Cette série d’articles publiés conjointement sur deux sites spécialisés, tous deux héritiers de magazines qui ont cessé de paraître dans leur version « papier », Flamenco magazine et Blues Again, n’a évidemment pas pour but d’initier les flamenquistes au blues ni de convertir les amateurs de blues en aficionados. Il s’agit plus simplement de confronter deux genres musicaux qui, au premier abord, ne semblent présenter aucune caractéristique commune… si ce n’est leur association à deux minorités opprimées, les Gitans de Basse-Andalousie et la population afro-américaine du Sud des États-Unis. Les caractères généraux de la musique, sa genèse et les différents aspects de cet enracinement social et ethnique soulèvent des questions presque identiques qui obligent à préciser, à relativiser, voire à reconsidérer quelques idées reçues.
Il serait exagéré de prétendre que cette étude est le fruit de dix ans de recherche ; disons plutôt que ce délai correspond à un temps de réflexion, d’hésitation devant la complexité de la tâche. Comparer blues et flamenco, deux musiques si différentes par la forme, par la langue et par la culture qu’ils véhiculent, ne semble devoir aboutir qu’à la découverte de quelques coïncidences marginales et, pour l’essentiel, à l’énumération de caractéristiques totalement opposées concernant les rythmes, les modes, les techniques vocales et instrumentales. Le seul point commun que suggèrent les ouvrages spécialisés, les sites de vulgarisation, les témoignages des musiciens et amateurs, c’est que le blues et le flamenco ne se comprennent véritablement que par rapport au vécu des peuples qui leur ont donné naissance [1] ; la musique semble imposer d’elle-même un tel rapprochement :
« Je suis tombé hier par hasard sur un doc tv. On y voyait un chanteur de flamenco qui chantait avec la même intensité qu’un bluesman. Voix âpre, dépouillement, pauvreté, relations sociales très rigides – il parle des notables pour lesquels les chanteurs devaient chanter – on se croirait en Louisiane.
Il est difficile d’en parler tant ce type dégage d’intensité. Je me suis dit que peut-être, chaque civilisation avait inventé une musique qui s’apparentait au blues. Les thèmes sont d’ailleurs les mêmes : femmes, amour, désespérance. »
C’est ainsi que Yann Leroux, fondateur du groupe de discussion Blues Harp dédié à l’harmonica, exprimait il y a seize ans le « choc » qu’il avait ressenti en découvrant le documentaire de Dominique Abel, Agujetas, cantaor.
Ce qui apparaît le plus clairement dans cette contribution, c’est l’émotion sincère que peut ressentir un auditeur confronté pour la première fois à une musique totalement étrangère à sa culture ; je me rappelle avoir éprouvé le même frisson il y a cinquante ans en entendant la voix d’Eddie J. « Son » House Jr.,
chanteur du Mississippi qui ressurgissait après trente ans d’oubli, porté par la vague du « blues revival » des années 1960 ; et quelque années plus tard, le timbre bouleversant de Don Antonio Chacón.
Il est d’ailleurs significatif que la voix humaine, l’instrument le plus directement apte à communiquer l’émotion, permette d’accéder d’emblée à un art complexe et déroutant ; qu’une interprétation sobre, accompagnée d’un seul instrument, frappe l’imaginaire bien mieux que ne le ferait un arrangement sophistiqué. L’image du chanteur de blues solitaire, l’intensité vocale du cantaor, l’évocation du milieu rural d’où sont issus grand nombre de créateurs du blues et du flamenco provoquent une véritable fascination, suscitent un mélange d’admiration, de sympathie et de révolte qui participe du plaisir musical.
De ce point de vue, la subjectivité est totalement légitime ; la musique, comme toute forme d’art, a vocation à solliciter l’imaginaire, elle n’est pas conçue pour être analysée mais pour être jouée, écoutée et surtout ressentie. La difficulté ne surgit qu’à partir du moment où le fantasme vient se substituer de manière autoritaire à ce qu’on peut connaître de la réalité sociale, historique, et même musicale d’un art étroitement associé à l’expérience d’une minorité.
Il n’y a ici aucune exagération, l’histoire du blues a clairement hérité du goût prononcé pour les anecdotes, pour les légendes et les raccourcis simplistes qui ont longtemps dominé celle du jazz, et la perception du flamenco est souvent marquée par des schémas identiques, profondément ancrés dans l’imaginaire collectif : l’idée d’une musique qui se « vit de l’intérieur » et ne nécessite aucun apprentissage, d’une impulsion qui ne fait que refléter une expérience individuelle ou collective. L’esprit occidental, prisonnier de la codification écrite au point d’appeler « musique » les symboles figés sur une partition, retrouve le réflexe de la pensée magique face à ce qui échappe à ses codes et à son analyse : c’est la Niña de los Peines sollicitant le duende en se brûlant la gorge avec une rasade d’eau-de-vie, ou encore Tommy Johnson vendant son âme au diable en échange de talents musicaux exceptionnels... ces détails seraient parfaitement inoffensifs s’ils ne visaient à expliquer le talent individuel par l’intervention de forces obscures, générant à l’occasion de doctes contresens [2].
Le remarquable documentaire de Dominique Abel relève autant de la création que la musique qu’il illustre, et sa fonction est bien davantage de suggérer que d’informer. L’environnement dépouillé, le contexte de travail, la personnalité à la fois riche et fruste de Manuel « Agujetas », le recours systématique aux martinetes traditionnellement chantés a capella et soigneusement mis en scène devant la forge incitent à établir des parallèles entre le flamenco et une image du blues qui a persisté jusqu’à nos jours, rappelant immanquablement la pauvreté des journaliers et sharecroppers [3] du Mississippi, la légende du « bluesman » illettré, mais détenteur d’un répertoire traditionnel qu’il colporte de ville en ville, les chants de travail rythmés par des coups de pioche, les mystérieux field hollers modulés à travers champs ou encore les interminables assemblages de couplets baptisés « over and overs »...
