samedi 21 novembre 2015 par Patrice Champarou
Le flamenco est certainement resté bien plus ancré dans son histoire que le blues, mais au-delà des évolutions et des innovations, l’un et l’autre sont indissociables du passé plus que centenaire qui leur a donné forme et contenu. Explicitement ou non, traditionalistes et modernistes se réfèrent à un héritage qui nous est en grande partie connu par le disque et par les témoignages, et également à un « esprit », une subjectivité qui les relie globalement à l’expérience des minorités gitanes et afro-américaine. On ne saurait dénigrer ce dernier aspect, qui fait partie intégrante de la fascination qu’exerce la musique sur un public toujours plus nombreux, ni minimiser son rôle moteur et créatif toujours d’actualité ; mais il convient de le dissocier d’une « protohistoire » quelque peu fantasmatique qui, trop souvent, revient à bousculer les repères chronologiques.
L’histoire est-elle en mesure de déterminer à quelle époque le flamenco ou le blues sont apparus ? Cette énigme ne relève pas de la curiosité gratuite, elle se situe au cœur du problème abordé par notre série d’articles ; bien plus que la recherche d’une « date de naissance » présumée, qui demeurerait parfaitement anecdotique et sans incidence sur la musique d’aujourd’hui, elle concerne les circonstances dans lesquelles un peuple a été amené à s’impliquer dans une forme d’expression spécifique ; il est donc légitime d’aborder une fois encore, comme le font la plupart des ouvrages spécialisés et fascicules de médiathèques, la question réputée insoluble de la genèse du blues ou du flamenco.
Si les réponses ont tant varié, c’est en partie faute de documents et de témoignages, mais bien davantage parce que cette « préhistoire » diffuse ne peut être prise en compte que rétrospectivement, que chaque indice est nécessairement interprété en fonction de la perception globale de la musique qui prévaut à un moment donné, du type de « signe précurseur » (réel, ou plus ou moins logique) que l’on recherche. Durant le première moitié du XXe siècle, avant que le blues ne soit identifié et reconnu comme une forme musicale à part entière, les historiens – ou prétendus tels – ne se préoccupaient guère d’une quelconque chronologie, et se contentaient de considérer le blues comme le lien nécessaire entre
l’Afrique et le jazz, une forme d’expression primitive et forcément révolue, qui ne subsistait qu’à travers la musique instrumentale, quelques interprètes féminines de l’ère « classique », et plus rarement le répertoire de chanteurs considérés comme « folkloriques », comme Big Bill Broonzy [1].
Le mythe d’un blues « pur », d’origine rurale, est demeuré ancré dans l’imaginaire collectif, bien plus encore que celui de la toná, réputée à l’origine de toutes les autre formes de cante interprété « a palo seco » (sans accompagnement) [2].
Il est clair que le blues n’est pas sorti tout armé de la cale du premier navire négrier, et que nulle part ailleurs qu’en Andalousie les Gitans n’ont laissé « la moindre trace ou manifestation qui ressemblerait de près ou de loin au flamenco [3] » . Ce constat très frustrant pour les tenants d’une musique « ethnique » reposant sur des constantes immuables ne pouvait manquer d’induire quelques fantasmes de substitution, dont le plus simple consiste à envisager une sorte de « big bang » survenu dès que chaque minorité, africaine ou gitane, a posé le pied en terre étrangère. On ne prendra évidemment pas au pied de la lettre la phrase du même Luis López Ruiz, « lorsque les gitans arrivèrent en Espagne alors naquit le flamenco [4] », qui ne fait que suggérer le point de départ d’une lente évolution ; mais la notion même de « point de départ » n’est pas totalement neutre, elle vise à affirmer a priori l’existence d’un type de chant – que personne, bien évidemment, ne serait en mesure de décrire – qui, au bout de plusieurs siècles de clandestinité totale, aurait évolué vers le blues ou le flamenco « tels que nous les connaissons [5] ». Dans cet esprit, un rédacteur anonyme n’hésite pas imaginer une improbable « soupe primitive » [6] mêlant les langues africaines et l’anglais, la musique sacrée et profane, les chants fonctionnels et récréatifs, collectifs et individuels, d’où le blues aurait émergé dans le contexte des travaux agricoles auxquels les esclaves étaient astreints !
