jeudi 8 décembre 2016 par Claude Worms
Flamenco - Jazz, Jazz - Flamenco...
L’intérêt des musiciens de jazz pour le flamenco ne date pas d’hier. Mais, quels que soient le génie de Gil Evans, Miles Davis ou John Coltrane, et la beauté de "Flamenco sketches" (“Kind of blue"), "Saeta", "Soleá" ("Sketches of Spain"), "Olé"..., force est de constater que l’inspiration flamenca y est réduite à l’utilisation du "mode phrygien majeur", et à quelques effets de coloration sonore dans le cas des guitaristes - le "Lotus land" de Cyril Scott arrangé par Gil Evans (Kenny Burrell : "Guitar forms") ou les parties de guitare de Jay Berliner pour "The black saint and the sinner lady" de Charlie Mingus. Or, depuis que les fameux douze temps sont tombés dans le domaine public et font partie du bagage de tout "world-musicien-actuel" qui se respecte, les liens entre les deux genres musicaux se sont singulièrement resserrés, les flamencos prenant goût au chorus, et les jazzmen au compás.
C’est le cas naturellement en Espagne, mais aussi en France qui ne manque pas de pôles de tradition flamenca, perpétuée par plusieurs générations de familles d’émigrés politiques et économiques (Marseille, Nîmes, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Perpignan...) et par une afición hexagonale presque centenaire - pour n’en prendre qu’un exemple, rappelons que Ramón Montoya enregistra à Paris dès 1936, pour La Boîte à Musique, son "Arte clásico flamenco" dont les six 78 tours furent édités en boîtier et en format 30 cms, normalement réservé à la musique classique.
Deux excellents albums parus à quelques semaines d’intervalle, "For Paco" (Louis Winsberg et Jaleo - hommage à Paco de Lucía) et "Joy" (Pierre Bertrand et Caja Negra), témoignent de la vitalité d’une scène jazz - flamenco française. D’autant plus que la plupart des musiciens qui participent à l’un ou l’autre disque sont différents, à l’exception d’ Alfio Origlio (piano), de Louis Winsberg invité par Pierre Bertrand pour trois de ses compositions et associé au projet Caja Negra, et de Sabrina Romero (chant, cajón et danse) - membre permanente de Jaleo, elle participe également à sept des dix pièces de "Joy", et signe tous les textes de "For Paco", à l’exception du premier titre, crédité à José Montealegre (chant).
Cédons au redoutable penchant des critiques pour les étiquettes : les cordes pincées (guitares, oud, mandoline, saz, bouzouki, spakr et basse) de Louis Winsberg pencheraient plutôt pour le flamenco-jazz, et les saxophones (soprano, alto et ténor) de Pierre Bertrand pour le jazz-flamenco.
On trouvera en effet quelques références directes au répertoire flamenco dans les compositions de Louis Winsberg, à commencer par deux cantes traditionnels, l’un por siguiriya ("For Paco", la cinquième plage et non l’album) et l’autre por soleá ("Paloma"). On appréciera d’autant plus que le guitariste ait le bon goût et le tact de ne pas tenter d’imiter le style de Paco de Lucía, et moins encore d’"adapter" quelques-unes de ses compositions les plus célèbres - on ne décèlera çà et là que quelques allusions subliminales, sur lesquelles nous reviendrons.
Le disque s’ouvre et se referme sur deux bulerías, "Bulehimalaya" et "Viva Jerez". La première commence par un court prélude, une psalmodie de Jean-Luc di Fraya sur fond de oud, de saz et d’effets électroniques en échos contrefaisant un sitar fantômatique, une sorte de compromis entre l’alap et le temple. La bulería proprement dite (por medio) est construite comme une "ronda de baile", chaque protagoniste sortant du cercle pour quelques "pataítas" - au sens propre pour le taconeo de Sabrina Romero, mais les autres musiciens ne sont pas en reste, chacun se livrant à de courts gestes musicaux chorégraphiques ponctués de "desplantes" : la guitare virevoltante de Louis Winsberg en quelques laconiques motifs mélodiques (qu’il varie à chaque énoncé mais ne développe jamais) ou en fulgurantes envolées d’arpèges ; les voix de José Montealegre et de Jean-Christophe Maillard, tour à tour flamenca et jazzy (scat) ; les percussions et les palmas... L’hommage à Jerez reprend le même type d’évocation, en Mi Majeur, avec cette fois des chœurs et un riff de guitare, ici encore sujet à de multiples métamorphoses, en effet très jérézans (on ne peut s’empêcher de penser à Moraíto).