L’analogie entre blues et flamenco s’appuie sur une représentation globale séduisante dont chaque détail, pris isolément, relève de l’extrapolation. La Louisiane n’a jamais été considérée comme le berceau du blues [4], les martinetes ne sont évidemment pas des chants de travail [5] et par respect pour les cantaores qui ont séjourné sur les bancs de l’école, nous laisserons à Agujetas la responsabilité de ses propos sur les vertus de l’illettrisme [6].
Certes, le flamenco tout comme le blues est marqué dès l’origine par un contexte de pauvreté et de discrimination... mais le discours musical, chorégraphique et textuel n’exprime ni la soumission, ni la résignation, il n’a pas davantage pour but de renvoyer à chaque « communauté » une image de la détresse qu’elle vit au quotidien, mais au contraire d’affirmer, selon des modalités différentes, un même droit à l’existence, à la reconnaissance sociale et à la dignité.
La mise en parallèle des aspects historiques, sociaux, musicaux et textuels du blues et du flamenco s’avère incompatible avec les évocations poétiques et les extrapolations fantaisistes qui fourmillent sur le Web, elle impose de rechercher une cohérence qui permet de reformuler la question essentielle : dans quelle mesure peut-on considérer l’un et l’autre comme la « musique d’un peuple » ?
Ce travail est avant tout le reflet de réflexions convergentes qui sont apparues au fil des ans lors de discussions informelles avec Claude Worms, rédacteur en chef de Flamencoweb et ami de longue date. La comparaison souffre certainement d’un déséquilibre dans la mesure où ma connaissance du flamenco, bien que remontant à plusieurs décennies, demeure nettement plus empirique que mes recherches sur le blues... mais il était indispensable de commencer à défricher le terrain, de livrer quelques pistes de réflexion tout en évitant les longs développements spécifiques.
Cette série d’articles s’efforcera donc de privilégier les questions
« transversales », en particulier et sous réserve de modifications :
2. Question de définition : entre origines et évolutions, quelle référence ?
3. Racines vagabondes : une obsession tenace...
4. Repères et antécédents : musique et acculturation.
5. Repères et antécédents : seconde partie
6. Les mots et la musique : le « blues » et « los flamencos ».
7. Les paradoxes du folkloriste : les limites de l’adjectif "populaire".
8. Musique et discographie : quand le phonogramme raconte l’histoire.
9. Le cantaor et le « bluesman » : mythe et réalité.
10. Lyrics & letras : Thèmes et expression.
11. Caractéristiques musicales
12. Styles « primitifs » ? : les « gitanos » et le Delta.
13. Retour vers le présent
Patrice Champarou
Logo : photo de Blind Willie McTell
[1] Le blues est souvent défini comme « une musique ethnique, celle des Noirs du Sud des États-Unis » (Gérard Herzhaft : La Grande Encyclopédie du Blues, p. 11 – Fayard, 1997). On peut également lire que « Le flamenco est intimement lié au monde gitan. Toute analyse le concernant se doit d’étudier le peuple gitan. » (Luis López Ruiz : Guide du flamenco, p. 13 – L’Harmattan, 2010).
[2] La légende du « pacte avec le Diable » faisait très certainement partie de superstitions courantes dans le Sud, mais elle concerne le chanteur Tommy Johnson, et non le célèbre Robert Johnson. Rapportée par son frère LeDell (David Evans : Tommy Johnson, p. 22-23 – Studio Vista 1971), elle a été faussement attribuée à l’auteur de Cross Roads Blues par Robert Palmer (Deep Blues, p. 126 – Penguin Books 1982) qui, en assimilant le « grand homme noir » à une divinité maléfique (Legba), confond une pratique magique « hoodoo » spécifiquement afro-américaine et le Vaudou haïtien (voir l’exposé de Catherine Ironwode).
[3] Sharecroppers : métayers. Le « sharecropping », contrat de louage des terres qui s’est généralisé dans le Sud des États-Unis après la Guerre de Sécession, aboutissait souvent (mais guère davantage que le fermage) à un endettement permanent des exploitants. Il a été assimilé à une prorogation déguisée de l’esclavage, mais il concernait en réalité une majorité d’agriculteurs blancs.
[4] L’évocation de la Louisiane résulte probablement d’une confusion courante entre les alentours de la Nouvelle-Orléans, où se situe l’embouchure du fleuve Mississippi, et la région désignée localement (ainsi que dans la littérature américaine) par l’expression « Mississippi Delta », qui correspond à la partie de l’ancien delta géologique située dans l’État du Mississippi : une plaine alluviale qui s’étend du nord au sud entre Memphis et Vicksburg, et qui passe pour le berceau du blues.
[5] Comme l’a indiqué Agujetas lui-même, il est impossible d’interpréter un chant aussi exigeant que les martinetes en frappant sur une enclume. L’introduction de ce type de percussion dans les enregistrements de studio n’est pas une tradition, mais une innovation que Ricardo Molina et Antonio Mairena considéraient comme un « accompagnement théâtral » produisant « des effets artificiels » (in Ruiz : op. cit. p. 129).
[6] « El que sabe leer y escribir no sabe cantar flamenco », que Wikipédia traduit par « un cantaor qui saurait lire ne vaudrait rien », est une citation inexacte et incomplète. Plus précisément, « una persona si sabe leer y escribir ya no puede cantar flamenco, porque entonces pierde la pronunciación » suggère le risque de « désapprentissage » par l’écrit, souligne le rôle fondamental de la transmission orale et l’importance des caractéristiques phonologiques du cante.
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