Outre le préjugé racial qui préside à la représentation fréquente des esclaves comme une masse infra-humaine ne réagissant que collectivement, ou des familles gitanes développant pour elles seules un cante primitif au fond des grottes, l’obsession d’un type de chant résultant d’un cri de douleur ou de désespoir est un lieu commun largement partagé.
On admet finalement que le blues et le flamenco puissent avoir une histoire, à condition qu’elle émerge de l’inconnu, que le blues demeure ce chant mystérieux issu des plantations, et le cante un art vocal qui a pris naissance dans « la sphère obscure (...) qu’il n’aurait jamais dû quitter [7] . »
Il faut avouer, à la décharge de cet imaginaire collectif, que la présentation du blues et du flamenco comme des « musiques du passé » est pratiquement contemporaine de leur naissance ; elle animait en tous cas les premiers auteurs qui leur ont donné leurs lettres de noblesse. Antonio Machado y Álvarez « Demófilo » annonçait dès la fin du XIXe siècle la disparition du cante gitano « authentique », corrompu selon lui par son succès, sa professionnalisation, et les imitations andalouses.
« Les cafés, écrit-il en 1881, derniers bastions de l’afición, sont aujourd’hui, contrairement à ce que l’on croit, entrés en décadence, ils ont totalement éliminé les chants gitans qui « s’andalouisifient », si je peux ainsi m’exprimer, ou se transforment en gachonales [de « gacho » = « gadjo », non-gitan], comme disent les chanteurs professionnels, qui perdent progressivement leur caractère primitif et leur originalité pour se métamorphoser en un genre mixte auquel on finit par donner le nom de flamenco comme synonyme de « gitan », mais qui n’est fondamentalement qu’un mélange confus d’éléments très hétérogènes : de bouffonnerie, d’obscénité, de profonde tristesse, de comique affligeant, de crapulerie, etc. » [8]
La presse américaine évoquait d’une manière semblable le « déclin de la musique noire authentique » alors que le jazz n’en était qu’à ses premiers balbutiements, expliquant par exemple qu’« au contact de la race blanche par trop civilisée, le Noir a évacué les meilleurs instincts que Dieu lui avait donné, et totalement échoué [9] » à faire valoir son talent « naturel ».
Dans une perspective totalement différente de l’approche romantique de Machado, mais qui relevait d’une authentique revendication ethnique, W.C. Handy, musicien chevronné qui avait fait ses classes sur la scène parodique des minstrel shows, s’est efforcé dès 1926 de rattacher ses propres compositions à des mélodies populaires entendues dans son enfance, reliant explicitement l’appellation commerciale « blues » à une tradition vernaculaire plus ancienne [10].
Valoriser la prédominance gitane et afro-américaine dans l’émergence et l’interprétation du flamenco et du blues est un objectif aussi louable que légitime, mais revendiquer la permanence d’une culture figée, préservée de génération en génération de toute influence de la culture dominante, relève de l’idéologie pure et simple. On ne peut démentir une croyance, c’est même ce qui la différencie de la connaissance, susceptible d’évoluer en fonction de nouvelles données... mais il serait utile, sans être pour autant qualifié de "révisionnistes" [11] de souligner les confusions et les contre-vérités qui visent à justifier ce mythe, et par exemple de tenter de mettre en parallèle, malgré un important décalage chronologique, ce que nous connaissons effectivement de l’activité musicale des Gitans et des Noirs depuis leur arrivée en Andalousie et en Amérique du Nord, respectivement au XVe et au XVIIe siècle.
