una tiorba con teclado corrido, dos bandurrias y un discante de pluma, todo punteado y rajado por manos diestras e incansables por extremo. Dos muchachos manejaban los platillos engendrados con sendas planchas de veloneros ; y un chocuchín, que fue un tiempo de la banda del regimiento de Ecija, y dando el tin-tan con la ayuda de cierto antiguo tamborilero de los batallones de la Marina, ponían la corona al instrumental".
Plus que la guitare flamenca, c’est sans doute un ensemble instrumental de ce type qu’on pourra entendre dans certaines sonates de Domenico ScarlattI
Corral de comedias
B) L’harmonie dans la sonate K 141
Si nous devons trouver quelques traits andalous dans la sonate K 141, peut-être "pré-flamencos" (mais certainement pas "flamencos" - cf. dernier chapitre), nous devrons les chercher dans ses procédés harmoniques. Nous allons tenter de les décrire du point de vue d’un guitariste flamenco, donc avec les risques d’un regard rétrospectif. Il s’agira de lire cette sonate comme le témoignage d’un terrain harmonique idiomatique, mi "populaire" mi "savant", à partir duquel a pu se développer l’harmonie de la guitare flamenca telle que nous la connaissons. Ill va sans dire que Domenico Scarlatti a utilisé ces traits idiomatiques en tant que procédés de coloration dans le cadre des règles de composition du milieu du XVIII, entre baroque tardif et prémices du classicisme. Mais certains peuvent être perçus et compris par les guitaristes flamencos selon une logique modale différente de celle de l’analyse tonale.
Commençons par deux remarques générales :
_ Scarlatti ne se soucie guère des règles académiques qui régissent la conduite des voix intérieures. De même, il n’hésite pas à utiliser fréquemment les mouvements parallèles de quintes et d’octaves (y compris à vide) pourtant sévèrement censurés par la Faculté.
_ La composition de ses accords est volontiers peu orthodoxe - dès la première mesure, l’accord qui devrait établir la tonalité (Ré mineur) est composé, des graves aux aigus, des notes Ré, Sol, La, Ré et Ré (ce dernier en notes répétées à la main droite) : soit deux octaves superposées sur la fondamentale + la quinte + une quarte augmentée ajoutée. Pas de tierce donc (mineur ou majeur ?). L’absence de tierce est fréquente dans les accords de ses sonates d’inspiration ibériques,, comme l’ambiguité ou l’alternance soigneusement entretenue majeur/mineur. On sait par ailleurs que l’un des usages traditionnels de l’harmonisation flamenca consiste à superposer les accords de tonique et de dominante - non pour impulser une quelconque directivité harmonique, mais pour établir la couleur sonore du mode ou de la tonalité d’un "palo". Dans le cadre du mode flamenco, le deuxième degré a fonction de "dominante" - d’où, "por arriba" (mode flamenco sur Mi), les mixtures entre les accords de F (deuxième degré) et de E (premier degré) : pour les plus simples, F + note Mi (F7M) et E + note Fa (E(b9)). Ce type de superpositions d’accords a progressivement été généralisé aux autres degrés, avec la complicité des cordes à vide. La quarte augmentée ajoutée au premier accord de la sonate K 141 serait ainsi perçue par un guitariste flamenco : accord de Ré mineur + une "trace" de la dominante (la note Sol, #4, septième de l’accord de A7). C’est pourquoi, actuellement, les accords de toniques des palos en tonalité majeure (alegrías, guajira etc.) sont souvent des accords de septième majeure ou de neuvième (selon qu’on leur ajoute la tierce ou la quinte de l’accord de dominante ; A7M ou A9 en La majeur, par exemple) - une sorte de "tonalisation" de tournures modales antérieures. Notons au passage que les accords de septième non résolus abondent également dans les sonates de Scarlatti. Les accords de la K 141, comme de beaucoup d’autres de caractère hispanique, pourraient donc témoigner d’une pratique de l’accompagnement de guitare déjà usuelle au XVIII siècle, qui sera développée à partir de la fin du XIX siècle par les guitaristes flamencos.
La sonate pourrait alors être interprétée sur le schéma suivant : lignes mélodiques à l’aigu (bandurria, voire figuration du chant - mesure 33 - 36 notamment) + soubassement rythmique (percussions - les octaves ou les basses détachées et martelées - ou rasgueados dans les graves) + accompagnement de guitare pour le remplissage des accords.
