lundi 27 avril 2009 par Claude Worms
Mauricio Sotelo : "Wall of light - Music for Sean Scully" - 1 CD Kairos 0012832 KAI
Andreas Staier : "Variaciones del fandango español" - 1 CD Das Alte Werk 2564 69646
José Marín : "Tonos humanos" - 1 CD Alia Vox AV 9802
De tous les compositeurs contemporains qui se sont intéressés au flamenco, Mauricio Sotelo (1961, Madrid) est sans doute celui dont la démarche est la plus durable et cohérente : loin d’ y chercher quelque "couleur locale", il en extrait des paramètres sonores qui nourrissent et structurent certaines de ses compositions, et collabore régulièrement avec des artistes flamencos, singulièrement avec Enrique Morente.
On retiendra en particulier une oeuvre basée sur les "Tenebrae responsoria" de Tomás Luis de Victoria, commande de la "Semana de Música Religiosa" de Cuenca, créée en 1993 avec le Klangforum Wien, le Concentus Vocalis, le saxophoniste Marcus Weiss, et Morente (qui en reprendra une strophe en latin pour le Martinete de "Morente sueña la Alhambra"). Trois ans plus tard, Morente participera aussi à la création de "Nadie" (Teatro Central de Séville), extrait d’ un projet d’ opéra sur Giordano Bruno (texte de José Ángel Valente). Eva Durán et Marina Heredia faisaient partie de la distribution d’ autre opéra de 1999, "Amore" (représenté à Munich et à Madrid).
Mauricio Sotelo s’ est souvent expliqué sur son travail sur le flamenco. Présentant un récital de Morente en 1994 (Residencia de Estudiantes de Madrid), il déclarait : "Palette sonore infinie... Usage quasi magique de la mémoire... Morente est une des archives vivantes les plus extraordinaires de la musique... Art de la mémoire basé sur le pouvoir de l’ imagination. Art de la mémoire, tradition orale, mais, en fait, art savant". A propos de "Nadie", il expliquait ainsi le rôle de Morente : "Morente est la voix intérieure de Giordano Bruno, et personnifie le lien entre la plus pure tradition orale, l’ apparition de l’ écriture, et les arts magiques de la mémoire". Enfin, sa conférence au XIème festival de Ciutat Vella, consacré à Enrique Morente, s’ intitulait : "Memoriae. Escucha y micro-cualidades del sonido en la voz d’ Enrique Morente".
L’ enregistrement, en hommage au peintre irlandais Sean Scully, présente quatre pièces récentes, dont trois nous intéressent directement, et peuvent être considérées comme un triptyque guitare / cante / baile, bien qu’ elles aient été conçues sans projet global (la quatrième, "Chalan", pour percussions et ensemble instrumental, est tout aussi passionnante. Elle fait référence aux traditions de l’ Inde du sud, avec une performance éblouissante du soliste, Trilok Gurtu) :
_ "Como llora el agua (for flamenco guitar solo)" a été composé en étroite collaboration avec Juan Manuel Cañizares, qui en est aussi l’ interprète. C’ est, à notre connaissance, la première oeuvre de musique contemporaine explicitement écrite pour un guitariste flamenco. L’ accord de la guitare est une scordatura (Do, Sol, Ré, Sol#, Si, Ré#) qui donne directement, non un accord "ouvert", mais les dissonances de secondes et neuvièmes mineures caractéristiques de l’ harmonie modale flamenca. Les différentes sections parcourent avec une grande exactitude les compases de Soleá, Bulería, Taranto, et Siguiriya. Surtout, les contrastes de textures utilisent avec une forte expressivité dynamique les techniques de la guitare flamenca. Mauricio Sotelo s’ en explique dans l’ excellent livret de présentation : il s’ agissait de travailler sur la difficulté, pour un compositeur, d’ écrire en tenant compte de "la "manualité" de l’ instrument ; la dépendance, pour la production des sons, des "positions" de main gauche. Il est quasi impossible d’ écrire correctement pour la guitare, sans l’ avoir jouée de ses propres mains ; sans avoir senti sur la pulpe des doigts la vibration intense des cordes ; et bien sûr, sans avoir aussi expérimenté les limites de l’ instrument".
_ "Wall of light black - for Sean Scully", pour saxophone et ensemble instrumental, explore les micro-intervalles et les "micro-qualités" (cf : ci-dessus) de la voix flamenca, dans une évocation de la Toná. La voix-saxophone de Marcus Weiss est mise à rude épreuve, mais le contrôle exceptionnel (du timbre et de l’ intonation) du soliste recrée le cante, non par une plate imitation, mais par une véritable transposition instrumentale.
_ "Night", pour percussions et ensemble instrumental, est construit "strictement sur la définition d’ une trame rythmique, qui ait une qualité expressive similaire à celle des grands bailaores". La matière sonore de l’ oeuvre doit beaucoup à l’ utilisation de baguettes "doubles" de marimba (le soliste, Miquel Bernat), qui permettent de faire entendre simultanément le rythme du "taconeo" et des dessins mélodiques sur les lames de l’ instrument. Les spirales rythmiques initiales conduisent à une longue deuxième partie "por Siguiriya", qui explose en un torrentiel vertige sonore dans la coda.
