Guitare flamenca à Utrera et Lebrija : une affaire de famille

samedi 11 octobre 2008 par Claude Worms

Utrera et Lebrija ne peuvent rivaliser avec Morón, Jerez, ou le Sacromonte (Grenade), ni par la durée historique de leur tradition "tocaora", ni par le nombre des guitaristes renommés qui l’ ont illustrée. Il n’ en reste pas moins qu’ il existe dans ces deux bourgades, situées à mi-chemin de Séville et de Jerez, une véritable école locale, d’ origine récente, fondée essentiellement par Pedro Bacán.

Il est impossible de dissocier Utrera et Lebrija, tant les liens familiaux entre les artistes gitans des deux localités sont étroits. Nous vous ferons grâce de la complexe généalogie du "clan" Peña et de ses innombrables branches collatérales, depuis le légendaire "Pinini" (né à Lebrija, il s’ installa à Utrera). La liste des grands cantaores issus de la famille Peña, ou qui lui sont liés, est impressionnante : El Perrate et sa soeur, La Perrata, Bastián Bacán, La Fernanda et La Bernarda, El Lebrijano, El Funi, Gaspar de Utrera, Curro Malena, Manuel de Paula, Joselito de Lebrija, El Turronero et sa soeur, Ana Peña, Pepa de Benito, Inés Bacán, Pepa de Ricardo, La Morena, Chacho Manuel de la Buena, Tomás de Perrate, María Peña... (sans compter nos nombreux oublis...).

Inés Bacán / María la Perrata / Pepa de Benito

Dans ces conditions, la guitare flamenca d’ Utrera et Lebrija est naturellement marquée par le cante autochtone, et par ses formes de prédilection : Bulería, Cantiñas, Siguiriya, Tangos, et surtout Soleá, dans ses multiples déclinaisons (Soleá por Bulería, Romances, Fandangos por Soleá...). Mais l’ oeuvre des trois guitaristes auxquels nous consacrons cet article va plus loin que ses stricts aspects musicaux. Ils ont tous, de diverses manières, milité pour la conservation et le diffusion de la culture gitane de la basse Andalousie, au delà de son aspect proprement musical, : tant il est vrai qu’ il s’ agit ici d’ une vision du monde et d’ une manière de vivre singulières, qui impliquent aussi des préoccupations et un engagement sociaux (on pourrait en trouver des exemples similaires dans les activités para-musicales d’ autres membres de la famille : citons, entre autres, le travail de productrice et de critique musicale de Tere Peña).

Leur carrière comme leur musique sont ainsi sous-tendues par une réflexion sociologique et esthétique (l’ une nourrissant l’ autre), assez rare en ce domaine, à l’ origine de multiples projets scéniques et discographiques originaux.

PEDRO PEÑA

Pedro Peña avec sa mère, María la Perrata

Pedro Peña Fernández (1939) est le fils de María La Perrata, le frère aîné d’ El Lebrijano et de Tere Peña, et le père du pianiste David Peña Dorantes et du guitariste Pedro María Peña. Sa première vocation de cantaor (il a gravé un disque de cante, et continue à chanter pour les concerts de Dorantes) semble avoir été inhibée par la "concurrence" familiale (sa mère, son frère, et son oncle El Perrate...). Grâce à cette connaissance intime du cante traditionnel, il a enregistré de remarquables accompagnements, naturellement avec les artistes d’ Utrera et Lebrija (La Perrata, El Funi, El Lebrijano), mais aussi avec Antonio Mairena, Diego Clavel, El Borrico, La Piriñaca, Terremoto..).

Essentiellement marqué par l’ influence de Diego del Gastor, son style s’ inspire aussi sporadiquement de Melchor de Marchena, Manuel Morao, et Niño Ricardo. Ses multiples activités professionnelles et militantes ne lui laissant que peu de temps pour travailler la technique instrumentale, son jeu est très sobre, mais parfaitement adapté aux exigences et aux nuances du cante : il est en effet instituteur, co-fondateur du festival "La Caracola" de Lebrija, membre très actif de la "Federación de asociaciones romaníes de Andalucía", coordinateur régional des minorités ethniques pour le parti socialiste...