Rappelons ici que le mode flamenco diffère du mode phrygien en ce que le premier degré est harmonisé par un accord majeur, et non mineur. Sa tierce est donc instable, mineure (échelle mélodique) ou majeure (harmonisation du premier degré) : notes Sol ou Sol# "por arriba". L’usage mélodique du troisième degré majeur donne un intervalle d’un ton 1/2 entre le deuxième et le troisième degré, particulièrement frappant en mouvement descendant (Sol# - Fa - Mi "por arriba"). Il a été abondamment exploité par les compositeurs "nationalistes" espagnols du tournant des XIX et XX siècles, à commencer par les "alhambristes" (Ruperto Chapí, Tomás Bretón, Jesús de Monasterio, Miguel de Carreras etc.), pour créer une ambiance sonore supposée "orientale" ou "mauresque". On le trouve déjà fréquemment chez Scarlatti.
Suivons maintenant pas à pas le premier volet de la sonate K 141.
NB : nous chiffrerons les accords selon le système A = La, B= Si etc.
Soit, en Ré mineur : Gm = IVm
Gm/Bb = IVm / 6
Gm/D = IVm / 6|4 etc.
1) Ouverture :
Grilles des deux séquences de neuf mesures :
Dm(sus#4 // Dm(sus#4) // A // Gm(sus#4)/Bb // A(sus4) // Dm/F //
Gm // Dm/A + A7 // Dm ||
Nous avons déjà commenté la construction de l’accord de Dm(sus#4). Le reste peut être compris par un simple I / V / IVm / I. Mais les quatrième et cinquième accords de la séquence, d’un point de vue "flamenco", pourrait aussi constituer une incursion dans le mode flamenco relatif à la tonalité de Ré mineur, "por medio" (mode flamenco sur La). La première inversion de l’accord de Gm(sus#4), sous-dominante de la tonalité de Ré mineur, amène à la basse le deuxième degré du mode, la note Sib, et la quarte augmentée ajoutée donne une dissonance de seconde mineure entre la quinte de cet accord (note Ré, qui est aussi la tierce de son accord relatif majeur, Bb, accord du deuxième degré "por medio") et la tierce de l’accord de A (note Do#), dominante de la tonalité de Ré mineur mais aussi accord du premier degré "por medio". De même, la quarte ajoutée à l’accord de A qui suit (note Ré) est la quinte de l’accord de Gm, ou la tierce de l’accord de Bb. Simple jeu d’acciacature sur les deux accords, dans une simple cadence IVm - V - I en Ré mineur ? - l’acciaccatura (littéralement, "écrasement"), qui consiste à jouer simultanément une appogiature et la note qui suit (ici, respectivement, Do# - Ré, puis Ré - Mi) est un procédé typique de la composition baroque pour clavier, notamment en Italie (à classer dans la catégorie des "durezze"). Certes, mais il n’est peut-être pas indifférent que ces deux mesures donnent l’impression d’une cadence II - I en mode "por medio" à qui est accoutumé à écouter la guitare flamenca. Enfin, le dernier accord de Dm réduit à la superposition de trois Ré suggère le point de rencontre de trois instruments mélodiques (ou de deux instruments mélodiques et d’une voix).
Or, les mêmes accords sont reconduits dans les neuf mesures suivantes :
Dm(sus#4) // Dm(sus#4) // A(sus4) // Gm/Bb // A(sus4) // Dm/F //
Gm // Dm/A + A7 // Dm (deux octaves superposés sur la fondamentale ||
2) Continuation et transition
La continuation est un dialogue arpégé main droite / main gauche, sur une franche séquence I - V - I - V - I - IVm - V - I (mesure 19 à 32) mais... à la condition d’omettre les mesures 26 à 28, qui sonnent à nos oreilles comme une cadence II - I "por medio", avec une cadence secondaire V-I sur le deuxième degré : F / Bb / A7 (un classique des tientos, tangos, bulerías por soleá, bulerías etc.).
