Entretien avec Mathias "El Mati" Berchadsky

Paris, le 30 décembre 2010

lundi 3 janvier 2011 par Claude Worms

Nous avons beaucoup apprécié l’ originalité et la solidité des compositions de "Cantos del posible", rares pour un premier album (lire notre critique dans la rubrique "Nouveautés CD"). Nous avions donc grande envie de rencontrer Mathias Berchadsky : un entretien long et dense, à méditer

FW : Quelle a été ta formation musicale avant le flamenco ?

Mathias Berchadsky : J’ ai commencé par des cours particuliers de guitare vers douze ou treize ans. J’ ai eu la chance d’ avoir toujours eu des professeurs qui avaient un pied dans le métier. Ils jouaient en concert, et me transmettaient donc plus l’ envie de jouer que des notions guitaristiques à proprement parler. Au début, j’ ai pris des cours avec un guitariste de pop rock, puis j’ ai poursuivi avec Louis-Serge Lafeuillade. Il mesurait plus de deux mètres, et avaient des mains énormes : il descendait le manche de sa stratocaster en deux fois… Ensuite, vers seize ans, je suis allé faire le stage du CMCN à Vittel, où j’ ai rencontré mon idole de l’ époque, Larry Corryel. C’ était mon premier contact avec des musiciens de haut niveau. J’ ai renouvelé l’ expérience l’ année suivante, puis je me suis inscrit à l’ école, et j’ y suis resté un an. C’ était très dense : quatre heures de théorie et quatre heures de guitare par jour. Il était impossible de tout digérer… Les cours d’ improvisation avec Jean-Marie Viguier, qui a une connaissance encyclopédique des gammes, des accords, des systèmes… On se retrouvait avec quatre pages de pentatoniques javanaises qu’ il fallait apprendre pour la semaine suivante. Evidemment, personne n’ y arrivait. On pouvait connaître la gamme, mais pas le vocabulaire correspondant, et donc, pour improviser… C’ est une année pendant laquelle j’ ai été en contact avec toutes sortes de musiciens : John Scofield, Mike Stern, Bill Dobbins pour l’ arrangement… En plus des professeurs que nous fréquentions régulièrement, il y avait chaque semaine une master-class, pas forcément dans le genre musical que nous étudiions, ce qui nous redonnait un peu d’ énergie, car c’ était beaucoup de travail.

Ensuite, quand je suis arrivé à Paris, on me promettait un peu monts et merveilles parce que j’ étais sorti avec mention spéciale de cette école, à dix neuf ans, Mais ça ne s’ est pas du tout passé comme ça. Comme quoi le diplôme, en musique, n’ est pas forcément très significatif…

Pendant les années qui ont suivi, je me suis intéressé à d’ autres styles. D’ abord, je passais beaucoup de temps à jouer seul chez moi, Sans les sections rythmiques auxquelles j’ étais habitué dans le jazz : ce n’ était pas évident, mais ça m’ a permis de développer des notions de phrasé… Je me suis passionné pour les compositions d’ Astor Piazzola, que j’ ai beaucoup déchiffrées, et j’ ai commencé à écrire des pièces entre tango argentin, musette et jazz manouche, un univers qui m’ attirait beaucoup. Et finalement, en 1998, le flamenco…

FW : Pourquoi le flamenco en 1998 ?

MB : Je m’ en souviens bien, parce que c’ était l’ année de la coupe du monde de foot… A l’ époque, j’ enchaînais des missions d’ intérim pour survivre, comme beaucoup de musiciens, ce qui facilitait les rencontres. J’ ai travaillé dans un groupe monté par un chanteur de chanson française, et nous nous sommes retrouvés engagés pour une fête privée, à l’ occasion de la création de Vivendi Universal. C’ était gigantesque, avec une soixantaine de musiciens. Nous étions tous dans les loges. Il y avait là deux gitans des Saintes, et j’ ai sympathisé avec l’ un d’ eux. J’ avais bien quelques disques de Paco de Lucía, que j’ écoutais avec admiration, et une frustration terrible de ne rien comprendre… Là, pour le coup, j’ avais ça en face de moi. Bien sûr, le type n’ était pas Paco, mais pour moi, c’ était du pareil au même : ça été le déclencheur. Nous nous sommes vus pendant quelques mois. J’ ai beaucoup appris avec lui. Il ne jurait que par les Tangos et la Bulería, surtout la Bulería. Il savait jouer aussi d’ autres palos, mais pour lui, ils n’ étaient pas importants. Il m’ a appris le medio compás, comment diviser par deux, trois ou six, comment placer le rasgueado, pas sur le temps, mais sur la deuxième ou la troisième croche d’ un triolet… toutes sortes de petites astuces dont on ne m’ a jamais parlé ensuite en Espagne. J’ ai mis trois ou quatre ans à comprendre la richesse de ce que j’ avais reçu de lui. Il s’ appelait Daniel Ambroise, et j’ ai complètement perdu sa trace.

FW : Pour la main droite, la reconversion t’ a – t’ elle posé problème ?