Précisons que les dates que l’on avance habituellement correspondent à des arrivages relativement anecdotiques ; le sauf-conduit accordé en 1425 par Alphonse V à un groupe de Gitans circulant vers Barcelone, et le débarquement de vingt captifs africains à Jamestown (Virginie) en 1619 suite au détournement accidentel d’une frégate hollandaise, précèdent de plus de quarante ans l’implantation des Gitans en Andalousie et la généralisation du « commerce triangulaire » vers les colonies d’Amérique du Nord. Le peuplement ne s’est évidemment pas effectué du jour au lendemain ; on estime à 180 000 le nombre de Gitans qui ont gagné l’Espagne par vagues successives à l’issue de leur « longue marche », tandis que le premier recensement établi aux États-Unis en 1790 fait état de 757 000 Noirs (sur un total de 3 929 000 habitants), proportion significative, mais effectif dérisoire en comparaison de la main-d’œuvre africaine importée aux Antilles et en Amérique latine, qui se chiffre par millions [12].
Cette chronologie, ainsi que ces effectifs relativement réduits, disséminés sur l’ensemble du territoire, ont une grande importance quand on s’interroge sur les tendances générales de la musique que pouvaient pratiquer les Gitans ou les Africains aux premiers temps de leur implantation.
On se doit en particulier d’exclure toute influence directe de la civilisation arabe sur les Gitans d’Espagne, telle qu’elle est évoquée dans cet extrait :
« Pendant la période de domination islamique en Espagne (711-1492), les gitans, originaires d’Inde,
atteignirent l’Espagne et reçurent l’autorisation d’y rester. Après le départ des Islamiques, la tolérance culturelle pratiquées par les Maures n’a pas survécu à leur départ. (...) Les gitans abandonnèrent les villes et se réfugièrent dans les collines et les grottes. Leur isolement par rapport à la société les isolèrent [sic !] dans un développement artistique séparé [13] »
Ce scénario aurait pu, à la rigueur, concerner Grenade durant quelques décennies, mais à l’exception de cet ultime bastion d‘al-Ándalus (épargné moyennant un lourd tribut depuis 1246), la « reconquête » de l’Espagne par les Catholiques s’était achevée au XIIIe siècle, bien avant l’arrivée des Gitans en Andalousie (1462).
Ce n’est pas au fond des grottes, et encore moins perchés à flanc de colline qu’on aperçoit les Gitans durant les premiers siècles de leur présence, mais dans les rues, les foires et les marchés, sur les places publiques et dans les processions. Musiciens par tradition, ils se manifestent par leurs chants et leur danses, participent aux festivités religieuses et sont occasionnellement rétribués pour animer des fêtes privées ; malgré les persécutions dont ils font l’objet de la part des autorités ecclésiastiques, ils sont relativement bien accueillis par la population andalouse habituée à côtoyer les cultures les plus diverses. On ne peut douter qu’ils aient enrichi la musique locale d’une touche personnelle, sans pour autant créer un genre qui leur soit propre. Loin d’apporter au folklore andalou « toute la tragédie de leur race persécutée [14] », ils s’imposent par une musique joyeuse et festive qui connaît un grand succès, et ne dédaigneront pas le fandango qui passe pour l’antithèse de l’esthétique gitane. Affirmer qu’ils
développent en parallèle « un tout autre genre de musique, plus intime, plus humaine, chargée de valeurs ancestrales, qu’ils jouaient seulement entre eux [15] » ne repose sur aucun indice objectif.