La basse ascendante conjointe des mesures 31 et 32 est un cliché des fandangos et des malagueñas "bailables" pré-flamencas (ce motif est repris tout au long de la sonate), qui conduit à la dominante (note La) de la mesure 33. Elle renforce la sensation d’une modulation vers le mode flamenco relatif de la tonalité de Ré mineur, le mode flamenco sur La ("por medio") de la transition des mesures 33 à 39. Avant l’arpège descendant conclusif sur A (mesures 37 à 39), la basse des trois mesures précédentes alterne statiquement les deux premiers degrés du mode "por medio" (notes Sib et La), tandis que la mélodie de caractère nettement vocal évolue sur une gamme dont le Do#, certes constitutif de la tonalité de la dominante (La majeur), évoque avec insistance dans ce contexte l’intervalle possible d’un ton 1/2 entre les deuxième et troisième degré du mode flamenco (cf. ci-dessus) : Sol - Fa - Mi - Do# - Sib - La.
3 et 4) Pré-crux et crux
Grille des mesures 40 à 52 :
A // Dm // E7/B // E/G#7 + Bm7/F# // E7 + Bm7/F# + E7/G# // Am //
A // Dm // E7/B // E7/G# + Bm7/F# // E7 + Bm7/F# + E7/G# // Am //
L’oscillation entre la dominante de la tonalité de Ré mineur et la tonalité homonyme mineure (La majeur / La mineur) est éminemment (mais évidemment pas exclusivement) scarlatienne. Elle n’appelle aucun commentaire spécifiquement andalou... sauf à l’interpréter comme une préfiguration de la post-crux et de la conclusion qui vont suivre...
5) Post-crux et conclusion
... car le premier accord de la post-crux est un accord F7 (mes. 53-56 - une fois de plus, nous entendons simultanément sur la première croche de la mesure 56 la tonique Fa et la septième Mib), suivi d’un accord de G7 aux mesures 57 à 59. Ces deux accords esquissent-ils une modulation vers le mode flamenco sur Mi ("por arriba"), dont l’accord de Am précédent serait alors l’annonce : IVm - II - III (Am - F7 - G7) ? Après une nouvelle oscillation majeur / mineur qui nous situe à nouveau "por medio" (Gm7/Bb - A - A7, mesures 60 à 63), puis le même jeu sur Bm7/C - B7 (mesures 64 et 65), nous modulons à la dominante de la dominante (B7 - E7, mesures 66 et 67), et donc éventuellement au mode "por arriba", dont le premier degré est E. La confirmation nous est donnée par la basse ascendante sur ce dernier accord (note Ré - Mi - Fa). Nous retrouvons cette dernière note à la voix supérieure dès la première croche de la mesure suivante (68). Pour une "lecteur flamenco", les mesures 69 à 72 se situent clairement "por arriba" : A7 (69 et 70) - Dm (71) - E (première croche) + F7M/C + E/B (chaque croche de la mesure 72). Traduisons en "langage flamenco" : l’intrusion de la note Fa dans l’accord de E est une superposition des accords des deux premiers degrés du mode "por arriba", F et E (E(b9)). Les mesures 69 à 71 peuvent donc être comprises comme une cadence secondaire V - I (A7 - Dm) sur le septième degré (Dm), relatif mineur du deuxième degré (F : A7 - Dm = A7 - F). L’alternance E - F7M/C - E7/D de la mesure 72 nous donne une séquence I - II - I d’autant plus flamenca qu’après les notes simultanées Do et La sur la deuxième croche, la voix intérieure fait entendre un Mi. Un guitariste flamenco harmoniserait sans doute l’affaire par un F7M, mixture des deux premiers degrés - F + note Mi - même si l’on peut aussi y voir un accord de Am. Cette harmonisation pourrait être confirmée par les superpositions de notes constitutives des accords des deux premiers degrés du mode "por arriba" (E et F), ou de l’accord du premier degré et du relatif mineur du deuxième degré (E et Dm) des mesures suivantes : par exemple Sol# + Do (mesure 80, troisième croche) ; Si + Fa, puis Do + Ré (mesure 81, deuxième et troisième croches) ; Mi + Do, puis Mi + La (mesure 82, deuxième et troisième croches) etc.