Le diptyque "Podemos" (faut-il y voir une allusion politique ?) est constitué d’une belle introduction solo por rondeña, dont l’échappée fugace vers une presque bulería est sans doute une discrète réminiscence de la "Huida" de Paco de Lucía por minera (album "Castro Marín", 1981), et d’une composition dont le substrat rythmique peut être aussi bien interprété comme un jaleo ou un 4/4 ternaire (cf. notre article sur la bulería : La bulería dans tous ses états. III) - les musiciens ne se privent d’ailleurs pas de jouer de cette ambigüité. Son traitement est caractéristique de l’identité musicale du disque : sur un motif récurrent subtilement remodelé (phrasés, registres, modulations) émergeant par instants d’une savante texture rythmique de cordes pincées et de percussions (Stéphane Edouard, Nantha Kumar, Miguel Sánchez, Leyla Negrau, Vicente Abardonado) - résurgence flamenca de l’ars subtilior du gothique tardif ? - plane un chant en teintes pastels, entre mélopée et canción por bulería. Un rappel de l’un des thèmes de la rondeña assure la cohérence des deux volets.
On retrouvera le même type de réalisation pour "For Paco" (siguiriya) et "Paloma" (soleá). Dans ces deux pièces, un ou plusieurs motifs mélodiques répétitifs utilisant de manière originale les cordes à vide et les dissonances de seconde et neuvième mineures caractéristiques du toque, sont aux compositions de Louis Winsberg ce que les rasgueados sont à l’accompagnement du cante traditionnel. Il est significatif que le palo choisi pour rendre hommage explicitement à Paco de Lucía soit celui-là même que Paco avait élu pour sa déploration sur la mort de Camarón ("Luzía", album de même titre, 1998) - le texte, qu’on aurait aimé voir figurer dans le livret, associe d’ailleurs à juste titre les deux musiciens. Le cante traditionnel de Jerez (El Piculabe) est en mode flamenco sur Mi, mais le balancement habituel II - I est ici remplacé par un VIIm - I (Dm7 - E) qui conduit sans heurt à la modulation qui va suivre. Ce portique agit en effet comme une vaste dominante au thème principal, en longues vagues vocales (Sabrina Romero) dont le flux et le reflux, moirés des reflets étales de cordes symphoniques que nous retrouverons pour la soleá (arrangements de Pierre Bertrand) évoluent constamment "entre dos aguas" : entrée modale (mode flamenco sur La, ou por medio) paraphrasant la ligne mélodique du leitmotiv, suivie d’une désinence louvoyante entre ce mode et sa tonalité homonyme majeure (Dm7 - Gm7 - Bm7 - A(b9)). D’autre part, le découpage rythmique du leitmotiv sur un arpège de A(7 11) subvertit diaboliquement le compás : pour éviter à nos lecteurs une analyse fastidieuse, qui ne réjouirait que les amateurs de mathématiques complexes, disons que les basses et les notes supérieures de son contour mélodique, du fait du débit en croches et doubles croches et du phrasé interne à 3/8, ne tombent jamais sur les mêmes subdivisions des cinq temps (cf. exemple n° 1).
Le leitmotiv est construit sur un arpège qui induit un découpage en 4 cellules à 3/8, qui occupe effectivement l’espace métrique d’un compás por siguiriya (2 noires + 2 noires pointées + 1 noire) mais en masque l’accentuation traditionnelle. Les notes Ré et Sol de l’arpège peuvent être interprétées comme
une superposition de l’accord VIIm (Gm7) à l’accord I (A), ce que confirment la ligne de basse (La - Sib - Sol - La) - un procédé très "flamenco")
La soleá ("Paloma") est également construite sur un détournement du compás traditionnel, cette fois par le biais d’un décalage de sa carrure harmonique : entrée du motif récurrent sur le temps 12, et évitement systématique de la pause harmonique ("cierre") des temps 10 à 12, qui donnent à la pièce une remarquable fluidité et permettent là encore de construire sans hiatus une suite en trois parties A (mode flamenco sur Sol#, por minera) - B (cante traditionnel en mode flamenco sur Si, por granaína - la modulation surgit de manière lumineuse à la fin d’une longue falseta de Louis Winsberg) - A (retour au mode flamenco sur Sol#).
