lundi 7 juillet 2008 par Claude Worms
"Soulería" : CD + DVD Universal 06023 17651852 (2008)
"Naranjas sobre la nieve" : CD Karonte KAR 7721 (2008)
De la "Bulesalsa" à la "Soulería" : l’ ombre de Ketama plane sur ce deuxième enregistrement de Pitingo, jusque sur les labels du marketing.
Le cantaor semble vouloir radicaliser les options musicales de son premier album
("Pitingo" - Fontana / Universal, 2006), en enfonçant le clou de la "soul music", à la fois pour le programme, les arrangements, et l’ interprétation vocale.
Côté Docteur Jekyll : un cantaor qui puise son inspiration chez Pepe Marchena, Manolo Caracol, ou Enrique Morente (un peu dans la veine d’ Árcangel). Côté Mister Hyde : un chanteur soul, façon Marvin Gaye ou Smokey Robinson, plutôt que James Brown ou Otis Redding.
Dans "Pitingo", le cantaor appliquait à un répertoire strictement flamenco, avec pour la guitare la caution du patriarche Juan Habichuela, des tournures vocales empruntées à la "soul music". Pour "Soulería", les cantes traditionnels (une Bulería en introduction - exacte réplique de "Familia Habichuela" du précédent disque, avec cette fois des "Alegrías por Bulería" ; Fandangos de Huelva, Tientos, Soleá, Taranta - et, pour le DVD, une "Malagueña con Pasodoble" reprise de "Pitingo", la Malagueña de La Trini étant ici substituée à la Malagueña del Mellizo) alternent avec des reprises de classiques de la "soul music" ("Killing me softly" - Roberta Flack...) et de la pop ("Yesterday" - Beatles, et même "Gwendoline" - Julio Iglesias...). Les arrangements vocaux mêlent, sur les deux genres musicaux de référence, un choeur gospel ("The London Community Gospel Choir") et un choeur flamenco (Pitingo,Ángela et Teresa Bautista), sur lesquels Pitingo improvise des broderies mélismatiques originales, savants tissages d’ inflexions soul et flamencas. Le cantaor utilise cette formule de manière très convaincante, et avec une impressionnante technique vocale, même pour les cantes les plus traditionnels (par exemple à la fin d’ une très émouvante et belle Soleá, en hommage à Fernanda de Utrera). "Il ne s’ agit pas de changer le flamenco, mais de lui donner une autre couleur", affirme à juste titre l’ introduction au DVD.
La continuité "Habichuela" est assurée sur ce nouvel enregistrement par Juan Habichuela (pas le "patriarche", celui de la génération suivante), fondateur de Ketama. Comme il le faisait déjà dans la Soleá de "... y es ke me han kambiao los tiempos" (le meilleur album de Ketama - Philips, 1990), celui-ci reprend avec élégance, dans les accompagnement des cantes traditionnels (Tientos, Taranta, Fandangos, Malagueña, Soleá), des traits caractéristiques du style de son père, pimentés d’ harmonies "jazzy". Son expérience musicale au sein de Ketama est amplement sollicitée pour les arrangements des titres soul et pop, en général "por Rumba" ou "por Bulería". Juan Habichuela est d’ ailleurs particulièrement présent dans le DVD, où il interprète une délicate reprise de "Europa" (Carlos Santana), "por Rondeña", suivie d’ un Tanguillo ("A Ketama") dont le thème rappelle le "Dos hermanos" de Ray Heredía. Pour le DVD promotionnel, Universal insiste singulièrement sur le chanteur "soul" (la coupure de la Soleá après la première copla - ??? - est révélatrice...). Le programme des concerts de la tournée confirme cette orientation, avec des reprises de "Georgia on my mind", "No woman, no cry", "Don’t worry, be happy", What a wonderfull world", "Respect", "Let it be"...
En l’ état, "Soulería" est un disque très séduisant, servi par l’ énergie très communicative de Pitingo, sur scène comme à l’ enregistrement. Il reste que les interprétations vocales innovantes du cantaor frôlent parfois le maniérisme, comme d’ ailleurs son jeu de scène, pour lequel il est souvent difficile de faire la part entre la spontanéité et la posture calculée. Passé l’ effet d’ heureuse surprise, la création d’ un véritable nouveau style vocal risque d’ être compromise par la répétition routinière de recettes musicales stéréotypées (c’ est bien ce qu’ il était advenu de Ketama après "... es ke me han kambiao los tiempos"). Faisons confiance à Pitingo pour éviter cet écueil.
Placer dans la rubrique "Frontières flamencas" le premier disque d’ un artiste
annoncé comme "the new voice of flamenco" (rien moins, et en anglais dans le texte...) pourra sembler quelque peu paradoxal. C ’est que les deux seules véritables incursions d’ Israel dans le répertoire flamenco (Soleá ; Minera et Cartagenera abandolá - et non Taranta, comme l’ indique la jaquette) mettent surtout en évidence ses limites vocales et stylistiques, malgré les efforts méritoires et le très bel accompagnement de David Cerreduela. Le reste du programme de "Naranjas sobre la nieve" est composé de chansons "aflamencadas", quelque soient les références à telle ou telle forme (une Soleá por Bulería, et, comme on pouvait s’ y attendre, force Tangos, Rumbas, et Bulerías - avec cependant pour la première, "El Guruguru", des emprunts aux patrons mélodiques traditionnels de Jerez).
Les mélodies de ces chansons sont au demeurant fort joliment troussées, et bénéficient de l’ efficacité d’ arrangements millimétrés, signés par le pianiste Pedro Ojesto, un orfèvre en la matière. Plutôt que de l’ enregistrement d’ un cantaor, il s’ agit donc plutôt d’ un album de groupe, tant les musiciens qui entourent Israel sont en grande partie responsables de la réalisation du produit final : outre Pedro Ojesto et David Cerreduela, José Miguel Garzón (contrebasse) ; Vicky Losada (basse) ; Cesar Guerrero (trombone) ; Fernando Favier (percussions) ; Raúl Márquez (violon) ; "Ludovico" (guitare électrique) ; et Saúl Quirós et Miguel de la Tolea (choeurs).
Dans ce contexte musical, Israel se montre beaucoup plus à l’ aise, et le disque s’ écoute avec plaisir, à la condition de ne pas y chercher ce qu’ il ne songe audiblement pas à offrir (on peut d’ ailleurs s’ interroger sur la pertinence de la campagne promotionnelle, qui ne pourra que décourager les nombreux amateurs d’ "easy listening" flamenco). En tant que chanteur de groupe, on ne pourra reprocher à Israel que quelques défauts de jeunesse aisément corrigibles, provoqués par un fort tropisme "camaronesque" : le choix de tessitures systématiquement trop élevées, qui rigidifient inutilement ses phrasés, et l’ obligent à forcer sa voix dans le registre aigu (par exemple, la jolie mélodie intitulée "El amor" aurait incontestablement gagné à une interprétation plus en douceur et en nuances, un peu à la manière de Ray Heredía dans "Lo bueno y lo malo").
Les aficionados au cante "pur et dur" passeront donc leur chemin, mais les nostalgiques de Ketama ou de La Barbería del Sur (l’ un n’ étant pas exclusif de l’ autre) auront sans doute grand plaisir à écouter "Naranjas sobre la nieve".
Claude Worms
Galerie sonore
Pitingo : "Silencio" (Fandangos de Huelva)
Pitingo : "A Fernanda de Utrera" (Soleá) / guitare : Juan Habichuela
Israel : "El Guruguru" (Bulerías)
Israel : "Quién" (Tangos)
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