MB : En fait, j’ avais raté l’ entrée au CNSM en jazz, en partie à cause de la lecture. J’ avais un peu pris les nerfs avec ça, et du coup, je m’ étais mis à déchiffrer des centaines et des centaines de pages de guitare classique, pour me venger… Finalement, je n’ ai pas repassé le concours, mais j’ ai développé un peu ma main droite. Mais oui, ça a été du travail… Je n’ ai pas cherché à récupérer d’ emblée l’ aisance que j’ avais pu acquérir en jazz ou dans d’ autres musiques. Techniquement, je savais que je mettais les pieds dans quelque chose qui allait être long. Mais l’ amour du flamenco était pour moi le plus important, et il m’ était égal que ça me prenne deux, trois, dix ans de plus… Je me suis mis au travail, et un peu plus tard je sus parti en Espagne pour rejoindre un ami qui était une sorte de clone de Stevie Ray Vaughan, dont la mère était de Jaen, et qui ne jurait que par Vicente Amigo… Il était parti étudier en Andalousie, dans les premières années de la Fondation Cristina Heeren. J’ ai été son poisson pilote pendant presque cinq ans…

FW : Tu es donc passé par la Fondation Cristina Heeren…

MB : Je n’ y suis resté quatre mois, en 2002 je crois. Je me suis inscrit au cours de spécialisation, qui durait quatre mois à l’ époque. Ensuite, ils m’ ont proposé une bourse, mais je n’ en pouvais plus… J’ ai beaucoup appris à la Fondation, mais j’ avais déjà vingt six ans, et j’ étais assez clair sur mes orientations musicales… Pour être à l’ école, d’ une certaine manière, il faut être malléable. J’ ai passé beaucoup de temps avec les chanteurs, mais les professeurs de guitare ne m’ appréciaient que moyennement, parce que je ne prenais pas leurs falsetas. Je commençais déjà à composer à l’ époque.

Il y a tout de même quelques guitaristes qui m’ ont beaucoup appris. Notamment Paco Cortés, avec qui j’ ai eu pourtant des rapports plutôt rêches. C’ est un guitariste que j’ ai toujours beaucoup aimé : rien de particulièrement novateur dans l’ approche, mais il a le son, et c’ est très flamenco. J’ étais très impatient de le rencontrer pendant deux semaines, et, pour le coup, j’ ai appris ses falsetas. Le problème, c’ est que je les mémorisais très rapidement, et, en deux heures, je les jouais aussi vite que lui. Au début, il trouvait ça sympathique, mais au bout de trois ou quatre jours, ça a commencé à l’ énerver… Le dernier jour de cours, il nous a dit : « vous êtes tous de très bons élèves », et il a regardé tout le monde sauf moi. Je ne l’ ai pas mal pris, parce que nous avions eu d’ autres contacts, même si nous nous étions peu parlés. Mais tout même, je l’ ai cuisiné un peu, et il a fini par me dire : « moi, je ne fais pas comme toi, je ne m’ écoute pas jouer ». Ce fut pour moi une révélation. A partir de ce jour, j’ ai compris qu’ une partie de la musicalité n’ était pas de l’ ordre du contrôle, mais plutôt dans le sens inverse, et c’ est Paco qui m’ a ouvert cette porte - là. Evidemment, après, c’ est juste le début des ennuis… C’ est comme lorsqu’ on fait une réflexion à un musicien sur le tempo : c’ est juste la prise de conscience, et ensuite, il y a des années de travail… Il a appuyé là – dessus d’ une façon un peu dure, ce n’ était pas très agréable à entendre, mais en même temps, d’ une certaine manière, j’ en ai appris plus avec une phrase comme ça qu’ en quatre mois de Fondation.

FW : Quels souvenirs gardes – tu de l’ enseignement à la Fondation ?

MB : Le matin, on commençait par deux heures de picado avec Niño de Pura : à 235 à la noire, avec le sourire…, et tout le monde en train de galérer et de se faire des tendinites. Comme tu le sais, il ne fait jamais aussi froid que dans un pays chaud quand il y fait froid : le cours commençait en février, et nous avions tous des mitaines...

Avec José Luis Postigo et Paco Taranto, pour le cours d’ accompagnement du chant, c’ était drôle. José Luis est arrivé avec une feuille de papier noircie de noms de styles. Il nous a dit : « voilà, il y en a soixante dix ou quatre vingt… Par lequel voulez – vous commencer ? ». On a attaqué par la Caña, Paco Taranto la chantant pour une quinzaine de guitariste… Et si tu ne connais pas, tant pis, le lendemain, on passe déjà au Polo. Il y avait des cours à la fin desquels tu pensais que tu n’ y arriverais jamais. Je me souviens notamment d’ un cours « por Levante » : Paco Taranto a fait un chant différent pour chacun des quinze guitaristes…

Donc, tu collectionnais des tonnes de mini - disques remplis de données, et finalement, tu n’ avais pas le temps. Je passais tout de même beaucoup de temps avec les chanteurs, à essayer de les accompagner dans les couloirs, dans le patio…, parce que c’ était finalement ce qui m’ intéressait le plus. Et ensuite, l’ après – midi, j’ allais faire trois ou quatre heures d’ accompagnement du cours de danse, pour faire bonne mesure : au total, dix heures de travail par jour.

Après la Fondation, je suis resté à Séville, et j’ ai commencé à travailler avec Granados, El Torombo… J’ ai découvert le milieu flamenco professionnel, j’ ai

joué à Las Brujas… Au bout d’ un an, je me suis dit qu’ il était temps pour moi de digérer tout ça. Je savais par expérience, avec le CMCN, que quand tu accumules tant d’ expériences musicales et émotionnelles, il est indispensable d’ avoir ensuite un temps de décompression et d’ assimilation. J’ ai alors décidé de rentrer en France, et c’ est aussi à ce moment que les choses ont commencé à se débloquer pour moi sur le plan professionnel.