De la même manière, on peut exclure totalement l’idée d’un type de « blues » surgissant des plantations de l’Amérique coloniale comme une sorte de « protest song » clandestin. Pour dire les choses crûment, aucun historien digne de ce nom ne souscrit de nos jours à la thèse d’un « blues avant l’abolition » (de l’esclavage) évoqué dans Blues People par le poète, essayiste, dramaturge et activiste Le Roi Jones [16] Cet ouvrage, encore considéré de nos jours comme une étude essentielle, révèle avant tout que l’écrivain ne connaissait du blues que les formes intégrées au jazz, tout comme la plupart des intellectuels noirs de l’époque [17] Le « blues » auquel il se réfère, et dont le jazz serait une « pousse ultérieure » (Folio, p. 12) définit le Noir comme un « Non-Américain » (Folio, chap. 1), expression cohérente avec l’idéologie communautariste des Black Muslims (« Musulmans noirs ») que Jones devait rejoindre trois ans plus tard, adoptant le nom d’Imamu Amear (puis Amiri) Baraka. Il serait donc né de « la pire sorte d’esclavage possible », celle qui confronte deux visions du monde « diamétralement opposées » et deux cultures irréconciliables (Folio p. 22). Notre propos n’est pas de souligner les implications politiques et humaines de cette thèse, qui ne dit mot de la traite islamique (qui a concerné 17 millions d’Africains) et considère l’esclavage en Afrique comme une pratique bien plus acceptable, mais de répéter qu’aucun spécialiste, chercheur ou universitaire n’adhère aujourd’hui à cette totale hallucination que serait un « blues » apparu du temps de l’esclavage [18]). Le terme « blues » ainsi que celui, plus anachronique encore, de « gospel [19] »
, ne continuent pas moins d’être utilisés par certains auteurs pour qualifier ce que la musique aurait pu conserver d’ « africain » durant les premières décennies de l’esclavage ; précisons d’emblée que la représentation que nous avons de l’esclavage dans les colonies britanniques appelées à devenir les États-Unis d’Amérique est passablement faussée par les récits postérieurs, le cinéma, et la publicité de quelques groupes de hard-rock en mal de légitimité. Il ne s’agit pas de minimiser l’horreur de l’ « institution particulière », pas plus qu’on ne peut sous-estimer la violence des persécutions dont les Gitans ont été victimes... mais de souligner la grande diversité de traitement des « serviteurs » arrachés à leur continent, le degré de résilience des Africains eux-mêmes (aspect largement occulté) et surtout, d’en finir avec l’image d’un univers concentrationnaire impliquant des effectifs considérables encadrés par des gardiens armés.
Les exploitations étaient généralement de taille modeste, comportant en moyenne une vingtaine d’esclaves, et nombreux étaient les propriétaires qui n’en possédaient qu’un seul. Elles étaient surtout totalement ouvertes – la cruauté et l’exemplarité des châtiments réservés aux fugitifs étaient suffisamment dissuasifs [20] . Dans le cadre d’un système inhumain, cette cruauté n’était évidemment pas gratuite, mais la gestion de la main-d’oeuvre servile pouvait aller de l’exploitation aveugle à un relatif paternalisme. Les exemples extrêmes, comme celui des 80 Africains engagés en 1786 dans la création de canaux de drainage en Caroline du Nord [21], dans des conditions si abominables qu’elles les ont conduits à la mort et au suicide, sont très rares ; ils ne doivent pas faire oublier que de nombreux exploitants ont eu le souci de christianiser, d’éduquer, et surtout d’affranchir spontanément leurs « serviteurs » (la première trace écrite d’un affranchissement remontant à 1644).
À la différence des Catholiques des Antilles françaises et d’Amérique latine, les Puritains de Nouvelle-Angleterre n’avaient pas de tradition esclavagiste. L’institution elle-même ne s’était imposée que progressivement sur une base raciale, ce qui signifie notamment que les premiers travailleurs africains étaient au contact d’autres expatriés « sous contrat » (indentured servants) d’origine européenne, que le problème moral de l’esclavage faisait débat dès l’origine, et que de toutes les cultures néo-africaines, celle de l’Amérique du Nord a été dès le départ la plus « occidentalisée ».
On invoque fréquemment à ce sujet la relative pauvreté rythmique des musiques noires nord-américaines – comparées à la complexité des rythme antillais et latino-américains – en alléguant les « codes noirs » et la « confiscation des tambours » susceptibles de transmettre des messages codés à des fins d’évasion... il s’agit, en fait, d’arrêtés ponctuels concernant toute forme d’instrument de longue portée incitant au rassemblement ou à la révolte, trompettes incluses [22] , et non d’une volonté d’éradiquer des traditions culturelles – par ailleurs aussi diverse que pouvaient l’être les langues des différentes « nations » africaines – qui, de fait, ont disparu d’elles-mêmes en perdant toute fonction sociale ou religieuse.