Nous faisons confiance à nos lectrices et lecteurs pour retrouver les mêmes brèves excursions dans les modes flamencos relatifs aux tonalités de référence dans le second volet de la sonate ... telles que peuvent les percevoir rétrospectivement les guitaristes flamencos de ce début de XXI siècle, répétons le. Il n’est donc pas question ici de faire de Scarlatti un claveciniste flamenco, ni même andalou. Par contre, il nous semble possible d’interpréter certaines de ses sonates (une petite minorité) comme des stylisations de pratiques instrumentales et vocales populaires, antérieures au flamenco proprement dit, perceptibles notamment dans la construction de ses accords, dans certains dessins mélodiques proches du mode flamenco (la tierce instable et l’intervalle d’un ton 1/2 possible entre ses deuxième et troisième degrés) et surtout dans les innombrables dissonances générées par les appogiatures et acciaccature, rapportées aux contextes harmoniques dans lesquels elles sont insérées.
Boléro à l’Alhambra - Alamy.it
¿"EL ANDALUZ ?
"In the ligth of his later music, it is by no means dificult to imagine Domenico Scarlatti strolling under the Moorish arcades of the Alcazar or listening at night in the streets of Seville to the intoxicating rhythms of castanets and the half oriental melodies of Andalusian chants. To them the Saracen of his Sicilian ancestry and Neapolitan childhood must have responded" (KIRKPATRICK, Ralph. Op. cit. p. 82).
"In some sonatas the brittle tensions and intoxicating rhythms of the Spanish dance are heightened by the wail of a harsh flamenco voice accompanied by guitars and castanets and punctuated by shouts of olé and the cross accents of stamping feets. [...] Sometimes in others a jangling of tambourines is interrupted by a resounding thump of the guitar" (KIRKPATRICK, Ralph. Op. cit. p. 160).
Chez les musicologues académiques, le moindre parfum musical "espagnol" suffit immanquablement à déclencher une redoutable machine à fantasmes, glissant voluptueusement sur la pente savonneuse d’une double équation absurde, mais malheureusement très répandue : Espagne = Andalousie = flamenco. Même un analyste aussi rigoureux que Kirkpatrick n’y échappe pas. C’est dire si les commentateurs, à propos des sonates "espagnoles" de Scarlatti, ne lésinent pas sur les sanglots des guitares ou leurs rythmes ensorcelants, la mélopée mauresque, la plainte rauque des gitans, la rage des talons des danseurs, la lascivité des gestes des danseuses, le crépitement frénétique des castagnettes, etc... Pour aussi anachroniques qu’elles soient, les références au flamenco sont toujours au moins sous-jacentes, et souvent clairement explicites. C’est ainsi que Jane Clark, éminente claveciniste et musicologue, eut un jour une illumination en identifiant sans doute possible une saeta dans la sonate K 490. Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, elle découvrit alors, d’autant plus sûrement qu’elle y était bien décidée a priori, que : "Une grande partie de la sonate K 492 est presque note à note une copie de bulerías, une danse dont on pensait qu’elle était très récente. [...] et la K 502 possède les caractéristiques évidentes de la petenera". L’évidence se passant de démonstration, il lui suffit d’un article de quelques pages (cf. Bibliographie) pour nous révéler ces découvertes, et quelques autres plus générales, comme "[...] des pièces typiques andalouses dispersées dans toutes les sonates, comme la K 116" (les caractères gras sont de notre fait), ou "des figures fréquentes dans les malagueñas, les tarantas et les autres fandangos flamencos d’aujourd’hui." - l’auteur ne précise pas en quoi consiste ces "figures", ni d’ailleurs dans quelles sonates on les peut trouver, puisqu’elle sont dans "toutes"... Le plus consternant est que depuis cet article de 1976, ces mêmes références précises à des palos flamencos "d’aujourd’hui" (qui donc ne se sont constitués, très progressivement, que depuis la seconde moitié du XIX siècle) sont répétées à satiété dans la plupart des études, articles de revues, notices de programmes de concert etc. traitant des sonates de Domenico Scarlatti.