FW : Quand tu es arrivé à Séville, connaissais – tu déjà un peu le cante ?

MB : Au tout début ? Non, pas du tout… Je n’ avais même jamais vu de danse en vrai ! Déjà, je ne parlais que trois mots d’ espagnol… Mon premier choc a été le cours de Guajira, avec « bata de cola », de Milagros Mengibar.

FW : J’ ai cru comprendre que l’ accompagnement du chant t’ intéressait plus que celui de la danse…

MB : Je crois qu’ il y a une musicalité plus commune entre le chant et la guitare, qu’ entre la guitare et la danse. Le chant implique une autre forme de respiration, que tu peux tirer dans le temps… C’ est Philippe Donnier qui m’ a éclairé là – dessus. Je me plaignais, à l’ époque, que les chanteurs, en tout cas les aficionados, en France, ne chantaient pas « a compás ». Il m’ a dit : « Tu es vraiment un pur produit de conservatoire. Tu ne peux même pas imaginer que la guitare et le chant, ce ne soit pas forcément dans le même temps, mais comme deux lignes qui ne vont pas à la même vitesse ». Philippe a une manière brillante d’ expliquer les choses. Je lui dois beaucoup : il a complètement changé ma perception, non seulement en tant que guitariste flamenco, mais surtout, plus généralement, en tant que musicien.

J ’ ai commencé à percevoir ça dans le chant flamenco, cette notion de cadrer l’ incadrable, et de savoir laisser beaucoup d’ espace au silence… Le chant n’ appelle pas nécessairement une réponse. J ‘ ai retenu une superbe remarque d’ Eduardo Rebollar : « la grande difficulté, dans l’ accompagnement du chant flamenco, c’ est de ne pas jouer ». Mettre des accords, tout le monde peut le faire, mais ne pas en mettre, c’ est beaucoup plus difficile. Il faut avoir l’ humilité de servir le chant d’ une manière beaucoup plus juste, humainement. Comme dans une conversation : on n’ est pas censé couper la parole à son interlocuteur, ni l’ empêcher de finir sa phrase… En musique, l’ égocentrisme va souvent au détriment de ça, et le flamenco m’ a appris ce que c’ est qu’ une place d’ accompagnateur. C’ est une notion qui m’ a ensuite beaucoup servi, y compris pour d’ autres genres musicaux : garder en tête que l’ accompagnement d’ un soliste n’ est pas un rôle de second plan, pour commencer ; et qu’ il ne se limite pas à appliquer une grille de seize ou trente deux mesures. Dans l’ enseignement que je donne au CMDL, je travaille en ce sens avec les jazzmen. Par exemple, je leur écris la structure du Fandango, et je leur demande de décider par eux - mêmes du moment où ils veulent entendre la note qui va déclencher l’ accord. Ils sont très perturbés, mais c’ est un exercice intéressant pour eux, surtout pour les violonistes et tous les autres instrumentistes qui ont accès à la note longue. Pour les guitaristes, c’ est un cauchemar. Mais, dans un autre contexte que le flamenco, ça ouvre aussi des perspectives pour augmenter l’ inter – activité entre les musiciens, la capacité à distinguer ce qui mérite une réponse et ce qui ne la mérite pas...

FW : Ecris – tu tes propres compositions ?

MB : Oui. Pour la guitare flamenca, j’ écris en tablature, car je pense que c’ est le système le mieux adapté : notre musique est pensée en termes de positions, de doigtés…

FW : Comment composes – tu ?

MB : Je procède de manière assez académique, en définitive. En général, je pars d’ un motif de quelques notes. Mais je passe beaucoup de temps préparatoire à trouver une couleur sonore.
Chaque mode ou tonalité flamenca répond à certaines caractéristiques : par exemple, il faut qu’ il y ait d’ emblée un frottement dans l’ accord de tonique. Ensuite, je commence à chercher des motifs, d’ abord dans les basses et les aigus, puis quelques voix intérieures supplémentaires.

Ensuite, la grande difficulté – entre autres pour le disque -, c’ est de rester dans le cadre du flamenco… C ‘est - à - dire que j’ entendais souvent des harmonies qui n’ étaient pas très « cashers ». C’ est pour cela que dans ton analyse, tu écris qu’ il y a quelque chose de la musique répétitive dans mes compositions. C’ est qu’ il y a un travail de développement de motifs en permanence, et la recherche de la juste couleur harmonique. C’ est aussi ce que j’ ai appris de l’ improvisation jazz : partir d’ une idée simple, la développer, et voir où elle mène. Dans mes compositions, je cherche à garder ce flux – là, à ne pas passer du coq à l’ âne…, ce qui fait que c’ est parfois un peu long. Je m’ écarte donc de la composition flamenca traditionnelle, qui procède par juxtaposition de falsetas, mais beaucoup de musiciens actuels travaillent aussi dans cette direction.

Cela dit, je ne peux pas dire que j’ applique telle ou telle technique d’ écriture, parce que je ne les connais pas. Ma connaissance de l’ harmonie jazz me permet de réfléchir à froid, quand le son d’ un passage ne me satisfait pas. Mais au final, ça sera toujours validé, ou non, par l’ oreille. En tout cas, je cherche à éviter l’ écueil guitaristique, à composer comme un compositeur et non comme un guitariste. Ensuite, je me débrouille avec la guitare pour que ça sonne. Mais l’ idée musicale doit rester plus importante que le doigté.