Seule la rumba "Que más" est un véritable "à la manière de", parfaitement réussi... en l’occurrence à la manière du premier sextet de Paco de Lucía - riffs notes contre notes basse / guitare / flûte (Jorge Pardo, invité attendu dans ce contexte) avec un zeste de Caño Roto pour pimenter l’affaire (les parties vocales et les chœurs nous ont rappelé le "Demasiado corazón" de Aurora, 1992) et des chorus conclusifs de Jorge Pardo et Louis Winsberg.
L’album réserve bien d’autres délectables surprises, tels "El pescador", un tanguillo ternaire sur fond de flûte traversière, spakr, voix et percussions, évoluant vers la rumba dans sa partie centrale (beau chorus de guitare de Cédric Baud) ; "Salsita", une autre rumba, caribéenne cette fois, en duo acidulé spakr - mandoline évoquant le timbre d’un cuatro à quatre mains (Louis Winsberg et Cédric Baud) ; ou surtout le très atypique "Libertad", une sorte de gospel sud-africain, choral hiératique pour voix soliste, chœur et duo de sazs, tout en recueillement et émotion.
Pour rendre hommage à Paco de Lucía, il "suffit" de composer de la belle musique et de l’interpréter avec pudeur et sincérité. Où qu’il soit, Paco en est certainement profondément touché.
Galerie sonore
Louis Winsberg et Jaleo : For Paco (siguiriya)
Claude Worms
Quelles que soient ses références au flamenco, "Joy" est à l’évidence un disque de jazz, ce dont se plaindront éventuellement quelques "aficionados" obtus, mais certes pas les amateurs de bonne musique sans frontières. L’effectif instrumental est sur ce point sans ambigüité - une petite formation de jazz type : saxophones (Pierre Bertrand, qui signe également toutes les compositions et les arrangements) et section rythmique, composée d’un pianiste (Alfio Origlio ou Jean-Yves Jung), d’un guitariste (Sylvain Luc ou Louis Winsberg), d’un bassiste (Jérome Regard) et d’un batteur (Minimo Garay). Les cajones additionnels (Xavier Sánchez, Edouard Coquard et Sabrina Romero), pas plus que le quatuor vocal "flamenco" (Paloma Pradal, Melchior Campos, Alberto García et Sabrina Romero) ne changent rien à l’affaire. Le traitement des voix est d’ailleurs symptomatique des options musicales du leader : mis à part le timbre, rien d’idiomatiquement flamenco n’y est décelable : exposés des thèmes en scat (sur "le...le...le..." ou "y nay... nay..." certes...), le plus souvent en polyphonie ou en mano a mano avec le saxophone ou parfois le piano, et accompagnements en longues vagues harmoniques qui pourraient aussi bien être confiés à un quatuor à cordes.
Les contours acérés des thèmes sur de larges intervalles disjoints, ainsi que la plupart de leurs profils (longues phases ascendantes suivies de chutes abruptes) vont également à l’encontre des modèles mélodiques du cante traditionnel, qui privilégie plutôt les mouvements conjoints et les amples retombées mélismatiques. Et on ne trouvera guère d’harmonisations évoquant les clichés du toque. Il faudra donc vous y résigner, le flamenco n’existe dans les pièces de Pierre Bertrand que par ses compases, mais l’usage qu’il en fait suffit largement à notre bonheur. Ces quelques remarques préliminaires ne sont donc en aucun cas des réserves quant à la beauté de la musique qui nous est offerte, d’autant que le plaisir que prennent les musiciens à la jouer est palpable et communicative, et défie la froideur du CD ou, pire encore, du Mp3.
""Joy" est une suite de dix compositions construites autour d’une trame décidée par le compositeur avant même d’avoir écrit une seule note : les cinq sens". Il s’agit donc d’un concept album, conclu logiquement par une alegría... titrée "Joy". Si ce programme a sans doute constitué une feuille de route utile au travail de Pierre Bertrand, nous ne sommes pas sûr que l’auditeur en identifiera le parcours et les différentes étapes - rien de plus normal : "la musique ne désigne rien, elle est" (Richard Powers). De même, les dénominations des "palos", par lesquelles il prend grand soin de sous-titrer les dix pièces, auront sans doute inspiré tel ou tel ethos, mais ne modèlent pas l’écriture de manière directe et univoque. Sauf donc en ce qui concerne les compases...