Ce qui importe, ce ne sont ni les interdictions locales, ni l’usage totalement attesté des percussions par les Noirs au XVIIIe siècle, mais le fait qu’il ne pouvait exister en Nouvelle-Angleterre aucune activité musicale véritablement clandestine. Les esclaves étaient fréquemment chargés d’animer les bals, en ville comme sur les plantations, jouant les airs de danse qui avaient la faveur de leurs maîtres, avant de leur offrir des divertissements de leur crû dans lesquels ils ne se privaient pas de les caricaturer. L’imitation jouait dans les deux sens, « les colons, écrit Eileen Southern, prenaient conscience de la qualité de ce qu’on appelait la « musique nègre » et l’utilisaient pour danser [23] ». Les fêtes religieuses étaient l’occasion de festivités auxquelles les Noirs étaient associés ; ils avaient également leurs propres fêtes qui, par certains aspects, rappelaient la tradition du Carnaval antillais, comme « Lection Day », l’élection de leurs « gouverneurs » – en réalité cinq jours de congé consécutifs qui commençaient par un défilé spectaculaire.
Les avis de recherche publiés dans les gazettes du XVIIIe siècle signalent des fugitifs parlant une ou plusieurs langues européennes, exerçant un ou plusieurs métiers et surtout, possédant et maîtrisant au moins un instrument de musique – le violon en priorité, dont la maîtrise donnait à l’esclave une véritable « plus-value », mais également toutes sortes d’instruments à vent [24].
D’une manière générale, et malgré des conditions de vie extrêmement dures – mais l’étaient-elles davantage que celles de la paysannerie européenne à la même époque ? – il faut retenir que la coexistence entre Noirs et Blancs, entre Gitans et « Gachos », a impliqué des compromis réciproques. L’assimilation forcée a commencé par l’apprentissage de la langue, élément essentiel de l’acculturation, et la christianisation a atteint deux objectifs non négligeables : la sédentarisation effective des Gitans, et l’adoption totale de la monogamie par les esclaves d’Amérique du Nord.
Considérés eux-mêmes comme une marchandise, les esclaves n’en avaient pas moins le droit de cultiver leur propre lopin, de vendre leur production, de posséder et léguer du bétail et des biens meubles. Après d’épuisantes journées de travail (bien que certains exploitants aient jugé plus rentable de les employer « à la tâche ») ils bénéficiaient d’une relative autonomie dans leurs « quartiers », animés jusqu’à une heure tardive par d’interminables palabres. La notion de « codes secrets » ou de plans d’évasion transmis à distance par le chant ou par la musique ne correspondait donc à aucune nécessité, et le contenu qu’on a prêté, par exemple, au chant religieux Follow The Drinking Gourd est une imposture avérée.
On sait que les Gitans d’Andalousie s’étaient spécialisé dans divers activités artisanales, en particulier le travail du métal, et le témoignage de ces activités se retrouvera dans certaines coplas. L’évocation des travaux agricoles est également présente dans les chants d’esclaves, mais on ne la rencontre que très rarement dans les blues. De fait, la continuité textuelle ne permet pas de déduire la forme musicale sur laquelle se sont appuyés les emprunts aux chants de travail, ou à la tradition occidentale (romances en Andalousie, ballades originaires des îles britanniques [25] aux Etats-Unis).
La question qui demeure en suspens porte sur le facteur, l’événement social ou historique qui a pu susciter dans les deux cas l’apparition d’un genre musical totalement original, clairement identifiable, et apparemment en rupture avec l’esthétique de la classe (ou de la race) dominante. Elle sera évidemment prolongée dans la seconde partie, consacrée notamment à l’arrestation générale des Gitans d’Espagne en 1749, à la déportation massive des esclaves vers le Deep South dès le début du XIXe siècle, à l’abolition de l’esclavage et à l’échec de la Reconstruction qui devait aboutir à plus d’un demi-siècle de ségrégation.