FW : C’ est un peu l’ inverse du chemin flamenco traditionnel…

MB : Oui, mais c’ est une exigence personnelle, car je reste souvent un peu sur ma faim pour ce qui est de la qualité des compositions flamencas. Il y a des choses très « carte postale » qui marchent très bien, et que, d’ ailleurs, je ne

me prive pas de jouer en concert pour la danse…, dans un contexte traditionnel. Mais pour le disque, je voulais développer une direction avec laquelle j’ étais en accord, et non pas me contenter d’ une tentative de refaire du flamenco déjà fait. C’ était une prise de risque, mais je ne me voyais pas faire autrement.

FW : Coupes – tu beaucoup dans tes « brouillons » ?

MB : La composition est un exercice permanent d’ autocensure. J’ essaye de pratiquer une démarche aussi honnête que possible avec moi – même, c’ est – à –dire de poser des idées, même si je ne les aime pas dans les trois premières secondes : tel thème peut me sembler franchement banal, mais c’ est ma personnalité, et donc, qu’ est – ce que j’ en fais ? . Ensuite, est – ce que je l’ assume ou non ? Du fait que ce thème fait partie de mon inconscient musical, et que je jette aujourd’ hui sur lui un regard plus ironique, je peux peut – être tirer de ce cas de figure quelque chose de musicalement intéressant. C’ est un exercice d’ équilibrisme total entre ce que tu es, ce que tu crois être, et ce que tu espères être. Une espèce de jonglage à trois balles qui se fait constamment… Je n’ ai jamais eu la réponse. Même maintenant que le disque est fait, je ne peux pas, ou peut – être je ne m’ autorise pas, à analyser ça. J’ ai passé quatre ans à écrire ce disque, ça a été une tannée d’ un bout à l’ autre. Il y avait des moments de plaisir, évidemment il y en a toujours dans l’ écriture, mais ça a été une galère. Humainement, c’ était une galère, la discipline… Comme dit Paco de Lucía, c’ est du masochisme. Mais là, je l’ ai vraiment expérimenté. C ‘est à dire ..., se lever le matin en se disant : il faut que j’ extirpe quelque chose de mon crâne, ou de moi – ce n ‘est pas forcément la tête -… Ce n’ est pas une vie…

La guitare est juste un médium, un moyen pour arriver à quelque chose. Aussi loin que je puisse me souvenir, je crois que je n’ ai jamais aimé la guitare en tant que telle. C’ était plutôt accéder à autre chose via cet instrument, mais ça aurait pu être n’ importe quel autre instrument. Le chemin musical aurait sans doute été très différent, mais l’ objectif aurait été le même : essayer d’ explorer quelque chose de très intérieur et de complètement transcendant, qui n’ a pas grand’ chose à voir avec l’ instrument d’ origine… En toute humilité : je ne prétends pas faire de la musique tous les jours, même si par chance, de temps en temps, j’ ai l’ impression d’ en faire.

FW : Quand une composition te semble terminée, tu n’ y touches plus ?

MB : Ce serait trop beau !

FW : Par exemple, rejoues – tu toujours les compositions du disque à peu près à l’ identique ?

MB : Maintenant qu’ elles sont enregistrées, oui. Avant, quand je jouais ces morceaux, même chaque falseta, c’ était un examen constant, je me demandais si c’ était bien ce que je voulais… Maintenant que c’ est enregistré…. : bon, c’ est fait, maintenant, passons à autre chose, comme si tout ça était légitimé. Mais pendant quatre ans, le doute était omni - présent. Deux compositions ont été achevées en pratiquement trois semaines, mais les autres… Le thème de la Siguiriya est sorti en un après – midi. Pour le Tango aussi, même si après j’ en ai bavé pour développer. Le thème est primordial. C’ est la première falseta qui détermine le climat de tout le morceau. Pour moi, le processus est toujours très angoissé. Parce que, même dans une fulgurance où le thème te sort comme ça en deux heures, ensuite, tu te dis qu’ il n’ est pas normal que ça aille si vite. Je développais des culpabilités : tu as sorti la guitare il y a une heure, tu as une page de musique, et ça va… Comment peux - tu dire une chose pareille ? Sûrement, ça ne va pas : rejoue le, réécoute le…

Il faut aussi faire le lien entre la qualité de la composition et la qualité d’ interprétation que ça va exiger ensuite. C’ est une sorte de schizophrénie : voilà ce que j’ ai écrit, mais comment vais – je le jouer maintenant ? Tu as bien une idée de la portée émotionnelle de ce que tu veux, mais en même temps, tu rentres dans des problèmes de doigts, de respiration. Ce n’ est jamais facile d’ interpréter ta propre musique, parce que tu ne respectes pas ta pièce comme tu pourrais respecter une pièce de Paco, par exemple. J’ ai beaucoup joué la Rondeña de « Luzía », qui était pour moi monumentale, et c’ était comme si j’ étudiais un texte de la Bible. Je n’ avais donc pas de mal à approfondir l’ interprétation. Quand on le fait sur sa propre musique, c’ est très dur. J’ ai toujours peur : le texte de départ n’ est peut – être pas mal, mais je crains de ne pas l’ honorer suffisamment en tant que guitariste. Pendant l’ enregistrement, je pensais souvent que ce serait bien que quelqu’un d’ autre joue ma musique. Par exemple, j’ aimerais bien pouvoir appeler Paco, que je ne connais pas, et lui dire : écoute, fais – moi une fleur, enregistre mes compositions, juste pour voir comment ça sonne…

