Flamenco Jazz Company : "Nikela" / Ultra High Flamenco : "Bipolar"

samedi 14 mai 2011 par Claude Worms

Flamenco Jazz Company : "Nikela" - un CD Karonte (2011)

Ultra High Flamenco : "Bipolar" - un CD Karonte (2011)

Depuis les premières expériences du saxophoniste Pedro Iturralde dans les années 1960), le "Flamenco - Jazz" (et vice - versa) est devenu un genre à part entière. Les productions récentes permettent déjà d’ y déceler plusieurs tendances, selon leur plus ou moins grande proximité avec l’ un ou l’ autre des deux langages musicaux, les formations instrumentales, incluant, ou pas, des cantaores...

La question de la forme, et conséquemment d’ une plus ou moins forte dose d’ improvisation dans la conception des oeuvres, est au coeur des problématiques que doivent affronter les compositeurs et arrangeurs. Elle commande aussi le choix des types d’ improvisation : jazzy - paraphrases de thèmes et / ou développements mélodiques sur la grille harmonique ; ou flamenca - collage aléatoire de "plans" personnels et / ou traditionnels.

La diversité et la cohérence des solutions proposées par Flamenco Jazz Company et Ultra High Flamenco, dans deux récents albums également recommandables produits par le label Karonte, nous dissuadera en tout cas d’ évoquer une hypothétique "fusion" : nous sommes ici en présence de projets esthétiques originaux et solidement structurés, irréductibles à tout étiquetage stylistique.
Les deux formations n’ ont d’ ailleurs que très peu (Flamenco Jazz Company) ou pas du tout (Ultra High Flamenco) recours à des artistes invités, ce qui, naturellement, renforce leur cohésion.

Le groupe Flamenco Jazz Company est une extension flamenca du Pedro Ojesto Trio, combo de jazz composé, outre son leader (piano et claviers), de José Miguel Garzón (contrebasse) et de Fernando Fabier (percussions). Le trio est renforcé par trois jeunes musiciens prometteurs : Israel Fernández et Miguel de la Tolea (chant) , et David Cerreduela (guitare). Pedro Ojesto, cheville ouvrière du groupe (il signe ou cosigne la quasi-totalité des arrangements) est déjà un vétéran de la scène flamenco – jazz. Il a fait ses débuts avec la Cuadra de Sevilla de Salvador Tavora, et collaboré, entre autres, à la Misa Flamenca d’ Enrique Morente. Pédagogue et théoricien spécialisé dans les problèmes harmoniques (nous lui devons un très recommandable ouvrage sur le langage musical du flamenco, notament de ses aspects harmoniques, Las claves del flamenco – Fundación Autor de la SGAE, Madrid, 2008), il est professeur d’ harmonie au Taller de Músicos de Madrid depuis sa fondation en 1986, a fondé en 1994 la Escuela de Nuevas Músicas, et a dirigé le premier séminaire de flamenco organisé au Real Conservatorio de Madrid, consacré à une « introduction au flamenco actuel ». En tant que pianiste, compositeur et arrangeur, il a collaboré aux deux albums d’ Agustín Carbonell « Bola » (« Carmen » et « Vuelo Flamenco » - Karonte, 1990 et 1994) et à « Chansons flamencas » (Karonte, 2001), a gravé deux albums avec Solar (« Dentro » et « Música de los elementos » - Karonte, 1992 et 1995), et deux autres sous son nom (« Lo mejor que tengo » - Infinity, 1996 ; « Quiero » - Karonte, 2004).

Toutes les compositions de Nikela sollicitent la voix de l’ un ou l’ autre des cantaores, ou des deux pour quelques estribillos en chœur. Mais elles revêtent deux formes nettement distinctes, même si certains titres échappent à cette classification un peu réductrice.