Patrice Champarou
[1] « Big Bill » (Lee Bradley, 1903-1958), chanteur et musicien professionnel de Chicago et accompagnateur de studio présent sur plus de 600 enregistrements commerciaux, a été présenté au public de Carnegie Hall en 1939 comme un paysan de l’Arkansas et l’archétype du « bluesman » itinérant. Dans les années 1950, il a remarquablement assumé son rôle d’« ambassadeur » du blues en Europe, adaptant son répertoire à un style nettement moins urbain que celui qui l’avait rendu célèbre avant-guerre. Son autobiographie, Big Bill Blues (Oak Publications, 1955 – version française : Ludd, 1987) est un document indispensable à quiconque veut cerner « l’esprit » du blues, une narration savoureuse... dont chaque détail, y compris les dates et ce nom de William Lee Conley Broonzy sous le quel il est désormais connu, est totalement inventé ! (Voir Bob Riesman : I Feel So Good – University of Chicago Press, 1011)
[2] Selon Pepe de la Matrona, le mot toná désignait à peu près n’importe quel type de chant avant de s’appliquer à la forme fixée par la tradition (interview réalisée par Claude Worms avec l’assistance de Pedro Soler, partiellement publiée en 1974 dans Guitare et musique, No 7, nouvelle série, dont la transcription intégrale a été perdue). Si l’affirmation de Matrona est exacte, elle rejoint l’usage extrêmement générique du mot « blues » au début du XXe siècle. Réputée très ancienne et quelque peu abandonnée, la toná est réapparue avec la « renaissance » du flamenco, mais elle s’avère étrangement absente des enregistrements d’avant-guerre ; celle que nous proposons a été enregistrée par Rafael Romero en 1958.
De même, l‘exemple choisi pour illustrer une forme stricte de blues « rural », dans lequel la voix hallucinante de « King Solomon Hill » (Joel Holmes, 1897-1940) est soulignée par un jeu en notes simples qui ne fait que suggérer les accords, a été gravé assez tardivement dans l’histoire du blues, en 1932. Tous les titres de ce chanteur sont des « reprises » de blues précédemment enregistrés.
[3] Luis López Ruiz : Guide du flamenco – l’Harmattan, 2010
[4] Ruiz, op. cit.
[5] Cette expression traduit en particulier « the blues as we know them », fréquemment utilisée par mes correspondants américains afin de le différencier des « proto blues » et autres formes vernaculaires réputées antérieures.
[6] Field Hollers. Ces deux paragraphes accumulent les contre-vérités, les field hollers (appels à distance) n’ayant aucun rapport avec les spirituals (chants religieux collectifs). Leur contenu nostalgique en langues africaines, et leur caractère « antiphonique », sont de pures fantasmagories. Arythmiques par définition, ils n’ont jamais été des chants de travail fonctionnels, et ne présentent aucune structure rythmique susceptible de se retrouver dans les blues – voir Patrice Champarou : Field hollers, in Ed Komara, ed. : The Routledge Encycopedia of the Blues, vol. 1 p. 320-321 – Routledge, 2004.
[7] Antonio Machado y Álvarez « Demófilo » cité par Leblon, Flamenco – op. cit. p. 34
[8] Antonio Machado y Álvarez « Demófilo » : Colección de cantes flamencos, 1881 – Réédition : Ediciones Demófilo, p. 11
[9] Janet Robinson Murphy : The true Negro Music and its Decline – Independant, 23 juillet 1903
[10] W.C. Handy : Blues, an Anthology. Il existe plusieurs versions de cet ouvrage qui comporte principalement des transcriptions, ainsi que des notes fréquemment révisées, probablement rédigées par Abbe Niles et développées quinze ans plus tard dans Father of the Blues
[11] Le mot est couramment utilisé par les spécialistes de blues américains pour qualifier des auteurs comme Elijah Wald, qui ne font que poursuivre la recherche sans se préoccuper de sauvegarder ou non le dogme du « blues avant le blues »,
[12] Effectifs d’Africains déportés, selon James A. Rowley (in Langel, op. cit. p. 75) :
Amérique du Nord britannique | 523 000 |
Amérique espagnole | 1 687 000 |
Antilles anglaises | 2 443 000 |
Antilles françaises | 165 500 |
Antilles hollandaises | 500 000 |
Antilles danoises | 50 000 |
Brésil | 4 190 000 |
Europe | 297 000 |
Total : | 11 345 000 |
[13] Encyclopedia Universalis : Tsiganes. Repris textuellement, entre autres sites, par Flamenco Lamorena
[14] Ruiz : op. cit.