FW : C’ est une tradition bien établie : tous les guitaristes flamencos sont censés être aussi des compositeurs. Tu sembles prendre le point de vue inverse…

MB : Pour moi, le plus important, c’ est d’ être le plus honnête possible, le plus transparent possible en tant que musicien. La composition te laisse la latitude de cette transparence. L’ exécution, c’ est autre chose, c’ est un peu le pétard sur la tempe. Il y a une pression terrible dans l’ interprétation, qui peut défigurer un texte magnifique, ou, dans les bons jours, le sublimer complètement. Je pense souvent à Glenn Gould qui arrêtait les concerts en disant : si c’ est pour massacrer les œuvres, ce n’ est pas la peine de le faire. On aime ou on n’ aime pas Glenn Gould, mais il y a là – dedans une intégrité artistique exemplaire avec laquelle je suis d’ accord. Je n’ ai pas la latitude de faire comme lui, ni en termes de talent, ni en termes de capacités techniques et financières, mais idéalement, si je gagnais au loto, je serais plus volontiers enfermé dans une pièce à composer de la musique, que sur scène.

FW : Comment arrive – t’ on à travailler en France en tant que guitariste flamenco ?

MB : Je pense que plus on s’ éloigne de l’ Espagne, plus c’ est difficile. Pas forcément d’ un point de vue professionnel, parce que le milieu professionnel en Espagne est plus dur qu’ en Europe, mais pour l’ état d’ esprit par contre, c’ est plus compliqué. Nous nous en sortons en France parce que nous ne sommes pas très nombreux, mais nous sommes loin de la source, et c’ est par moments assez frustrant.

Cela dit, la France est tout de même l’ autre pays du flamenco. Nous avons la chance d’ avoir de très bons chanteurs, des gens comme Alberto García, Cristo Cortés, José de La Negreta…

En ce qui me concerne, j’ ai toujours aimé travailler aussi dans d’ autres contextes, pour des questions d’ affinité humaine avec le milieu flamenco, que je trouve parfois un peu trop fermé. J’ ai besoin de travailler avec des gens curieux d’ autre chose. D’ un point de vue musical, je trouve très satisfaisant, après vingt ans d’ activité, de pouvoir concilier tout ce que j’ ai appris, de me remettre en question, et de continuer à apprendre. Comme je te le disais tout à l’ heure (Mathias fait allusion à son travail actuel sur des musiques de film), le fait d’ enregistrer en direct avec une quarantaine de musiciens, c’ est une émotion que je n’ aurais jamais connue avec le flamenco.

FW : Dans quels contextes travailles – tu actuellement, en dehors du flamenco ?

MB : Musiques de film essentiellement, ces derniers temps. Je suis amené à jouer des choses très différentes : banjo, cordes acier… Je viens de récupérer une Gibson pour jouer des riffs de rock, quelque chose que je n’ avais jamais fait. Ce n’ est pas un très haut niveau de guitare, mais musicalement, c’ est autre chose, une recherche de son, de textures… ; ça me plait beaucoup, et d’ autres idées te viennent.

J’ ai aussi participé à un projet de jazz flamenco avec Pierre Bertrand, un grand arrangeur de jazz : très écrit, très compliqué, mais passionnant. Nous avons passé des heures à adapter ses scores pour la guitare, car il n’ écrit pas pour cet instrument.

Depuis quelques mois, je me suis mis au piano classique, à la suite d’ un « baby blues » : après l’ enregistrement, j’ en avais tellement assez de la guitare… Je me suis aussi découvert une passion pour l’ enseignement, que je n’ avais pas tellement avant. Avec le temps, je me suis aperçu qu’ en enseignant, tu réapprends aussi des choses. Et j’ ai la chance d’ avoir des élèves motivés, qui acceptent la relation prof – élève, et qui me font confiance.

FW : Dans quels cadres enseignes – tu ?

MB : En cours particuliers, dans des stages, dans des écoles de jazz… Je suis un peu le transfuge flamenco de service, le guitariste flamenco qui sait lire une partition… En gros, c’ est ça.

FW : Comment enseignes – tu ?

MB : Selon l’ élève que j’ ai en face de moi. Souvent, ce sont des profils de guitaristes expérimentés, avec pas mal d’ années de pratique instrumentale derrière eux. Sans prétention encore une fois, j’ essaye d’ orienter les choses vers le vécu. Pour moi, la technique, le son… doivent surtout servir à se rencontrer soi – même. Un bon musicien, c’ est quelqu’ un qui apprend la musique pour apprendre à être lui – même. J’ essaye d’ engager mes élèves à découvrir une forme d’ autonomie, et ce qui peut leur autoriser cette autonomie. L’ étude du flamenco est très complexe, ce peut être rythmiquement très déconcertant pour beaucoup de gens, mais, petit à petit, ça avance. Il arrive toujours un moment où l’ on se retrouve en face de soi – même. On découvre qu’ on sait faire les choses, mais qu’ on ne les fait pas bien. Souvent, en tant que musicien, on est beaucoup enfermé en soi – même, et l’ on développe une anxiété énorme. Il faut apprendre à lâcher tout ça, avec une sensation de perte de contrôle qui, en définitive, sert la musique. Ce n’ est pas parce qu’ on n’ entend pas ce qu’ on fait qu’ on joue moins bien… C’ est ce que j’ ai toujours cherché avec mes professeurs : un enseignement qui allait plus loin que l’ apprentissage technique, un enseignement humain également. Pour moi, un maître, ce n’ est pas seulement un professeur de guitare. C’ est quelqu’ un qu’ on écoute parler de la vie, aussi, et qui vous apprend aussi une façon de se placer, de réfléchir par rapport à la musique. J’ essaye de réveiller cette envie de progresser par soi – même, pas pour devenir ce qu’ on n’ est pas, mais au contraire pour devenir ce qu’ on est. Ce qui n’ empêche pas que la technique, il faut la travailler ; les falsetas, il faut les apprendre. Mais ça, c’ est juste du temps…

FW : Dans le programme de ton disque, il y a seulement une forme libre, une Rondeña. Tout le reste, ce sont des formes « a compás ». Est – ce un choix délibéré ?