Nous laisserons nos lectrices et lecteurs juger sur pièce, avec ces interprétations des supposés "saeta", "bulerías" et "petenera" de Scarlatti. Le rythme de marche processionnelle de la K 490 pourra à la rigueur évoquer les orchestres d’harmonie accompagnant les saetas, à la condition de ne pas y chercher de figurations du chant. On ne trouvera aucune trace de l’hémiole caractéristique du compás de la bulería dans la K 492. Quant à la seule brève alternance binaire / ternaire de la K 502 (deuxième volet, à partir de 2’25), il faut la foi du charbonnier pour y discerner une petenera : sans parler de son schéma harmonique, pas d’alternance régulière 6/8 | 3/4 (croche = croche) caractéristique du ritornello, mais sept mesures à 2/4 (94-100) + trois mesures à 3/8 + (101 - 103) + quatre mesures à 2/4 (104 - 107, avant le retour définitif au 3/8) qui ne doivent rien à la petenera (que ce soit la petenera flamenca actuelle ou sa forme "bailable" du XIX siècle) et tout à l’imagination de Domenico Scarlatti.
K 490 (Ré majeur - alla breve, cantabile) version Trevor Pinnock
K 492 (Ré majeur - 6/8, presto) version Christian Zacharias
K 502 (Do majeur - 3/8, allegro) version Christian Zacharias
Pour tempérer ces stupéfiantes mais bien intempestives révélations flamencas, rappelons quelques évidences. D’abord, que l’hispanisme ne concerne qu’une infime minorité des 555 sonates, un petit 10% en comptant large - considérer Scarlatti comme un compositeur espagnol, comme n’hésite pas à l’affirmer Manuel de Falla, est donc pour le moins exagéré, même si l’on ne tient pas compte de son abondante production de musique sacrée et d’opéras, il est vrai antérieure aux sonates à quelques exceptions près. D’autre part, la guitare du milieu du XVIII siècle n’a que de lointains rapports avec la guitare flamenca, tant du point de vue de l’organologie que de celui des techniques de main droite (rasgueados compris). Les airs à danser que Scarlatti a pu entendre (fandangos, seguidillas, jácaras, jotas etc.) sont à l’époque répandus à peu près partout en Espagne, et nullement exclusifs de l’Andalousie, qui les a souvent importés (les seguidillas notamment). Enfin, ce que nous savons du caractère du compositeur, essentiellement par Charles Burney via Farinelli et par divers témoignages dispersés dans des correspondances ou des documents administratifs (sur ce point comme sur bien d’autres, le livre de Ralph Kirkpatrick est irremplaçable), ne nous porte guère à l’imaginer en noctambule fréquentant assidûment des tavernes plus ou moins interlopes, ou mêmes des "bailes de candil". Rappelons-nous également que la cour itinérante passait chaque année de longs mois dans des résidences éloignées de Madrid, hormis le palais du Pardo et le Buen Retiro. Il est donc probable que le compositeur a surtout connu le répertoire vernaculaire qui l’a parfois inspiré par les fêtes données à la cour ou la fréquentation des théâtres, tels les "corrales de comedias", donc par des représentations d’acteurs, danseurs et musiciens professionnels - les mêmes artistes cumulent en général ces trois talents. Ce qui n’implique pas pour autant un éloignement des sources populaires : on sait que les théâtres attiraient des gens de toutes conditions, et que les "idas y vueltas" étaient permanentes entre les artistes épisodiques (barbiers, taverniers et autres), les artistes ambulants (musiciens aveugles, gitans ou prétendus tels etc.), les vedettes reconnues et leurs publics respectifs - les frontières entre les uns et les autres étant d’ailleurs très perméables (cf. l’article de Maguy Naïmi sur le livre de José Luis Navarro et Eulalia Pablo : El baile flamenco).
Il n’en reste pas moins que Manuel de Falla a raison d’insister sur un point : Domenico Scarlatti a su apprécier "la valeur purement tonale-harmonique de la guitare, à peine reconnue par les compositeurs jusqu’à une époque relativement récente". Il ne fut évidemment pas le seul à son époque ; mais il intégra à des compositions tonales savamment construites, avec un génie et une imagination harmonique foisonnants et sans équivalents, des tournures modales caractéristiques des musiques populaires espagnoles de son temps. Pour l’essentiel, elles tendent à une émancipation progressive, dans un contexte tonal, de la cadence andalouse vers la cadence flamenca. Traduisons :
_ cadence à la dominante dans une tonalité mineure : VII - VI (ou son relatif mineur, IVm) - V - Im. Exemple en Ré min : C - Bb (ou son relatif mineur, Gm) - A(7) - Dm.