En 1994, Pedro Peña a présenté à la huitième Biennale de Séville un ambitieux spectacle dont il était l’ auteur et le directeur : "Cien años de cante", un vaste panorama des différentes tendances du cante de Basse Andalousie et de leurs grands créateurs et interprètes, et une exacte synthèse de ses préoccupations culturelles.

Transcriptions :

Trois falsetas "por Soleá", respectivement avec María la Perrata, El Lebrijano, et Diego Clavel

PEDRO BACÁN

Disparu prématurément, Pedro Peña Peña "Pedro Bacán" (1951 - 1997) est le fils du cantaor Bastián Bacán (lui même petit-fils d’ El Pinini), et le cousin de Pedro Peña. Comme ce dernier, il a aussi enregistré en tant que cantaor ("Noches gitanas en Lebrija" - cf : discographie).

Exerçant la profession de boucher, comme beaucoup d’ autres membres de la famille, il ne s’ est consacré à la guitare que tardivement, à l’ âge de vingt ans. Ses débuts discographiques avec Curro Malena ("Yunque del cante gitano" - LP Movieplay S - 21.408, 1971) révèlent un guitariste techniquement peu assuré, et d’ un style plutôt banal. Le guitariste qui accompagne huit ans plus tard Manuel de Paula ("Manuel de Paula" - LP Movieplay / Gong 17.1477, 1979 ; réédition CD : série "Cultura jonda, 18" -
Fonomusic CD 1417, 1997) est par contre en pleine possession de ses moyens, et dispose d’ un langage déjà très personnel. Entre temps, Pedro Bacán a mené une quête acharnée et laborieuse : de manière totalement autodidacte, il s’ est créé une technique adaptée à son propos musical, et a surtout inventé un chiffrage personnel qui lui a permis d’ élaborer une théorie harmonique de la guitare flamenca. Il enregistre dès lors abondamment, essentiellement avec de jeunes cantaores d’ obédience "mairéniste" (Diego Clavel et Calixto Sánchez, dont il fut longtemps l’ accompagnateur attitré).

Cependant, son génie sera surtout révélé par un premier enregistrement solo ("Aluricán" - Le Chant du Monde LDX 274906, 1989), et par une série de spectacles novateurs dans lesquels il met en scène la culture musicale de sa famille : "El clan gitano de los Pinini", "Lebrija flamenca", "Un día, una música, un pueblo", "Al son del 3/4", "Marisma - Pentagrama - Fuente", et "Nuestra historia al sur". Pedro Bacán y parvient magistralement à concilier la spontanéité du flamenco "domestique" traditionnel avec les contraintes des grandes scènes de spectacle, et révèle en même temps des artistes qui ne s’ étaient pratiquement jamais produits en public, comme sa soeur Inés Bacán, ou Pepa de Benito. Une réflexion sur le rôle de la guitare dans ce type de mise en scène est sans doute la clé de leur réussite : "J’ ai donc décidé de recréer la maison, en construisant une intimité, non avec des murs, mais avec une musique, celle de la guitare. Dans le flamenco au sein des familles, celle-ci a toujours eu un rôle secondaire, voire superflu. Dans les réunions intimes, les cantes s’ enchaînaient les uns avec les autres, a capella, passant d’ un rythme ou d’ un mode à un autre avec fluidité. Cette fluidité à été détruite, dans une certaine mesure, par l’ intervention de la guitare, qui a impliqué des temps morts pour chercher le ton adéquat, provoquant ainsi une perte d’ énergie et de concentration. J’ ai passé beaucoup de temps à chercher comment convertir ce défaut en qualité, pour faire de la guitare l’ instrument unificateur de ces moments dissociés" (propos recueillis par Ángel Álvarez Caballero - in "El toque flamenco", cf : bibliographie). Ces spectacles auront une suite discographique avec la précieuse série des "Noches gitanas en Lebrija", quatre CDs enregistrés en direct au cours d’ une reconstitution d’ une "fiesta" traditionnelle de quatre jours consécutifs (cf : discographie).