MB : Comme les tempos sont globalement modérés, et que je voulais éviter l’ écueil « champion du monde de la guitare » – de toute façon, j’ en suis fondamentalement incapable, et les défis techniques ne m’ intéressent pas - , j’ ai pensé que plusieurs pièces libres risquaient de rendre l’ album trop « mou ». De plus, composer sur une forme libre est beaucoup plus difficile que de composer « a compás ». Dès que tu enlèves des contraintes, ta liberté se réduit à vue d’ oeil. Et là, il faut compter avec l’ espace, le silence… La Rondeña est une composition qui a évolué sur trois ans. Au début, elle durait plus de sept minutes… Un exemple me vient à l’ esprit, « El beso », sur un disque de Diego Carrasco. C’ est une sorte d’ introduction sur quelques notes, et tout est dit. Il n’ y a pas besoin d’ aller chercher midi à quatorze heures, et ça, c’ est l’ angoisse. Si tu dois n’ écrire que quatre notes et mettre toute ta vie là – dedans, ce n’ est pas évident. Et j’ ai eu beaucoup de mal à me départir de la préoccupation de ce qu’ allaient en penser les guitaristes. Ce que je joue est un peu en rupture avec ce qui se fait actuellement, sans volonté délibérée d’ être à tout prix novateur. Mais ça part d’ un état d’ esprit différent. Quand je discute avec des amis guitaristes, je vois bien qu’ ils vont à fond dans des directions très rythmiques et très compliquées, quitte à perdre de vue le discours, pourvu que ce soit « sexy ». Et je ne voulais pas de ça. Mais c’ était tout de même une angoisse : comment ce truc - là va – t’ il passer ? Et puis, c’ est très tentant : si je mettais ici un picado, même si je ne peux pas le jouer, avec l’ informatique musicale, on s’ arrangera… Donc, je n’ ai écrit que ce que je pouvais jouer, et ça s’ est vérifié en studio. Il n’ y a que des prises entières sur le disque. Nous avons fait des montages entre prises entières. La première pièce enregistrée a été la Rondeña, sur trois jours, parce qu’ au début, j’ étais têtu comme une mule, et que je voulais la faire petit bout par petit bout. Il n’ y avait aucune musicalité, aucune respiration, et ça sonnait artificiel. Au bout de deux jours, j’ ai compris que ce n’ était pas ça que je voulais, et le lendemain, j’ ai enregistré des prises entières pendant six heures. Du coup, il y a la même respiration sur chaque prise. Ensuite, j’ ai toujours procédé de la même manière : jouer intégralement chaque morceau, sur une dizaine de prises, la même journée. On ne travaillait que sur des énergies quotidiennes, pour préserver la continuité du flux musical. Ensuite, je suis resté quinze jours enfermé chez moi pour faire les éditions, à écouter le disque dur, et à me demander : là, c’ est un pain, ou non ? Je garde ce passage, ou non ? En tout cas, c’ est enregistré avec la volonté d’ être le plus proche possible de la réalité, avec tout ce que ça comprend d’ imperfections.

Il y a des disques, dans cet esprit, qui me fascinent complètement. Notamment « Flamenco », de Rafael Riqueni, enregistré d’ une traite, d’ un bout à l’ autre. Ce qu’ il fait est monstrueux. Ce n’ est pas propre tout le temps, mais tu entends vraiment sa musicalité.

Cela dit, il y a des guitaristes qui ne se privent pas d’ utiliser tous les artifices du studio, et que j’ aime beaucoup. Juan Carlos Romero par exemple, qui m’ a beaucoup influencé. C’ est un grand compositeur, même s’ il est un peu boudé par la frange dure du flamenco…

FW : C’ est souvent bon signe… Comment as – tu travaillé sur la Rondeña pour préserver la pulsation interne du cante, le fond d’ « abandolao », alors que la guitare ne permet pas de tenir les notes ?

MB : Pour les « abandolaos », comme pour certains autres « palos » - je pense aux Mirabrás et aux Caracoles -, la guitare a un rôle très linéaire : tu ne peux pas trop ponctuer ces chants – là, et ce n’ est d’ ailleurs pas ce qui est attendu.