_ mutation en cadence flamenca dans un mode flamenco : les accords précédents changent de fonction. Le Im devient IVm, le VII devient III, le VI (ou son relatif mineur, IVm) devient II (ou VIIm) et le V devient I. Exemple "por medio" mode flamenco sur La) : Dm - C - Bb (ou son relatif mineur, Gm(7)) - A.
La cadence andalouse est bien connue des compositeurs européens, qui l’utilisent dès le XVIII siècle pour connoter musicalement l’Espagne, et a fortiori l’Andalousie. Ce qui marque la spécificité du style de Domenico Scarlatti, c’es la fréquence et la durée de ses cadences andalouses, qui tendent à suspendre momentanément la tonalité de référence ; et surtout leurs réalisations par des superpositions d’accords générant des dissonances (de seconde mineure notamment) qui les infléchissent vers la cadence flamenca.
Cette émancipation ne produira définitivement le mode flamenco que dans la seconde moitié du XIX siècle, en Andalousie - une œuvre commune des chanteurs et des guitaristes. Puisque cette mutation se produisit en Andalousie, l’hypothèse la plus probable est que c’est dans cette région que les traits modaux internes à des airs à danser tonaux étaient les plus fréquents et les plus prononcés. Or, on en trouve beaucoup dans certaines sonates de Domenico Scarlatti. En cela au moins, il est aussi (un peu si l’on se réfère à l’ensemble de son œuvre) Scarlatti Hijo "El Andaluz".
Pour conclure cet article, nous récapitulerons quelques-unes de ces tournures "surtout andalouses mais pas seulement", avec quelques exemples de sonates. Pour le plaisir, mais sans autres analyses... me estoy poniendo demasiado pesao...
_ acciaccature, autres durezze "à l’andalouse" et cadences andalouses.
K 1 (Ré mineur - C, allegro) version Ivo Pogorelich
K 105 (Sol majeur - 3/8, allegro) version Robert Hill
K 116 (Do mineur - 3/8, allegro) version Youri Egorov
K 126 (Do mineur - 3/8, - ) version Richard Lester
K 175 (La mineur - 2/4, allegro) version András Schiff
K 394 (Mi mineur - alla breve, allegro) version Maria Tipo
_ mode flamenco avec tierce instable = avec et sans intervalle d’un ton 1/2 entre le troisième et le deuxième degré.
Exemple : pour le premier thème de la K 69, mode flamenco sur Do (Fa - Mib - Réb - Do).
K 9 (Ré mineur - 6/8, allegro) version Dinu Lipatti
K 56 (Do mineur - 12/8, con spirito) version Pierre Hantaï
K 69 (Fa mineur - 3/4, - ) version Andreas Staier
K 474 (Mib Majeur - andante è cantabile) version Vladimir Horowitz
K 535 (Ré majeur - 3/4, allegro) version Käbi Laretei
_ figurations d’ensembles instrumentaux (+ cadences andalouses, rythmes décalés des deux mains...)
K 96 (Ré majeur - 3/8, allegro) version Anne Queffélec
K 119 (Ré majeur - 3/8, allegro) version Ivo Pogorelich
_ Fandango dans les règles (du XVIII siècle, s’entend)
K 220 (La majeur - 3/8, allegro)
_ Figuration d’un duo chant / guitare
K 208 (La majeur - C, andante è cantabile) version Pierre Hantaï
_ et une dernière pour la route, la sonate K 501 (Do majeur - alla breve, allegretto) par Scott Ross.
Claude Worms
Bibliographie
ABROMONT, Claude. Guide des formes de la musique occidentale. Paris : Fayard . Henry Lemoine, 2010. 238p.
CLARK, Jane. Domenico Scarlatti and the Spanish folk music. In :Early Music, Volume 4, Issue 1. Oxford : Oxford University Press, 1976. p19-21.
DE FALLA, Manuel. Escritos sobre música y músicos. Madrid : Espasa Calpe, 1988. 186p.
DE PLACE, Adélaïde. Alessandro et Domenico Scarlatti. Paris : Fayard, 2003. 96p.
ESTÉBANEZ CALDERÓN, Serafín. Escenas andaluzas. Madrid : Ediciones Cátedra, 1985. 358p.
KIRKPATRICK, Ralph. Domenico Scarlatti. New York : Apollo Editions, 1968. 483p.
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