... A l’exception d’un tango ("Fly") et d’un tanguillo ("Acqua"), la plupart sont des cycles de douze pulsations avec hémioles, déclinés en bulería ("EMove"), soleá por bulería ("Muse" et ""Black or white"), siguiriya ("Heart"), soleá et bulería ("Mano a mano") et alegría ("Joy"). En l’absence des repères traditionnels attachés à chaque forme flamenca (séquences harmoniques obligées, modèles mélodiques du cante...), leur différenciation n’est pas évidente à la première écoute, si ce n’est pas les différences de tempo. Mais l’écriture thématique du compositeur est un modèle d’adéquation entre mélodie et compás.
Nous n’en prendrons qu’un exemple, les deux volets de "Mano a mano" - soleá et bulería. Les durées variables des tenues de notes du premier thème joué au saxophone soprano (soleá) épousent étroitement l’hémiole caractéristique du compás. Une série de variations en diminutions le font évoluer progressivement, attaques staccato aidant, vers la bulería et l’entrée d’un deuxième thème dérivé du premier. Les deux thèmes sont ensuite superposés (voix et piano pour le thème 1 / saxophone soprano pour le thème 2), la polyphonie et la polyrythmie ainsi produites exploitant magnifiquement la parenté entre les deux palos. Le processus inversé amène enfin insensiblement le retour à la soleá.
Pour d’autres pièces ("Muse", "Fly", "Acqua") le compás est réalisé par un continuo d’arpèges plus ou moins prolongé (piano, ou piano et guitare) en filigrane aux longs envols mélodiques du saxophone (et éventuellement des voix) dans un rapport de temporalités musicales qui n’est pas si éloigné de celui du duo cante / toque - le guitariste y est traditionnellement enfermé dans les "barres de compás", ce qui n’est jamais le cas du cantaor. Dans ce cas, l’excellent duo basse-batterie joue souvent "en creux", entre les accents rythmiques.
La siguiriya ("Heart") est un autre exemple d’une utilisation créative du compás. Cette fois, il est énoncé au début de la pièce par la batterie, qui marque nettement les quatre premiers accents (noire + noire + noire pointée + noire pointé) mais omet le dernier (noire) - cf. exemple n°2 (les parenthèses indiquent l’accentuation omise). L’effet est souligné par le brusque abandon du débit en doubles croches (temps 5 divisé en deux croches). Pour une oreille habituée à la siguiriya flamenca, et donc à la perception du cinquième temps comme un temps de clôture harmonique et rythmique du compás, cette béance inattendue ouvre un espace de rebond rythmique et mélodique propice à un dynamisme motorique dont les musiciens ne se privent pas. Mais ceci nous amène à quelques considérations sur la structure des improvisations...
Les improvisations de Pierre Bertrand entretiennent en effet elles aussi un profond rapport avec la pratique du cante, avec son esthétique sinon avec sa lettre. Disons, pour faire court (et donc légèrement caricatural), qu’il les entame en cantaor et les termine en jazzman, du cante au chorus. Il commence souvent par des réitérations variées du thème, ou d’un fragment du thème, dont les diminutions, les ornementations et les paraphrases élargissent progressivement l’ambitus et l’intensité, pour déboucher finalement sur un chorus en bonne et due forme. Nous ne pouvons ici nous empêcher de nous livrer au jeu des références. Le lyrisme haletant de certains chorus nous ont rappelé le John Coltrane de "My favorite things" (ou de "The believer, "Crescent"...) ; d’autres, à l’humour rythmique que Sonny Rollins appliquait au calypso ("Heart" et surtout "Black or white", avec, avant la coda, ses spectaculaires arrêts sur image en trio saxophone / basse / batterie).
Certains climats sonores oniriques pourront faire penser à l’Ecole de Canterbury (le prélude de "EMove"), ou encore au King Crimson de "Islands" ("White light alone. Zamba argentina"). Mais les arrangements opposent plus fréquemment la densité de vastes blocs organiques dont le centre de gravité se déplace dans un un corps polyphonique en mouvement, constitués des expositions des thèmes et des parties de saxophone, à de courts intermèdes de matière sonore raréfiée, tous de très belle facture, confiés tour à tour à des solistes - pianistes, guitaristes ou plus rarement batteur et percussionnistes. La cohérence et la richesse de leur écriture autorise l’adaptation de ces compositions pour toutes sortes d’ensembles instrumentaux, du quatuor au big band. Une fois par mois, depuis novembre dernier et jusqu’en mars prochain, Pierre Bertrand en présente les diverses métamorphoses au Pan Piper (Paris). Inutile d’ajouter que Flamencoweb vous recommande vivement ces concerts.
Claude Worms
Galerie sonore
Pierre Bertrand et Caja Negra : Heart (siguiriya)
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