Franchement, pour la Rondeña, je ne me suis pas basé sur le chant. Je me suis laissé beaucoup de liberté. Je pense qu’ elle n’ est pas très « classique » sur le plan structurel, même si elle reprend les grands canons de la composition guitaristique. Je me suis laissé aller à des digressions harmoniques, à des développements de motifs qui n’ ont pas tellement cours. Tout est dans la respiration et dans l’ humilité par rapport au silence. C’ est pour cela que c’ est très compliqué, mais dans l’ écriture elle – même, il y a des choses qui sont apparues de manière spontanée. Dans l’ arpège de la fin, par exemple, il y a des harmonies qui peuvent sonner un peu à la manière de Debussy, que j’ avais envie d’ entendre, et sur lesquelles je me suis longuement questionné pour savoir si je pouvais le faire ou pas. J ‘ étais bien obligé de revenir à la cadence andalouse : il me fallait trouver des axes autour de ça, sans être trop enfermé dans la cadence elle – même. Certaines Rondeñas m’ ont beaucoup inspiré, notamment celles de Paco, ou. « Profundidades », de Riqueni. C’ est une Taranta, mais c’ est une esrhétique que me plaisait beaucoup. Ou « Reflexión », sur « Alcazar de cristal », qui n’ est pas vraiment un « palo » : Riqueni n’ a pas tellement peur de faire des emprunts à la musique contemporaine. Je me disais que je devais trouver cette force d’ être dans une démarche de composition libre.

La première inspiration me vient souvent d’ une émotion vécue, qui définit le climat. Il y a une certaine intimité là – dedans, mais la musique est aussi affaire d’ intimité… Toutes mes compositions, à l’ exception de la Soleá por Bulería, partent d’ une expérience émotionnelle de cet ordre. Le Fandango, par exemple – la plus ancienne des compositions du disque, qui date de 2003, même si je l’ ai beaucoup retravaillée depuis - , est liée à un séjour de plusieurs mois là – bas, avec des amis. Pour moi, il reste évocateur de l’ amitié que j’ avais pu vivre avec eux. Je me suis toujours beaucoup concentré sur l’ aspect ambivalent des émotions, ne jamais être tout à fait triste, ni tout à fait gai…, que les choses restent toujours en demie teinte.

FW : Quels sont tes artistes de référence, parmi ceux que tu as rencontrés ou écoutés… ?

MB : Paco Cortés m’ a beaucoup remué. Mon premier professeur aussi, Eduardo Rebollar, de qui j’ ai beaucoup reçu. Et les artistes avec lesquels j’ ai travaillé…, La Tremendita particulièrement. Une rencontre musicale très forte… Et très perturbante par la même occasion, parce que nous arrivions à développer une telle proximité musicale que nous étions proches d’ un état de fusion, alors que dans le privé, dans les relations humaines, c’ était un peu plus compliqué. Au moins pour moi, car je n’ en ai pas beaucoup parlé avec elle. En tout cas, j’ ai appris le flamenco avec elle, finalement. J’ ai appris à accompagner le chant avec elle. C ‘ est une artiste qui chante très long, qui ne supporte pas qu’ on empiète sur son territoire. Ce qui, finalement, est la meilleure leçon possible : musicalement, apprendre à se taire, ce n’ est pas mal…

Granados aussi m’ a appris des choses importantes, par exemple que l’ attitude est déterminante. Avant de te lancer dans une « llamada por Soleá », surtout avec un danseur comme lui – il bouge un peu, et tu as l’ impression qu’ un meuble de deux tonnes s’ est déplacé dans la pièce -, tu as intérêt à être très déterminé, sinon, il t’ écrase. Sa classe de danse était archi pleine, et un jour, j’ ai hésité dans une « llamada por Soleá ». Il m’ a invectivé devant les quarante danseurs – j’ étais furieux -, puis il m’ a demandé de recommencer. Et là, il m’ a dit : tu vois, cette fois tu n’ avais pas peur, et ça s’ est bien passé, parce que tu y as cru. Ces réflexions - là sur la foi, sur l’ attitude, sur l’ implication personnelle…, ce sont des choses qui ne peuvent pas se faire à distance. Ce sont des rencontres qui m’ ont beaucoup apporté. L’ enseignement du flamenco ne se fait pas dans la tendresse, mais il y a des choses importantes qui se disent. Je continue à apprendre beaucoup de cette musique. L’ intention est plus importante que tout le reste. Il y a des guitaristes moins brillants que d’ autres, mais qui ont une intention tellement claire et forte que ça va sonner. L’ autre à côté, qui travaille le picado dix heures par jour dans sa chambre, ne va pas arriver à ça, pour x raisons… Le développement de la présence, et d’ une certaine manière la transe – c’ est particulièrement clair pour l’ accompagnement de la danse - , comment il faut se mettre soi – même physiquement dans cette tension – là…

Quant aux artistes flamencos que j’ ai écoutés et qui m’ ont marqué, la liste est longue… Pour la guitare, j’ ai été un fanatique inconditionnel et obsessionnel de Paco de Lucía pendant des années, maintenant un peu moins… Avec Vicente Amigo, ça a été un peu plus compliqué : j’ étais un peu réticent sur l’ esthétique légèrement pop qu’ il peut avoir. Mais finalement, j’ ai passé de très bons moments d’ écoute avec Vicente. Mais je crois que celui qui m’ a le plus impressionné, c’ est sûrement Riqueni.