Le style de Pedro Bacán est une interprétation personnelle du style de Morón : falsetas de longue durée, basées sur des répétitions et transpositions de motifs occupant tout ou partie d’ un compás (trois temps pour la Soleá ou les Alegrías, un medio compás pour les Bulerías...). Mais Pedro Bacán substitue fréquemment a jeu monodique ("a cuerda pelá") de Morón une trame harmonique complexe, exposée par des séries d’ arpèges virtuoses, et basée essentiellement sur des renversements inédits, des cadences intermédiaires en rafales, et des substitutions systématiques des accords des deuxième, troisième, et sixième degrés par leurs relatifs mineurs (par exemple, "por medio" : Gmin(7) pour Bb, Amin(7) pour C, Dmin(7) pour F... ; et donc D7 - Gmin au lieu de F7 - Bb, E7 - Amin au lieu de G7 - C, A7 - Dmin au lieu de C7 - F...). Il en résulte un flux musical continu, qui estompe fréquemment les temps forts intermédiaires du compás (et qui convient parfaitement à l’ esthétique du cante local, dessinant d’ amples lignes mélodiques, par une technique vocale très attentive à la gestion du souffle et au legato - liaison des "tercios" entre eux), et dont le caractère "baroque" est encore accentué par une profusion d’ ornements et de syncopes : de quoi constituer une nouvelle "école", qui semble devoir être pérennisée par Antonio Moya, et de jeunes guitaristes comme Pedro María Peña.

Transcriptions :

Trois falsetas "por Soleá", respectivement avec Pedro Bacán (n° 1 - Pedro Bacán s’ accompagne lui-même) et Chano Lobato (n° 2 et 3)

ANTONIO MOYA

Quel rapport entre un guitariste né à Nîmes et Utrera ? Comme tous les gamins de sa génération, Antonio Moya apprend ses premiers accords sur la musique d’ ACDC, et d’ autres groupes de rock similaires. Mais son père, très amateur de cante, l’ emmène fréquemment à la Casa de España de la ville. Son premier choc sera un concert de Pepe Linares et Antonio Cortés. Il monte alors des cordes en nylon sur sa guitare et commence seul son apprentissage, en essayant de reproduire ce qu’ il entend sur des disques, au début sans même soupçonner l’ existence du capodastre... A dix-sept ans, il part pour Madrid, et prend quelques cours avec Juan Maya "Marote". Une Soleá de Joaquín de la Paula, chantée par une aficionada, l’ émeut à un tel point qu’ il s’ oriente définitivement vers l’ accompagnement du cante : il écoute beaucoup Diego del Gastor, et se rend de plus en plus fréquemment à Utrera, pour travailler avec la Fernanda et la Bernarda, qui seront à l’ origine de ses débuts sur scène.

Mais c’ est sa rencontre avec Pedro Bacán qui sera déterminante : une complicité artistique et humaine rare, qui le conduit rapidement à participer aux tournées des spectacles que Pedro conçoit autour de sa famille. S’ il n’ a jamais pris de leçons formelles avec Pedro Bacán, Antonio Moya apprend avec lui tous les secrets du cante de Lebrija et d’ Utrera, l’ écoute et la disponibilité, le sens de l’ improvisation immédiate (les spectacles du "clan" Pinini n’ en sont pas avares), et, bien sûr, un bon nombre de "plans" de son maître, avec lequel il joue chaque soir, sans savoir à l’ avance quel sera l’ aspect exact de telle ou telle falseta que Pedro ne répète jamais à l’ identique. Son grand talent personnel aidant, Antonio Moya est ainsi devenu l’ un des meilleurs accompagnateurs du cante de sa génération.

Mais Antonio Moya n’ est pas seulement un disciple de Pedro Bacán sur le plan musical. Marié à la cantaora (et travailleuse sociale) María Peña, il a poursuivi l’ oeuvre de conservation de la mémoire musicale des "Peñas", notamment en réalisant un enregistrement dans la lignée des "Noches gitanas en Lebrija", dans lequel on peut entre autres entendre pour la première fois le cante de Bastián Bacán ("Qué nos queda" - cf : discographie). Vue la qualité de cette réalisation, on ne peut qu’ espérer qu’ un label, pour une fois imaginatif et courageux, consentira à produire ses nombreux autres projets. En attendant, Antonio Moya est devenu l’ accompagnateur attitré des cantaores apparentés au "clan Pinini" : Inés Bacán, Pepa de Benito, Gaspar de Utrera, Tomás de Perrate, son épouse María Peña...