L’ ensemble "Musik Fabrick" ( et les chefs d’ orchestre : Stefan Asbury, Brad Lubman et Mauricio Sotelo) rend avec une parfaite clarté des textures instrumentales pourtant très denses, malheureusement mal rendues par le format Mp3 auquel nous sommes contraints. Nous nous excusons aussi auprès du compositeur d’ avoir extrait arbitrairement les quelques minutes finales de composition très rigoureusement structurées.
De nombreuses études récentes (Celsa Alonso González, Faustino Núñez, Gregorio Valderrama Zapata...) insistent à juste titre sur le rôle des répertoires vocaux ("tonos humanos", tonadillas...) et instrumentaux baroques et classiques, dans la gestation du "pré-flamenco". Quelques précieuses rééditions à prix réduit permettent de mieux connaître ces répertoires.
Andreas Staier est un éminent spécialiste de la littérature pour clavier du XVIIIème siècle : baroque tardif, style "galant", "Sturm und Drang", classiques... Nous lui devons d’ excellents enregistrements des concertos et sonates des fils de Bach, de Mozart, de Haydn, de Scarlatti..., mais aussi de "petits-maïtres" (?), tels Salieri, Dussek, Steffan, Dall’abaco, Locatelli, Vanhal, Kozeluch, Eberl...
"Variaciones del fandango español" est une anthologie de pièces pour clavecin de compositeurs espagnols (ou ayant mené une grande part de leur carrière en Espagne) de la seconde moitié du XVIIIème siècle, et du début du XIXème siècle.
Le programme est conçu autour du Fandango, avec deux "tubes" (le Fandango du Padre Soler en ouverture, et celui de Boccherini, transcrit pour deux clavecins, en final - le deuxième clavecin est tenu par Christine Schornsheim, interprète, entre autres, de la meilleure intégrale disponible des sonates de Haydn - 14 CDs Capriccio). Les "Variaciones del fandango español", de Félix Máximo López, illustrent pour leur part la production courante, et pléthorique, de l’ époque. On trouvera par ailleurs des sonates et pièces diverses de Sebastián de Albero, Josep Gallés, et José Ferrer.
Si le rythme (mesures à 3/8 prédominantes) est très éloigné de nos actuels compases, les tournures mélodiques et harmoniques évoquent fréquemment la cadence flamenca, traitée en "cadence andalouse" à la dominante de tonalités mineures. On notera d’ ailleurs (coïncidence ?) que beaucoup de ces Fandangos sont en tonalité de Ré mineur, relative de notre "toque por medio" (mode flamenco de La)... La sonorité sèche du clavecin n’ est pas si éloignée de celle de la guitare flamenca "à l’ ancienne", et l’ interprétation d’ une verdeur rythmique jubilatoire d’ Andreas Staier achève de nous convaincre.
Le label Alia Vox, fondé par Jordi Savall, s’ est fait une spécialité de l’ exhumation du legs de compositeurs méconnus de la Renaissance et du Baroque, parmi lesquels José Marín (1618 - 1699). Personnage digne d’ un roman picaresque (prêtre défroqué, il fut condamné à la prison pour vol, voire meurtre - une "affaire d’ honneur", naturellement, et aux galères ; il tenta un voyage au Nouveau Monde...), José Marín fut aussi un musicien de cour, chanteur et guitariste virtuose.
Il composa pour son propre usage des "tonos humanos" ("chansons" qui s’ inspirent indifféremment du répertoire populaire, ou du madrigal et de l’ aria italiens, selon les compositeurs et les époques) : des airs originaux, ou des arrangements d’ airs traditionnels, qui servaient fréquemment d’ intermèdes pour les "entremeses" comiques et les "bailes" représentés à la cour.
Les compositeurs "savants" et les musiciens "populaires" de l’ époque travaillaient en fait sur un fond commun, constitué de rythmes de danses, de chansons traditionnelles, et de basses continues et marches harmoniques servant de support à l’ improvisation. C’ est ce fond commun qui a perduré, entre musique écrite et tradition orale (tonadillas, zarzuelas, "escuela bolera", "salones de bailes", "chansons andalouses", ou "nationales"...) jusqu’ au XIXème siècle... et au répertoire "pré-flamenco".
On ne s’ étonnera donc pas de constater que, par exemple, "Niña como en tus mudanças" (cf : "Galerie sonore") "entre" parfaitement "por Bulería".
L’ interprétation de Montserrat Figueras restitue parfaitement ces fondements populaires des oeuvres de José Marín, en dialogue constant avec les improvisations de Rolf Lislevand (guitare baroque et chitarra battente), et d’ Arianna Savall (arpa doppia), sur les rythmiques de Pedro Estevan (percussions) et Adela Gonzalez-Campa (castagnettes).
Claude Worms
Galerie sonore
Mauricio Sotelo : "Como llora el agua" (extrait)
Mauricio Sotelo : "Night" (extrait)
Félix Máximo López : "Variaciones del fandango español"
José Marín : "Niña como en tus mudanças"
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