Pour le chant, La Paquera, terrassante... J’ aime beaucoup les anciens, Pepe Marchena, Manolo Caracol… J’ ai beaucoup appris en écoutant Carmen Linares. C’ est aussi parce que j’ ai longtemps accompagné la Conchi, qui est une inconditionnelle. Pour les cantaores actuels, le premier disque d’ Estrella Morente est très émouvant…, Mayte Martín, El Faló... On ne l’ entend pas souvent, mais il a un style très particulier, ça groove, c’ est poétique… Naturellement, j’ écoute tout ce qui sort, mais je ne suis pas tellement client. De temps en temps, il y a un enregistrement qui sort du lot, comme le dernier disque de Carmen Linares avec Juan Carlos Romero, un bijou qui explore des choses que je n’ avais encore jamais entendues. Mais la plupart des productions actuelles ne m’ enchantent guère : pour la plupart, ce sont de bons cantaores, mais la direction artistique n’ est pas toujours très heureuse. Bien sûr, ça n’ engage que moi…

FW : Et si nous oublions le flamenco...

MB : Martha Argerich. Dans les mouvements lents, la notion de poids, la durée de la note…, tu as un empire dans une ronde, cette densité…, c’ est le piano ! Leonid Kogan est un musicien qui me fascine complètement… Brad Melhdau… Creedence Clearwater Revival… Hier, j’ étais avec un ami, et nous écoutions ACDC, Led Zeppelin, Rage Against The Machine – un groupe plus récent, mais quel son ! - , Van Halen. Ma mère me mettait ça quand j’ étais gamin. Ce sont de vieux souvenirs, mais j’ écoute ça avec plaisir. Ce n’ est pas l’ extase musicale, mais il y a tout de même un ressenti très fort… Glenn Gould aussi, même si la plupart de mes amis classiques trouvent que c’ est une horloge suisse, je pense qu’ il y a tout de même quelque chose qui émerge de ça. Récemment, j’ écoutais Dinu Lipatti, un pianiste à la sensibilité magique, très intime, très discrète, presque féminin dans l’ approche.

FW : Beaucoup de pianistes, donc…

MB : J’ ai toujours aimé le piano. J’ ai été en contact avec beaucoup de pianistes classiques ces derniers temps, et bercé dans un univers de piano toute l’ année dernière, pratiquement. La musique classique a toujours été une énigme pour moi, Bach en particulier. Je ne peux pas écouter Bach plus de deux heures de suite, si non, ça me met la tête sens dessus dessous. Mais c’ est un compositeur qui me perturbe beaucoup. J’ ai déchiffré un grand nombre de ses œuvres sur la guitare, et là, au piano, je suis sur Bach aussi. Il y a un mystère là – dedans : une maîtrise totale de la tonalité, un tel relief, c’ est tellement moderne…

J’ aime bien aussi les compositeurs très romantiques, Brahms, Tchaikovski, Rachmaninov, qui n’ est pas toujours très romantique d’ ailleurs, mais bien mélodramatique…

Et Debussy… En fait, je n’ ai pratiquement pas écouté de flamenco pendant les quatre ans de gestation du disque. Par contre, j’ écoutais Debussy : les préludes, les études… Surtout « Children’ s Corner » par Michelangeli. J’ avais besoin de m’ alimenter de ce genre d’ esthétique pendant que je composais, parce que je peux volontiers être bavard, de peur de ne pas faire. J’ avais besoin d’ écouter des musiques silencieuses et assumées, d’ avoir confiance dans le silence et dans la parcimonie, pour faire quelque chose de bien, pour éviter de faire des arpèges inversés pendant quatorze compases d’ affilé…

FW : Quels sont des projets immédiats ?

MB : Je vais faire un stage d’ écriture pour orchestre, et je travaille sur des musiques de film. Pour être honnête, je n’ ai pas beaucoup d’ actualités pour la guitare flamenca, à part quelques dates à Rennes. Il faut dire qu’ actuellement, le milieu de la musique est plutôt en crise et que personne ne travaille beaucoup.

Mais pour le moment, c’ est surtout l’ enseignement qui me fait vivre. Et j’ étudie beaucoup : l’ écriture pour chœur, l’ écriture pour cordes… Voilà… Je suis dans le piano, la théorie, le développement de nouvelles activités. Après le disque, j’ avais besoin de respirer un peu.

FW : Et, pourquoi pas, composer un concerto ?

MB : Peut – être en effet. J’ ai découvert la texture des cordes en enregistrant avec en studio, c’ est énorme. La polyphonie est plus ouverte que sur la guitare. Déjà, avec le piano, j’ en ai eu un bref aperçu, parce que le registre est plus large, mais multiplier les voix… Avec la guitare, on est toujours un peu parallèle, ou éventuellement contraire, mais c’ est difficile de faire des voix contraires à la guitare. Et dans l’ orchestration, ça va évidemment plus loin qu’ au piano…

Evidemment, je continue à jouer de la guitare, puisque je donne des cours. Mais je laisse les choses mûrir, et ça commence d’ ailleurs à revenir. Ces jours – ci, j’ avais des notes de flamenco dans la tête. Je ne me suis pas rué sur le crayon et le papier, mais je me suis dit que c’ était en train de travailler. Donc, quand je me sentirai prêt, je me remettrai à écrire des pièces pour la guitare. Et trouver quelqu’ un pour les jouer, cette fois ci… : je voudrais vraiment essayer ça.

Propos recueillis par Claude Worms

Galerie sonore

Nous tenons à remercier Mathias Berchadsky, qui nous a autorisé à reproduire intégralement pour nos lecteurs une deuxième pièce de son album (à écouter également, la Rondeña "Memorias" - cf, notre critique, dans la rubrique "Nouveautés CD"). Vous pouvez vous procurer le disque sur le site de Mathias Berchadsky, et y écouter des extraits de tous les titres.

El Mati

Mathias Berchadsky : "Primavera" (Guajiras)


"Primavera" (Guajira)




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