Dans la première partie du programme, la forme est nettement de type jazzistique, proche du plan thèmes / choruses. C’ est le cas des deux Rumbas (« Los niños soldados » - très beau texte sur un thème qui évoque les meilleures compositions de Ketama ; « Bohemio », plus afro-cubain), de « A tí mujer » (balade dont la mélodie et surtout l’ harmonisation nous changent agréablement de la banalité habituelle de ce genre d’ oeuvrettes) ; et surtout de deux pièces remarquables, la Bulería « Yepa » (la cohérence et le dynamisme du dialogue improvisé piano – guitare y sont particulièrement impressionnants) et l’ adaptation « por Soleá », aussi originale qu’ aboutie, du « Blue in green » de Miles Davis. La section rythmique est impeccable de bout en bout, et les chorus, aussi incisifs que concis, doivent sans doute une bonne part de leur qualité aux grilles harmoniques de Pedro Ojesto. Les chanteurs sont utilisés à la manière de vocalistes de jazz, ce qui les confronte à des sauts d’ intervalles auxquels le cante les a peu habitués : ils s’ en tirent très honorablement, même si on les sent incontestablement (et naturellement) plus à l’ aise dans les cantes de facture plus traditionnelle.

Les trois dernière plages du disque empruntent en effet des sentiers plus traditionnellement flamencos : une Soleá, une Bulería, et des Tangos. Ces derniers, superbement interprétés par Montse Cortés, habituée à ce genre d’ entreprise, surprendront sans doute certains de nos lecteurs par les astucieuses adaptations d’ un Fandango de Camarón (« No dudes de la nobleza que puede tener un gitano… »), d’ une letra de Soleá, dans une variante légèrement surréaliste ( « No le pegue usted a mi padre / Mi padre es un pobre viejo / Que no se mete con nadie » devient : « Me gustan las cosillas de mi padre / Mi padre… »), et même du biblique « Vanidad de vanidades / Todo es vanidad »… La forme est cette fois nettement flamenca (successions de cantes, falsetas, paseos…), même si Pedro Ojesto et David Cerreduela nous gratifient là encore de quelques harmonisations aussi originales que pertinentes.

La (bonne) surprise vient de l’ exact équilibre piano / guitare, toujours difficile à réaliser, et particulièrement perceptible dans la Soleá, qui n’ est accompagnée que par ces deux instruments. Surtout, Pedro Ojesto réussit à nous convaincre que le piano peut accompagner le cante traditionnel sans l’ écraser, ce dont nous doutions jusqu’ à présent à l’ audition de la plupart des pianistes, Diego Amador excepté : la précision de la dynamique et du placement de ses accords, bloqués ou arpégés, et l’ économie de ses contre – chants (quelques notes suffisent à suggérer une polyphonie minimaliste) sont un régal de discrétion et de pertinence (vous pourrez vous en convaincre en écoutant le court extrait que nous vous proposons). On notera au passage la placement millimétrée des relances en traits « note contre note » (piano / guitare) qui dynamisent le cante, notamment à la fin des Tangos. David Cerreduela se révèle ici être un accompagnateur inspiré, ce qui ne l’ empêche pas d’ être aussi un véritable improvisateur dans les compositions de forme jazzistique (ce qui est beaucoup plus rare parmi les guitaristes flamencos…).

Enfin, deux pièces échappent à notre classification : les premiers Tangos, « Barquero », qui alternent chorus et accompagnement traditionnel (le violon de Raúl Márquez y modifie agréablement la couleur instrumentale), et surtout les Jaleos « Bella Calí », une surprenante et belle déclamation mélodique, évoquant la musique arabo – andalouse, sur des percussions pointillistes et une « basse continue », entre riffs et contre – chants, de la contrebasse, mixée très en avant (pas d’ autres instruments – atmosphère envoûtante garantie).

Blue in green
Eres tú la melodía

"Blue in green" (Soleá) : Flamenco Jazz Company - chant : Israel Fernández

"Eres tú la melodía" (Soleá) : Flamenco Jazz Company - chant : Miguel de la Tolea (extrait)


Nous nous étendrons moins longuement sur le deuxième opus du groupe Ultra High Flamenco, dont nous avions déjà vanté la qualité, et décrit l’ originalité, à propos du précédent « UHF 2010 » (lire notre critique dans cette même rubrique). La formation persiste et signe dans la même veine strictement instrumentale, avec les mêmes musiciens : Alexis Lefèvre (violon), José Quevedo « Bolita » (guitare), Pablo Martín - Caminero (contrebasse) et Paquito González (percussions). Ceux d’ entre vous qui avez aimé cet enregistrement, que nous espérons nombreux, ne seront pas déçus par «  Bipolar ».