Le style d’ Antonio Moya est loin d’ être une copie conforme de celui de Pedro Bacán. Même s’ il continue à lui emprunter bon nombre de tournures harmoniques, agrémentées de quelques accords plus "contemporains" toujours distillés avec parcimonie et pertinence, son jeu est plus sobre, et dessine des lignes mélodiques plus lisibles (dans la lignée du "toque de Morón", qu’ il cite fréquemment), avec notamment un usage plus fréquent des techniques de pouce, et une "alzapúa" dévastatrice. Le toque d’ Antonio démontre ainsi la fécondité de l’ esthétique créée par Pedro Bacán, porteuse de multiples interprétations personnelles.

Transcriptions :

Trois falsetas "por Soleá", respectivement avec Pepa de Benito (n° 1 et 2) et Tomás de Perrate (n°3)

Claude Worms

Discographie

Pedro Peña

Avec El Lebrijano : "Senderos del cante" - LP Polydor 23 85 011 (1971)

Avec Diego Clavel : "La raíz del grito" - LP Ariola 88219 (1975 - cf : notre rubrique "Archives sonores")

Avec María la Perrata : collection "Grandes cantaores del flamenco" - Philips 522092

Pedro Bacán

Solo

"Aluricán" : Chant du Monde LDX 274906

"Marisma" : Pasarela AMCD - 065

Accompagnement du cante

"Noches gitanas en Lebrija" : quatre volumes ("Fiesta" / "Luna" / "Solera" / "Al alba") - quatre CDs EPM 982 - 322, 332, 342, 352

"Pedro Bacán et le clan des Pinini - en public à Bobigny" : PeeWee Music PW 011

Avec Inés Bacán : "De viva voz" - Auvidis Ethnic B 6812

Avec Chano Lobato : "La nuez moscá" - Auvidis Ethnic B 6840

Antonio Moya

"Qué nos queda" - Senador CD - 02778

Avec Inés Bacán : "Pasión" - Muxxic 8431 5880 56721

Avec Pepa de Benito : "Yo vengo de Utrera" - Harmonia Mundi HM 987023

Avec Bernarda de Utrera : "Ahora" - Luna Disco CD - 89901

Avec Bernarda de Utrera : "A Fernanda" - Universal 0602 4986 84948

Avec Gaspar de Utrera : "Casta" - Muxxic 8431 5880 22627

Avec Tomás de Perrate : "Perraterías" - Flamenco Vivo DL SE - 5217

Bibliographie

Ángel Álvarez Caballero : "El toque flamenco" - Alianza Editorial, Madrid, 2003

Alfonso García Herrera : "Pedro Bacán. Aluricán en azul y verde" - Ayuntamiento de Lebrija, 2006

Partitions

Pedro Peña / page 1
Pedro Peña / page 2
Pedro Peña / page 3
Pedro Peña / page 4
Pedro Bacán / page 1
Pedro Bacán / page 2
Pedro Bacán / page 3
Pedro Bacán / page 4
Antonio Moya / page 1
Antonio Moya / page 2
Antonio Moya / page 3
Antonio Moya / page 4

Galerie sonore

Pedro Peña : Soleá - falsetas n° 1, 2 et 3

Pedro Bacán : Soleá - falsetas n° 1, 2 et 3

Antonio Moya : Soleá - falsetas n° 1, 2 et 3


Pedro Peña / Soleá n° 1
Pedro Peña / Soleá n° 2
Pedro Peña / Soleá n° 3
Pedro Bacán / Soleá n° 1
Pedro Bacán / Soleá n° 2
Pedro Bacán / Soleá n° 3
Antonio Moya / Soleá n° 1
Antonio Moya / Soleá n° 2
Antonio Moya / Soleá n° 3




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