[15] Ruiz, op.cit. p. 15
[16] Le Roi Jones (Amiri Baraka) : Blues People – William Morrow & Company, 1963 ; Le peuple du blues – Folio, 1968.
[17] Pour Ralph Elison (Invisible Man, 1947), le blues est surtout représenté par les chorus instrumentaux de Louis Armstrong, et seul un bref passage du roman met en scène un Peetie Wheatstraw imaginaire poussant une charrette de chiffonnier. Trente ans plus tard, son ami Albert Murray (Stompin’ The Blues – Da Capo, 1976) évoque exclusivement la musique de danse des « big bands », et ne mentionne que pour mémoire (p. 209) une série de neuf chanteurs de blues dont il a connaissance. Jones cite également quelques noms, mais principalement des chanteuses de l’ère « classique » et de très rares interprètes « folkloriques » (Folio p. 180) auxquels il mêle curieusement T-Bone Walker, l’un des guitaristes les plus novateurs des années 1940.
[18] Davis Evans, Demythologizing the blues (Université de Memphis, 1999
[19] L’appellation commerciale « gospel song » n’a été utilisée qu’à partir de 1932, pour désigner les compositions du Révérend Thomas Dorsey, précédemment connu comme interprète de blues pornographiques sous le nom de « Georgia Tom ; les chants religieux interprétés avant-guerre, soit par des chœurs, soit par des chanteurs solistes, n’ont que de lointains rapports avec le « gospel » d’aujourd’hui.
[20] Outre la flagellation et diverses formes d’exposition en public, on pratiquait sur les esclaves des mutilations non-invalidantes (nez, oreilles ou lèvres tailladées) dont la vision a horrifié Charles Dickens (American Notes for General Circulation, 1842)
[21] Shane White & Graham White : The Sounds of Slavery, p. X-XI – Beacon Press, 2005
[22] Il faut voir avant tout, dans ces « codes » retreignant la liberté des esclaves, comme dans les nombreux édits destinés à restreindre celle des Gitans, le renforcement d’une peur irrationnelle, et des mesures « sécuritaires » destinées à rassurer les autorités, des dispositions « préventives » prises évidemment après-coup, à la suite de révoltes ou d’incidents. Les « codes noirs » détaillaient dans certains cas les sanctions prévues pour les esclaves, mais aussi celles concernant les propriétaires qui refusaient de les appliquer.
[23] Eileen Southern : Histoire de la musique noire américaine, p. 57 – Buchet/Chastel 1976
[24] Le cor anglais est certainement l’élément le plus surprenant dans cette liste d’instruments possédés par les esclaves (Dena J. Epstein : Sinful Tunes and Spirituals, p. 117 – University of Illinois Press, 1977) parmi lesquels on trouve la flûte, la trompette, le fifre, le violon, le tambour et quelques dizaines d’autres. Le banjo, couramment associé aux Noirs dans l’iconographie de l’époque, n’y figure pas, et son usage sur les plantations a été totalement contesté
[25] Nous proposons à titre d’exemple deux variantes de la ballade britannique Our Goodman (Child 274 ), reprise en français sous le titre Ça, je ne l’ai jamais vu , l’une par le leader du « Dallas String Band » Coley Jones, l’autre bien postérieure par le chanteur et harmoniciste de Chicago Sonny Boy Williamson.
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