Si l’ on doit déceler ici une évolution, ce sera vers une qualité accrue des compositions, et plus de cohérence encore dans leur traitement. Même si José Quevedo signe quatre d’ entre elles (« Nuestra sfera », Bulería ; « A Manuel Torre », Siguiriya ; « Bolando », composition ternaire à l’ allure de Fandango ; « La Baratita », Rumba), Alexis Lefèvre et Pablo Martín - Caminero se partageant les quatre autres (« Positango », Tangos et « La Tanguirera », Tanguillo pour le premier ; « O.F.N.I. Objeto flamenco no identificado » - nous ne nous risquerons donc pas à l’ identifier, peut – être « Bulerumba » ?, et « El Republicanón », Rumba, pour le second), il nous semblerait aussi juste de les assigner à l’ ensemble du groupe.
C’ est que nous pourrions le qualifier de trio à cordes avec percussions obligées.

Les improvisations de type chorus sont beaucoup plus rares dans ce nouvel enregistrement. Les thèmes, toujours très courts, sont dessinés essentiellement selon des contours rythmiques, auxquels viennent adhérer des motifs mélodiques, qui seront ensuite variés par ornementation, modification des phrasés, modulation, paraphrase… Surtout, dans les développements, ces thèmes sont souvent fragmentés en cellules rythmico – mélodiques, qui donnent naissance à de nouveaux thèmes apparentés : on peut donc parler ici d’ un véritable travail thématique, au sens classique du terme. L’ ensemble nous situe dans une sorte de musique flamenca répétitive, propice à un travail très pointu sur les textures.

Car l’ originalité du concept tient aussi dans le parti pris de travailler essentiellement sur la trame polyphonique (à laquelle les percussions participent également) en évitant autant que possible les références harmoniques (pour l’ accompagnement, même la guitare est utilisée surtout dans sa fonction rythmique). Le contraste entre les cordes pincées et les cordes frottées permet de varier les couleurs sonores à l’ infini, d’ autant plus que les musiciens brouillent souvent les pistes : violon et contrebasse en pizzicati, guitare sollicitant de longues résonances dans l’ extrême grave… Le ton dominant (au sens pictural du terme) est annoncé dès l’ introduction, qui n’ est jamais confiée à l’ ensemble des instruments, mais à l’ un ou l’ autre d’ entre eux (quelquefois, rarement, deux). Enfin, la référence flamenca est assurée, non seulement par le rythme et la modalité, mais aussi par les envolées lyriques du violon, dans lesquelles on peut voir une figuration du cante.

On l’ aura compris, c’ est l’ensemble de la musique produite par Ultra High Flamenco qui pourrait être qualifiée d’ O.F.N.I. Un O.F.N.I. en tout cas aussi stimulant pour l’ esprit que pour la sensibilité de l’ auditeur.

A Manuel Torre

"A Manuel Torre" (Siguiriya) : Ultra High Flamenco

Puisque les disquaires indépendants sont devenus chez nous à peu près aussi rares que les squelettes de dinosaures, ajoutons une dernière remarque à l’ usage des magasins Fnac, Virgin et autres Harmonia Mundi : quand se décidera - t’ on enfin à distribuer correctement en France la production discographique espagnole, entre autres celle du label Karonte, dont nous avons souvent souligné
la qualité (avis totalement désintéressé, rassurez - vous : Flamencoweb n’ est pas encore entré au capital de Karonte...) ? Ce serait d’ autant plus judicieux que ces deux albums intéresseront non seulement les amateurs de flamenco, mais aussi les amateurs de jazz, ou, plus simplement, de très bonne musique.

Claude Worms


Blue in green
Eres tú la melodía
A Manuel Torre




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